— J’ai les miennes, avait-il dit.
Et il avait soulevé la longue pince qu’il avait ramassée dans une tranchée allemande tombée aux mains des Alliés à Romagne.
Eberhard était parti avec la patrouille. La tâche était décourageante : cette ligne de front consistait en six à huit rangées de fils barbelés entrecroisés formant une bande d’environ cinq mètres de large. Le fil utilisé était épais et dur.
Un barrage de fumée avait été utilisé pour dissimuler les soldats à la vue des artilleurs allemands retranchés à moins de dix mètres. La patrouille avait coupé cinq clôtures et travaillait à sectionner la sixième lorsqu’un vent soudain s’était levé, dissipant la fumée. Six hommes tombèrent aussitôt sous une explosion de tirs. Eberhard et les autres survivants se mirent à l’abri pour riposter. Le lieutenant leur fit signe de ramper à travers la mince ouverture qu’ils avaient dégagée dans la sixième rangée de barbelés. Lorsqu’ils furent assez près de la tranchée allemande, le lieutenant regarda Eberhard en levant le doigt pour lui signifier qu’il avait entendu quelque chose. Un soldat allemand leur ordonna alors de ne pas tirer.
— Wir sind es4 ! lança Eberhard en allemand.
Il y eut un silence, puis ils bondirent dans la tranchée ennemie.
Eberhard tua un artilleur d’une balle dans la tête et en tua un autre d’une balle dans la gorge. Cela n’avait duré que quelques minutes. Le lieutenant avait été le seul à avoir été blessé, ayant écopé d’une balle à l’épaule et d’une autre dans la jambe gauche.
Il se tourne sur le côté, content d’être sur un lit qui fait face à la toile de la tente et non au lit d’un blessé. Cette nuit, il a rêvé qu’il voyait son oncle Raymond, ici, à son chevet : il portait un uniforme et il s’était laissé pousser la moustache ; il lui parlait, mais il ne se rappelle pas ce qu’il disait. Il n’a aucune idée de l’endroit où se trouve son oncle, et les rares fois où il a été tenté de poser la question à son commandant, il s’est souvenu des propos de sa mère et s’est abstenu. Il est désormais sûr que l’oncle Raymond n’est pas simple soldat, mais qu’il a rejoint les rangs supérieurs de l’armée britannique et qu’il agit dans l’ombre.
Le délire de la nuit précédente lui manque presque. Quand on se sent faible, avoir les idées claires n’engendre que l’ennui, qui, à son tour, provoque le ressassement. Réfléchir était pourtant une chose qu’il aimait faire, autrefois : cela l’aidait à comprendre ses expériences lointaines ou immédiates. À présent, il ne veut plus penser à rien, mais il est bien impuissant face au pouvoir de sa mémoire.
*
* *
Le premier homme qu’il avait tué, c’était pendant l’attaque-surprise des lignes allemandes à Château-Thierry. Après avoir franchi un barrage mouvant de tirs d’artillerie, ils avaient gagné le sommet, puis pénétré le front ennemi. Le soldat allemand qui avait surgi en face de lui était trop près pour qu’Eberhard puisse tirer. Il s’était donc servi de sa baïonnette et l’avait frappé au ventre, puis au cœur. Le soldat s’était écroulé, mais il avait mis longtemps à mourir. Par la suite, Eberhard avait essayé de toujours utiliser son pistolet ou son fusil. Il reléguait dans un endroit secret de son esprit tout ce en quoi il avait cru auparavant. Il était là pour tuer. Mais il y avait aussi autre chose : il devait survivre à cette guerre, et rien n’entraverait son chemin s’il pouvait l’empêcher. Il tua peu après deux artilleurs allemands plus facilement qu’il n’aurait abattu un cerf.
On lui a confié de nombreuses responsabilités depuis mai. Il a servi le canon, participé à des patrouilles, les poches pleines de grenades, et même fait office de médecin. Il a réparé des harnais, des roues de wagon et creusé de nouvelles tranchées. S’il a miraculeusement échappé aux gaz, il a prodigué des soins à ceux qui n’avaient pas eu cette chance. Il a vu leurs yeux purulents et aveuglés ; ils les a vus étouffer pendant que leur gorge enflait. Il a vu le corps humain décimé de toutes les façons possibles : par les balles, par le feu, par les gaz, par la lame et par l’explosion. Il peut maintenant marcher au milieu de l’odeur pestilentielle des cadavres en décomposition sans se couvrir le nez. Il craint souvent de perdre l’odorat, de ne plus reconnaître le parfum d’une forêt de pins ni l’odeur des feuilles d’automne quand il rentrera chez lui. Les morts ne sont jamais bien loin. Ici, dirait-il à Mme O’Flaherty, les morts sont toujours présents. Il n’existe pas de passé pour eux, ni pour les troupes qui sont en vie et qui doivent voir des morts chaque jour. Il s’est tapi dans des tranchées aux parois incrustées de crânes datant des trois dernières années. Des membres dépassent de la boue et du sol comme s’ils attendaient qu’on les rassemble. Toujours les morts sont avec eux et leur rappellent qu’en temps de guerre entretenir une croyance dans l’avenir est un luxe.
