Le train filait ; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus mélancoliques encore à regarder qu’aux jours poignants de la guerre… Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes peupliers à la cime penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, dans la campagne, à d’étranges processions de pénitents bleus, mes fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des verdures robustes ; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant… Il faisait nuit quand j’arrivai à Saint-Michel. J’aimais mieux cela. Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces braves gens qui m’avaient vu enfant, cela m’eût été pénible… Il me semblait qu’il y avait sur moi tant de hontes, qu’ils se seraient détournés avec horreur, comme d’un chien galeux… Je hâtai le pas, relevant le collet de mon pardessus… L’épicière, qu’on appelait Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu’elles ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée… Heureusement qu’une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles de ces femmes… Le presbytère… la maison des sœurs… l’église… le Prieuré !… À cette heure, le Prieuré n’était rien qu’une masse noire, énorme, dans le ciel… Et pourtant, le cœur me manqua… Je dus m’appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine… À quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s’enflait, colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants…
Marie et Félix m’attendaient… Marie, plus vieille, plus ridée ; Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage…
– Ah ! monsieur Jean ! monsieur Jean !
Et, tout de suite, Marie, s’emparant de ma valise :
– Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean !… Je vous ai fait une soupe, comme vous l’aimiez, et puis j’ai mis un bon poulet à la broche.
– Merci ! dis-je… Je ne dînerai pas.
J’aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées… Eh bien, ma voix était dure, cassante. J’avais prononcé : « Je ne dînerai pas », sur un ton de menace. Ils m’examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter :
– Ah ! monsieur Jean !… Comme il y a longtemps !… Ah ! monsieur Jean !… Comme vous êtes beau garçon !…
Alors Marie, pensant qu’elle m’intéresserait, commença de me débiter les nouvelles du pays.
– Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela !… Le nouveau ne prend point ici ; c’est trop jeune, ça veut faire du zèle… Baptiste a été tué par un arbre…
Je l’interrompis :
– Bien, bien, Marie… Vous me conterez tout cela demain…
Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda :
– Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean ?
– Comme vous voudrez !
Et, la porte refermée, je m’abattis dans un fauteuil, et longtemps, longtemps, je sanglotai.
Le lendemain je me levai dès l’aube… Le Prieuré n’avait pas changé ; il y avait seulement un peu plus d’herbes dans les allées, de mousse sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers vénérables ; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, l’étude abandonnée ; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs de pierre pareils à de vieilles tombes… Dans le potager, Félix binait une plate-bande… Ah ! comme il était cassé, le pauvre homme !
Il me montra une épine blanche, et me dit :
– C’est là que vous veniez avec défunt vot’ pauv’ père, pour guetter le merle… Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean ?
– Oui, oui, Félix.
– Et pis la grive, itou, dame !
– Oui, oui, Félix…
Je m’éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui pensait mourir au Prieuré, et que j’allais chasser, et qui s’en irait où ?… Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais… Et j’allais le chasser !… Ah ! comment ai-je fait cela ?
Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise avec une agitation inaccoutumée.
– Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin… Faut que j’en aie le cœur net… C’est-y vrai que vous vendez le Prieuré ?…
– Oui, Marie.
La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux mains sur la table, elle répéta :
– Vous vendez le Prieuré ?
– Oui, Marie.
– Le Prieuré où toute votre famille est née… Le Prieuré où votre père et votre mère sont morts ?… Le Prieuré, Seigneur Jésus !
– Oui, Marie.
Elle se recula comme effrayée :
– Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean ?
Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m’adressa plus la parole.
Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je repartais… De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à peine. C’était fini, bien fini !… Des dettes écrasantes, des dettes ignobles, et rien !… Ah ! si le train avait pu m’emporter loin, toujours plus loin, n’arriver jamais ! C’est à Paris que je m’aperçus seulement que je n’avais pas été m’agenouiller sur les tombes de mon père et de ma mère.
Juliette me reçut tendrement. Elle m’embrassait avec passion.
