Il ne supportait pas qu’un jour je le dépasse
Juste en restant vivant alors qu’il crèverait.
Il mourut en avril, gémissant et perplexe;
Son regard trahissait une infinie colère;
Toutes les trois minutes il insultait ma mère,
Critiquait le printemps, ricanait sur le sexe.
À la fin, juste avant l’agonie terminale,
Un bref apaisement parcourut sa poitrine;
Il sourit en disant: ‘Je baigne dans mon urine’,
Et puis il s’éteignit avec un léger râle.
FIN DE PARCOURS POSSIBLE
À quoi bon s’agiter? J’aurai vécu quand même,
Et j’aurai observé les nuages et les gens
J’ai peu participé, j’ai tout connu quand même
Surtout l’après-midi, il y a eu des moments.
La configuration des meubles de jardin
Je l’ai très bien connue, à défaut d’innocence;
La grande distribution et les parcours urbains,
Et l’immobile ennui des séjours de vacances.
J’aurai vécu ici, en cette fin de siècle,
Et mon parcours n’a pas toujours été pénible
(Le soleil sur la peau et les brûlures de l’être);
Je veux me reposer dans les herbes impassibles.
Comme elles je suis vieux et très contemporain,
Le printemps me remplit d’insectes et d’illusions
J’aurai vécu comme elles, torturé et serein,
Les dernières années d’une civilisation.
FIN DE SOIRÉE
En fin de soirée, la montée de l’écœurement est un phénomène inévitable. Il y a une espèce de planning de l’horreur. Enfin, je ne sais pas; je pense.
L’expansion du vide intérieur. C’est cela. Un décollage de tout événement possible. Comme si vous étiez suspendu dans le vide, à équidistance de toute action réelle, par des forces magnétiques d’une puissance monstrueuse.
Ainsi suspendu, dans l’incapacité de toute prise concrète sur le monde, la nuit pourra vous sembler longue. Elle le sera, en effet.
Ce sera, pourtant, une nuit protégée; mais vous n’apprécierez pas cette protection. Vous ne l’apprécierez que plus tard, une fois revenu dans la ville, une fois revenu dans le jour, une fois revenu dans le monde.
Vers neuf heures, le monde aura déjà atteint son plein niveau d’activité. Il tournera souplement, avec un ronflement léger. Il vous faudra y prendre part, vous lancer – un peu comme on saute sur le marchepied d’un train qui s’ébranle pour quitter la gare.
Vous n’y parviendrez pas. Une fois de plus, vous attendrez la nuit – qui pourtant, une fois de plus, vous apportera l’épuisement, l’incertitude et l’horreur. Et cela recommencera ainsi, tous les jours, jusqu’à la fin du monde.
Le lobe de mon oreille droite est gonflé de pus et de sang. Assis devant un écureuil de plastique rouge symbolisant l’action humanitaire en faveur des aveugles, je pense au pourrissement prochain de mon corps. Encore une souffrance que je connais mal et qui me reste à découvrir, pratiquement dans son intégralité. Je pense également et symétriquement, quoique de manière plus imprécise, au pourrissement et au déclin de l’Europe.
Attaqué par la maladie, le corps ne croit plus à aucune possibilité d’apaisement. Mains féminines, devenues inutiles. Toujours désirées, cependant.
À l’angle de la FNAC bouillonnait une foule
Très dense et très cruelle,
Un gros chien mastiquait le corps d’un pigeon blanc.
Plus loin, dans la ruelle,
Une vieille clocharde toute ramassée en boule
Recevait sans mot dire le crachat des enfants.
J’étais seul rue de Rennes. Les enseignes électriques
M’orientaient dans des voies vaguement érotiques:
Bonjour c’est Amandine.
Je ne ressentais rien au niveau de la pine.
Quelques loubards glissaient un regard de menace
Sur les nanas friquées et les revues salaces;
Des cadres consommaient; c’est leur fonction unique.
Et tu n’étais pas là. Je t’aime, Véronique.
Il faudrait traverser un univers lyrique
Comme on traverse un corps qu’on a beaucoup aimé
Il faudrait réveiller les puissances opprimées
La soif d’éternité, douteuse et pathétique.
Après-midi de fausse joie,
Et les corps qui se désunissent
Tu n’as plus très envie de moi,
Nos regards ne sont plus complices.
Oh! la séparation, la mort
Dans nos regards entrecroisés
La lente désunion des corps
Ce bel après-midi d’été.
Les petits objets nettoyés
Traduisent un état de non-être.
Dans la cuisine, le cœur broyé,
J’attends que tu veuilles reparaître.
Compagne accroupie dans le lit,
Plus mauvaise part de moi-même,
Nous passons de mauvaises nuits;
Tu me fais peur. Pourtant, je t’aime.
Un samedi après-midi,
Seul dans le bruit du boulevard.
Je parle seul. Qu’est-ce que je dis?
La vie est rare, la vie est rare.
Ce soir, en marchant dans Venise,
J’ai repensé à toi, ma Lise;
J’aurais bien aimé t’épouser
Dans la basilique dorée.