Étrangement, la mort des chevaux et des mules le tourmente encore. À la différence des soldats, les animaux ne peuvent pas se mettre à l’abri, ils sont directement atteints par les obus, ou bien ils se retrouvent ciblés par des tirs de mitrailleuses. Les hurlements de ces bêtes l’ébranlent et lui font monter les larmes aux yeux. Parfois, quand cela n’est pas trop dangereux, il marche au milieu de ce carnage et tire sur les mules ou les chevaux mortellement blessés, mais encore en vie. Leurs souffrances se gravent en lettres de feu dans sa mémoire. Il entendra les hurlements des chevaux pendant le restant de ses jours. La seule chose qui soit pire, c’est le bruit que font les blessés dans le no man’s land, ces hommes auprès desquels on ne peut aller et qui hurlent de douleur toute la nuit.
Il est désormais évident, même pour les soldats des tranchées, que l’armée allemande est plus démoralisée que celle des Alliés : chez l’ennemi, le nombre de déserteurs est monté en flèche et plus de soldats encore se sont constitués prisonniers, las de se battre et prêts à tout pour avoir de quoi manger. Certains sont même ravis d’être capturés par les Américains.
— Je veux devenir citoyen des États-Unis.
Voilà ce qu’un jeune soldat allemand a récemment dit à Eberhard.
Il tâtonne les côtés de son lit, à la recherche de son havresac. À l’intérieur se trouve une lettre de sa mère qu’il a déjà lue. Jusqu’à présent, il n’a reçu d’elle qu’une seule lettre, non parce qu’elle n’en a pas écrit d’autres, mais parce que seule celle-ci a survécu au chaos qui règne dans les communications. Elle lui donne des nouvelles de la ferme et des succès de Frank, même si leur père est toujours mécontent qu’il ait été obligé d’adopter le nom de Červenka. Mika Two Knives et deux autres hommes de Fox Lake se sont engagés dans l’armée, mais elle ignore dans quelle division. Sa lettre était censée être gaie et pleine de nouvelles ; et en apparence elle l’est. Cependant, il lit entre les lignes, il lit la blessure qu’il leur a infligée à tous les deux. Lui n’a rédigé que de courtes lettres, surtout pour leur faire savoir qu’il était en vie. Il leur raconte des anecdotes sur les vicissitudes de sa condition de soldat. Il aimerait écrire quelques vérités sur son expérience, mais de telles lettres ne passeraient pas l’épreuve de la censure. Et puis il revoit encore la terreur sur le visage de sa sœur lorsqu’il a reçu la bouteille en pleine poitrine le jour de son anniversaire.
Ici au moins, il est parmi d’autres soldats américains d’origine allemande, aux noms allemands. Il s’est aussi battu au côté d’Italiens et de juifs de New York, qui parlent l’italien et le yiddish en plus de l’anglais. Il s’est battu au côté de Polonais si fraîchement arrivés que leur anglais était marqué du lourd accent de leur langue natale. Il y a des Tchèques, des Slovaques, des Norvégiens, des Suédois et tant d’autres qui sont à peine des Américains de la première génération. Il y a des Mexicains de Californie, du Texas, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Il y a des Indiens, comme Mika Two Knives. À Château-Thierry, il s’est battu au côté de deux Indiens Winnebagos venus du sud du Wisconsin : un père et son fils, dont le nom de famille était Dobson. Le père était dans le 127e régiment et le fils, dans le 128e. C’est le fils
qui a été tué en premier. Jurant de se venger, le père est allé de l’autre côté de la ligne de front et a réussi à tuer quatre soldats allemands avant d’être criblé de balles.
Ce qu’il ne peut écrire, c’est cette question : les Américains le considéreront-ils toujours comme allemand une fois qu’il sera rentré et qu’il aura tombé l’uniforme ?
Afin d’essayer de trouver le sommeil, il se tourne et s’allonge sur le dos. Avoir la grippe ne le fera pas rapatrier. Au bout de quelques jours de repos supplémentaires, il sera renvoyé au 128e régiment, ce qui lui convient très bien – d’autant qu’il a quelque chose à faire en Allemagne.
Mais pour cela, il faut d’abord que la guerre se termine.
*
* *
Cette année, la première chute de neige survient plus tôt : au matin du 12 novembre, le paysage entier est recouvert d’une épaisse couche blanche. Mais il serait prématuré d’y voir un présage ou un bienfait.