– Ah ! mon chéri, mon chéri !… J’ai cru que tu ne reviendrais plus !… Cinq jours ! pense donc ! D’abord, si tu refais encore des voyages, je veux aller avec toi…
Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me donnaient tant de confiance, et puis ce que j’avais de gros sur le cœur me semblait si lourd à porter, que je n’hésitai pas à lui tout avouer. Je la pris dans mes bras et l’assis sur mes genoux.
– Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien… Je suis perdu, ruiné… ruiné, tu entends : ruiné !… Nous n’avons plus que quatre mille francs !…
– Pauvre mignon ! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, pauvre mignon !
J’éclatai en sanglots, et je m’écriai :
– Tu comprends qu’il faut que je te quitte… Et j’en mourrai !
– Allons, tu es fou de parler ainsi… Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans toi, mon chéri ?… Voyons, ne pleure pas, ne te désole pas…
Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant plus douce :
– D’abord nous avons quatre mille francs… nous pouvons vivre quatre mois avec cela… Pendant ces quatre mois, tu travailleras… Voyons, en quatre mois, si tu n’as pas le temps de faire un beau livre !… Mais ne pleure plus… parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros secret… un gros, gros, gros secret… Sais-tu ce qu’elle fait, ta petite femme qui se doutait bien un peu de cela ?… le sais-tu ?… Eh bien ! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons d’équitation… et, l’année prochaine, comme elle sera très forte, Franconi l’engagera… Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute école ?… Deux mille, trois mille francs par mois… Ainsi, tu vois qu’il n’y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon !
Toutes les déraisons, toutes les folies m’étaient bonnes. Je m’y accrochais désespérément, comme le marin perdu s’accroche aux épaves incertaines que la vague pousse. Pourvu qu’elles me soutinssent un instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, vers quelles profondeurs plus noires, elles m’entraîneraient. Je conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, qui le délivreront de la mort. Je me lai
ssai bercer par le joli ronron des paroles de Juliette !… Des résolutions de travail héroïque me venaient à l’esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés… J’entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres ; des théâtres où des messieurs graves et maquillés s’avançaient, lançant mon nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé par l’émotion, je m’endormis…
Nous finissons de dîner… Juliette a été plus tendre encore qu’au moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois : qu’y a-t-il donc derrière ce front où des nuages passent ? Malgré ses protestations, est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses ?…
– Que c’est donc ennuyeux, mon chéri ! dit-elle… Il faut que je sorte.
– Comment, il faut que tu sortes ?… Maintenant ?
– Mais oui, figure-toi… Cette pauvre Gabrielle est très malade… Elle est seule… j’ai promis d’aller la voir. Oh ! je ne serai pas longtemps… Une heure à peine…
Juliette parle très naturellement… Et je ne sais pas pourquoi, je pense qu’elle ment, qu’elle ne va pas chez Gabrielle… et je suis mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux… Je lui dis :
– Ne pourrais-tu attendre demain ?
– Oh ! c’est impossible !… Tu comprends, j’ai promis !
– Je t’en prie !… demain…
– C’est impossible !… Cette pauvre Gabrielle !
– Eh bien !… Je vais avec toi… Je resterai à la porte, je t’attendrai !
Sournoisement, je l’examine… Son visage n’a pas frémi… Non, en vérité, elle n’a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec douceur :
– Ça n’est pas raisonnable !… Tu es fatigué, mon chéri… Couche-toi !
Déjà j’ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, derrière la portière retombée… Juliette est dans son cabinet de toilette… Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où danse le reflet rouge d’une bouteille de vin, je réfléchis que, dans ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, louches, des femmes qui avaient l’air de chiennes, flairant des ordures… J’ai demandé à Juliette : « Qui sont ces femmes ? » Juliette m’a répondu, une fois : « C’est la corsetière », une autre fois : « C’est la brodeuse… » Et je l’ai cru !… Un jour, sur le tapis, j’ai ramassé une carte de visite qui traînait… Madame Rabineau, 114, rue de Sèze… « Qui ça, Mme Rabineau ? » Juliette m’a répondu : « Ce n’est rien, donne… » Et elle a déchiré la carte… Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir !… Je me souviens de tout cela… Ah ! comment n’ai-je pas compris ?… Comment ne leur ai-je pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine ?… Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs !… Juliette est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre… avec une voilette épaisse qui lui cache la figure… L’ombre de sa main court sur la nappe, elle s’allonge, s’élargit, se rétrécit, disparaît et revient… Toujours je verrai cette ombre diabolique, toujours !…
– Embrasse-moi bien, mon chéri.