Les gens s’en vont, les gens se quittent
Ils veulent vivre un peu trop vite
Je me sens vieux, mon corps est lourd
Il n’y a rien d’autre que l’amour.
Tres Calle de Sant’Engracia,
Retour dans les parages du vide
Je donnerai mon corps avide
À celle que l’amour gracia.
Au temps des premiers acacias
Un soleil froid, presque livide,
Éclairait faiblement Madrid
Lorsque ma vie se dissocia.
UNE SENSATION DE FROID
Le matin était clair et absolument beau;
Tu voulais préserver ton indépendance.
Je t’attendais en regardant les oiseaux:
Quoi que je fasse, il y aurait la souffrance.
Pourquoi ne pouvons-nous jamais
Jamais
Être aimés?
DIFFÉRENCIATION RUE D’AVRON
Les débris de ta vie s’étalent sur la table:
Un paquet de mouchoirs à demi entamé,
Un peu de désespoir et le double des clés;
Je me souviens que tu étais très désirable.
Le dimanche étendait son voile un peu gluant
Sur les boutiques à frites et les bistrots à nègres;
Pendant quelques minutes nous marchions, presque allègres,
Et puis nous rentrions pour ne plus voir les gens
Et pour nous regarder pendant des heures entières;
Tu dénudais ton corps devant le lavabo,
Ton visage se ridait mais ton corps restait beau,
Tu me disais: ‘Regarde-moi. Je suis entière,
Mes bras sont attachés à mon torse, et la mort
Ne prendra pas mes yeux comme ceux de mon frère,
Tu m’as fait découvrir le sens de la prière,
Regarde-moi. Regarde. Mets tes yeux sur mon corps.’
Vivre sans point d’appui, entouré par le vide
Vivre sans point d’appui, entouré par le vide,
Comme un oiseau de proie sur une mesa blanche;
Mais l’oiseau a ses ailes, sa proie et sa revanche;
Je n’ai rien de tout ça. L’horizon reste fluide.
J’ai connu de ces nuits qui me rendaient au monde,
Où je me réveillais plein d’une vie nouvelle;
Mes artères battaient, je sentais les secondes
S’
égrener puissamment, si douces et si réelles;
C’est fini. Maintenant, je préfère le soir,
Je sens chaque matin monter la lassitude,
J’entre dans la région des grandes solitudes,
Je ne désire plus qu’une paix sans victoire.
Vivre sans point d’appui, entouré par le vide,
La nuit descend sur moi comme une couverture
Mon désir se dissout dans ce contact obscur;
Je traverse la nuit, attentif et lucide.
La lumière a lui sur les eaux
Comme aux tout premiers jours du monde,
Notre existence est un fardeau:
Quand je pense que la Terre est ronde!
Sur la plage il y avait une famille entière,
Autour d’un barbecue ils parlaient de leur viande,
Riaient modérément et ouvraient quelques bières;
Pour atteindre la plage, j’avais longé la lande.
Le soir descend sur les varechs,
La mer bruit comme un animal;
Notre cœur est beaucoup trop sec,
Nous n’avons plus de goût au mal.
J’ai vraiment l’impression que ces gens se connaissent,
Car des sons modulés s’échappent de leur groupe.
J’aimerais me sentir membre de leur espèce;
Brouillage accentué, puis le contact se coupe.
Chevauchement mou des collines;
Au loin, le ronron d’un tracteur.
On a fait du feu dans les ruines;
La vie est peut-être une erreur.
Je survis de plus en plus mal
Au milieu de ces organismes
Qui rient et portent des sandales,
Ce sont de petits mécanismes.
Que la vie est organisée
Dans ces familles de province!
Une existence amenuisée,
Des joies racornies et très minces,
Une cuisine bien lavée;
Ah! Cette obsession des cuisines!
Un discours creux et laminé;
Les opinions de la voisine.
Dans le train direct pour Dourdan
Une jeune fille fait des mots fléchés
Je ne peux pas l’en empêcher,
C’est une occupation du temps.
Comme des blocs en plein espace
Les salariés bougent rapidement
Comme des blocs indépendants,
Ils trouent l’air sans laisser de trace
Puis le train glisse entre les rails,
Dépassant les premières banlieues
Il n’y a plus de temps ni de lieu;
Les salariés quittent leur travail.
Dans le métro à peu près vide
Rempli de gens semi-gazeux
Je m’amuse à des jeux stupides,
Mais potentiellement dangereux.
Frappé par l’intuition soudaine
D’une liberté sans conséquence
Je traverse les stations sereines
Sans songer aux correspondances.
Je me réveille à Montparnasse
Tout près d’un sauna naturiste,
Le monde entier reprend sa place;
Je me sens bizarrement triste.
La respiration des rondelles
Et les papillons carnassiers
Dans la nuit un léger bruit d’ailes,
La pièce est couverte d’acier.
Je n’oublie pas les gestes secs
De ce double mou et furtif
Qui glissait d’échec en échec
En dépliant son corps craintif.