Ce soir-là, le père Boland leur rend visite et leur apporte un télégramme. Ils restent quelques minutes dans le salon en silence, les yeux rivés sur le télégramme. Albert finit par l’ouvrir.
— La guerre est finie, dit-il. Eberhard est encore en vie et Raymond aussi.
Hilda et Magdalena se précipitent dehors et dansent dans la neige, qui vole sous leurs pieds comme de la poussière magique, tandis que les hommes les regardent depuis la galerie. Eux aussi sont transportés de joie par la bonne nouvelle. Magdalena fait virevolter sa fille en la tenant par les bras. Toutes ses peurs étaient infondées. D’une manière ou d’une autre, elle avait perdu ses capacités à deviner l’inconnu, à moins qu’elle n’ait pressenti la destinée d’une personne qu’elle ne connaissait pas.
Le père Boland passe la nuit chez eux et les quitte de bonne heure le lendemain matin afin de retourner en ville. Il est chargé d’expédier un télégramme à Frank.
Des lettres de Raymond et d’Eberhard arrivent simultanément une semaine plus tard. Eberhard va rester encore quelques mois en tant que membre des forces expéditionnaires alliées occupant la Rhénanie ; quant à Raymond, son retour est différé, mais il n’explique pas pourquoi. Si Magdalena et Albert sont déçus à l’idée qu’Eberhard et Raymond ne seront pas avec eux pour Noël, rien ne peut ternir leur joie, maintenant qu’ils savent que leur famille a survécu au conflit.
Dans sa lettre Eberhard a écrit : « J’espère que je ne rentrerai pas tout seul. »
Ils s’interrogent longuement sur le sens mystérieux de cette phrase, jusqu’à ce qu’Albert finisse par comprendre :
— Il espère, je parie, que Raymond sera sur le même bateau que lui quand il rentrera. Voilà ce qu’il veut dire.
*
* *
Eberhard met trois jours à réunir discrètement tout ce dont il a besoin. Il n’ignore pas que, s’il est pris, il risque un sévère châtiment pour avoir fraternisé avec les Allemands des environs. Chaque matin, après les exercices d’entraînement et les manœuvres, et avant de rejoindre le poste qu’on lui a assigné, il s’éclipse pour retrouver un vendeur au marché noir qui profite de l’occupation du territoire par les forces alliées. Le premier jour, Eberhard lui achète un manteau en laine et un bonnet d’hiver, tous les deux d’occasion. Le deuxième jour, un pantalon en laine et une paire de gants. Le troisième jour, il échange une partie de ses devises américaines contre des marks et des pfennigs. Il enveloppe l’argent à l’intérieur des vêtements et cache son ballot dans la maison en pierre où il est cantonné, aux abords de Coblence : dans la chambre qu’il partage avec quatre autres soldats, il a choisi le lit situé dans le coin à droite parce qu’il s’y trouve une niche dans le mur, légèrement au-dessus du parquet.
Au soir du troisième jour, il va trouver le simple soldat chargé de garder le nouvel attelage dans une écurie située au bout de la rue pour l’inviter à boire et à jouer aux cartes. Leur soirée s’achève tard et Eberhard regagne sa chambre comme si de rien n’était. À trois heures du matin, il se lève et retourne à l’écurie. Comme prévu, le soldat est étendu ivre mort. Il vole un cheval, une selle et une paire de sacoches.
Il se trouve désormais à vingt milles de Coblence. Ce mois de janvier est glacial. Eberhard pénètre dans un bois afin de se changer. Il abandonne les hauts-de-chausses et les molletières de son uniforme sous un tas de feuilles mortes, mais garde sa veste militaire, qu’il fourre dans une sacoche. L’autre sacoche est remplie de conserves censées lui durer le temps nécessaire pour parcourir les deux cent cinquante milles qui le séparent d’Augsbourg. Il regarde le cheval s’abreuver entre deux plaques de glace brisée à la surface d’un petit ruisseau. C’est un grand cheval bai, musclé et en excellente condition. Une monture d’officier.
Il évalue une nouvelle fois le temps qu’il va mettre. Quand ils s’avançaient vers le Rhin, ils marchaient vingt milles par jour. Sur un bon cheval, il peut doubler cette vitesse au petit galop, peut-être même la tripler s’il reste à l’écart des routes et qu’il ne ménage pas sa monture. Il sort une carte que lui a donnée le vieillard auquel il a acheté ses vêtements. Elle date d’avant la guerre ; elle est donc caduque, mais les routes n’ont sans doute guère changé. Si tout se passe bien, il sera à Augsbourg dans quatre jours. Il remet la carte dans la sacoche et monte en selle, puis s’éloigne du ruisseau. À cette heure-ci, les autres doivent avoir découvert qu’il était parti. Mais ils ne savent pas où : il n’a jamais dit à personne qu’il avait de la famille en Allemagne, pas même à son commandant.
Ce soir-là, tandis qu’il approche de Bingen, il se risque à aller en ville, même s’il ne peut parler anglais et redoute que son allemand soit maintenant teinté d’un accent américain. Mais il a besoin d’entendre le dialecte local. Persuadé que les Allemands qui ont le plus souffert étaient ceux d’Alsace, il n’est pas préparé à la vision qui l’attend. Chacun des passants qu’il croise dans la rue a l’air épuisé et décharné. Même les enfants sont pâles et n’ont que la peau sur les os. Dans la petite boutique où il entre, les étagères sont vides.
— Est-ce que vous avez du porc ?
La femme derrière le comptoir secoue la tête.
— Pas de porc.
— Du bœuf ?
— Pas de bœuf.
— Du poulet ?
— Pas de poulet. Pas de viande.
Elle pose un petit sac de pommes de terre sur le comptoir. Il sort son argent et tente d’engager la conversation. Cette femme n’est pas beaucoup plus âgée que lui, et pourtant on lui donnerait bien plus. Elle a les joues creuses et ses yeux sont cernés de rouge. Elle porte une alliance. Une veuve, soupçonne-t-il, une veuve de guerre parmi tant d’autres.
— Est-ce que vous avez du fromage ? J’aimerais en rapporter chez moi pour faire une surprise à mes parents.
— Rapportez-leur votre petite personne. Comme surprise, ça suffira.
Cette conversation brève a été néanmoins rassurante : la femme l’a pris pour un de ces soldats allemands qui rentrent chez eux.
*
* *
Un jour et demi plus tard, Raymond s’arrête à Coblence. Il a appris par ses agents de liaison américains que la division d’Eberhard y était stationnée. Il arrive de Berlin et s’apprête à rentrer en Angleterre. Il est épuisé. Il a fait une partie du trajet dans un wagon de marchandises, puis effectué le restant du parcours sur un cheval famélique. Il espère qu’en quittant la ville il trouvera un automobiliste qui acceptera de le conduire en France.
Raymond a envoyé un rapport à Kell sur ce qu’il a vu, ce qu’il sait. Berlin est plongé dans le chaos. Aujourd’hui, afin d’éviter les manifestants d’extrême gauche et les ouvriers en grève, il n’a pas trouvé mieux que de se réfugier dans une impasse du quartier industriel de l’ouest de la ville. Au premier bruit de coups de fusil, il s’est caché derrière une pile de briques. De là, il a vu le Freikorps, groupe de combattants civils d’extrême droite, arrêter des communistes ou socialistes présumés et autres civils suspects, puis les plaq
uer au mur de l’immeuble d’en face et les fusiller. Il est resté tout tremblant derrière la pile de briques jusqu’au départ du groupe, les tirs de mitrailleuses résonnant encore dans ses oreilles. Puis, quand il a été certain de ne rien risquer, il a longé en courant, pour ne pas les voir, les cadavres étendus au pied de l’immeuble. Il n’avait qu’une hâte : récupérer ses affaires et trouver un moyen de transport lui permettant de quitter la ville.
« Je crains, écrit-il à Kell, que ce ne soit pas des communistes qu’il faille s’inquiéter, mais plutôt de la montée de l’extrême droite, aux mains du Freikorps. Leurs détachements rôdent dans tout le pays, et surtout en Bavière. »
Il réserve une chambre dans une des auberges locales non occupées par les troupes américaines, puis il se baigne, se rase et se change pour se glisser dans la peau d’Alan Davies, attaché à l’ambassade britannique. Le lendemain, il se rend au siège provisoire du quartier général des forces alliées et rencontre le major Jensen. Il lui explique qu’il est en route pour Cologne, où il doit rejoindre le haut commandement britannique, et tout en exprimant son admiration pour les forces alliées, il demande à Jensen comment ses hommes se débrouillent dans leur rôle d’occupants.
— Dans l’ensemble, ils s’en sortent bien, si l’on considère que ces soldats veulent à présent rentrer chez eux, répond Jensen. Le moral n’est pas aussi haut qu’on le souhaiterait, mais c’est compréhensible. Ils veulent retrouver leur existence d’autrefois. Sans compter qu’on a eu un incident au sein du 128e régiment. L’un de ses membres a déserté il y a deux jours.
— Déserté ? Alors que tout est fini ?
— Je sais. La seule hypothèse plausible, c’est qu’il ne pouvait pas attendre encore trois mois pour retourner aux États-Unis. Nous supposons qu’il va traverser la France pour s’embarquer sur l’Atlantique. Il a volé un cheval, donc il n’est pas à pied. Nous avons lancé l’alerte dans tous les ports, y compris en Angleterre.
Bohemian Flats Page 34