La respiration des termites
S’accomplit sans aucun effort
Une tension vient de la bite,
S’affaiblit en gagnant le corps.
Quand la présence digestive
Emplit le champ de la conscience
S’installe une autre vie, passive,
Dans la douceur et la décence.
L’appartenance de mon corps
À un matelas de deux mètres
Et je ris de plus en plus fort;
Il y a différents paramètres.
La joie, un moment, a eu lieu,
Il y a eu un moment de trêve
Où j’étais dans le corps de Dieu;
Mais, depuis, les années sont brèves.
La lampe explose au ralenti
Dans le crépuscule des corps,
Je vois son filament noirci:
Où est la vie? Où est la mort?
Les antennes de télévision
Comme des insectes réceptifs
S’accrochent à la peau des captifs;
Les captifs rentrent à la maison.
Si j’avais envie d’être heureux
J’apprendrais les danses de salon
Ou j’achèterais un ballon,
Comme ces autistes merveilleux
Qui survivent jusqu’à soixante ans
Entourés de jouets en plastique
Ils éprouvent des joies authentiques,
Ils ne sentent plus passer le temps.
Romantisme de télévision,
Sexe charité et vie sociale
Effet de réel intégral
Et triomphe de la confusion.
L’exercice de la réflexion,
L’habitude de la compassion
La saveur rancie de la haine
Et les infusions de verveine.
Dans la résidence Arcadie,
Les chaises inutiles et la vie
Qui se brise entre les piliers
Comme une rivière à noyés.
La chair des morts est tuméfiée,
Livide sous le ciel vitrifié
La rivière traverse la ville
Regards éteints, regards hostiles.
La brume entourait la montagne
Et j’étais près du radiateur,
La pluie tombait dans la douceur
(Je sens que la nausée me gagne).
L’orage éclairait, invisible,
Un décor de monde extérieur
Où régnaient la faim et la peur,
J’aurais aimé être impassible.
Des mendiants glissaient sur la route
Comme des insectes affamés
Aux mandibules mal refermées,
Des mendiants recouvraient la route.
Le jour lentement décroissait
Dans un gris bleu de mauvais rêve;
Il n’y aurait plus jamais de trêve;
Lentement, le jour s’en allait.
Je flottais au-dessus du fleuve
Près des carnivores italiens
Dans le matin l’herbe était neuve,
Je me dirigeais vers le bien.
Le sang des petits mammifères
Est nécessaire à l’équilibre,
Leurs ossements et leurs viscères
Sont la condition d’une vie libre.
On les retrouve sous les herbes,
Il suffit de gratter la peau
La végétation est superbe,
Elle a la puissance du tombeau.
Je flottais parmi les nuages,
Absolument désespéré
Entre le ciel et le carnage,
Entre l’abject et l’éthéré.
Un moment de pure innocence,
L’absurdité des kangourous
Ce soir je n’ai pas eu de chance,
Je suis cerné par les gourous.
Ils voudraient me vendre leur mort
Comme un sédatif dépassé
Ils ont une vision du corps,
Leur corps est souvent ramassé.
Le végétal est déprimant
À proliférer sans arrêt
Dans la prairie, le ver luisant
Brille une nuit, puis disparaît.
Les multiples sens de la vie
Qu’on imagine pour se calmer
S’agitent un peu, puis c’est fini;
Le canard a des pieds palmés.
Les corps empilé
s sur le sable,
Sous la lumière inexorable,
Peu à peu se changent en matière;
Le soleil fissure les pierres.
Les vagues lentement palpitent
Sous le soleil inévitable
Et quelques cormorans habitent
Le ciel de leur cri lamentable.
Les jours de la vie sont pareils
À des limonades éventées
Jours de la vie sous le soleil,
Jours de la vie en plein été.
La peau est un objet limite,
Ce n’est presque pas un objet
Dans la nuit les cadavres habitent,
Dans le corps habite un regret.
Le cœur diffuse un battement
Jusqu’à l’intérieur du visage
Sous nos ongles il y a du sang,
Dans nos corps un mouvement s’engage;
Le sang surchargé de toxines
Circule dans les capillaires
Il transporte la substance divine,
Le sang s’arrête et tout s’éclaire.
Un moment d’absolue conscience
Traverse le corps douloureux.
Moment de joie, de pure présence:
Le monde apparaît à nos yeux.
Il est temps de faire une pause
Avant de recouvrir la lampe.
Dans le jardin, l’agonie rampe;
La mort est bleue dans la nuit rose.
Le programme était défini
Pour les trois semaines à venir;
D’abord mon corps devait pourrir,
Puis s’écraser sur l’infini.
L’infini est à l’intérieur,
J’imagine les molécules
Et leurs mouvements ridicules
Dans le cadavre appréciateur.
LISEZ LA PRESSE BELGE!
Les morts sont habillés en bleu
Et les Bleus habillés en morts
Toujours un endroit où il pleut,
Pas de vie au-delà des corps.
Tuer des êtres humains par jeu?
Retrouver le sens du remords?
Unreconciled Page 8