– Ne sors pas, Juliette ; ne sors pas, je t’en conjure.
– Embrasse-moi… bien fort… plus fort encore…
Elle est triste… À travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue l’humidité d’une larme.
– Pourquoi pleures-tu, Juliette ?… Juliette, par pitié, reste près de moi !
– Embrasse-moi… Je t’adore, mon Jean… Je t’adore !…
Elle est partie… Des portes s’ouvrent, se referment… Elle est partie… Dehors, j’entends le bruit d’une voiture qui roule… Le bruit s’éloigne, s’éloigne et meurt… Elle est partie !…
Et me voilà dans la rue, moi aussi… Un fiacre passe.
– 114, rue de Sèze !
Ah ! ma résolution a été vite prise… J’ai réfléchi que j’avais le temps d’arriver avant elle… Elle a bien compris que je n’étais pas dupe de la maladie de Gabrielle… Ma tristesse, mon insistance lui ont sans doute inspiré la crainte d’être espionnée, suivie, et vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas… Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à coup, comme la foudre ?… Pourquoi cela, et pas autre chose ? J’espère encore que mes pressentiments m’ont trompé, que Mme Rabineau « ce n’est rien », que Gabrielle est malade…
Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons ; une porte étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches ; une façade sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière… C’est là !… C’est là qu’elle va venir, qu’elle est venue peut-être !… Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le feu à cette maison ; je voudrais, dans une flambée infernale, faire hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là… Tout à l’heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant… Pourquoi ne lui ai-je pas craché à la figure ?… Un vieillard est descendu de son coupé… Il a passé près de moi, s’ébrouant, soufflant, soutenu aux aisselles par son valet de chambre… Ses jambes tremblantes ne pouvaient le porter ; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une flamme de débauche sanguinaire… Pourquoi n’ai-je pas balafré la face hideuse de ce vieux faune ataxique ?… Il attend peut-être Juliette !… La porte d’enfer s’est refermée sur lui… et, un instant, mes yeux ont plongé dans le gouffre… Je croyais voir des flammes rouges, de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d’êtres affreusement emmêlés… Non, c’est un couloir triste, désert, éclairé par la clarté pâle d’une lampe, puis au fond quelque chose de noir, comme un trou d’ombre, où l’on sent grouiller des choses impures… Et les voitures s’arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, dans cette sentine de l’amour… Une petite fille, de dix ans à peine, me poursuit : « Les belles violettes !… les belles violettes ! » Je lui donne une pièce d’or : « Va-t’en, petite, va-t’en !… Ne reste pas là. Ils te prendraient !… » Mon cerveau s’exalte, j’éprouve au cœur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, le déchirent, s’acharnent… Des désirs de meurtre s’allument en moi et mettent dans mes bras les gestes de tuer… Ah ! me précipiter, le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps d’ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits… Et à la porte de la maison infâme, ainsi qu’une chouette aux portes des granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles pendantes !… Un fiacre s’est arrêté : une femme en sort ; j’ai reconnu le chapeau, la voilette, la robe.
– Juliette !
En me voyant, elle pousse un cri… Mais elle se remet vite… Ses yeux me bravent :
– Laisse-moi, crie-t-elle… que fais-tu là ?… Laisse-moi !
Je lui broie les poignets, et d’une voix qui s’étrangle, qui râle :
– Écoute-moi… Si tu fais un pas, si tu dis un mot… je te renverse sur le trottoir et je t’écrase la tête sous le talon de mes souliers.
– Laisse-moi !
Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, furieux, je laboure son front, ses joues, d’où le sang jaillit.
– Jean ! oh ! Jean !… Pitié, je t’en prie !… Jean, grâce ! grâce !… Sois bon !… Tu me tues…
Je la conduis brutalement vers la voiture… et nous rentrons… Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote… Que vais-je faire ?… Je n’en sais rien… En vérité, je n’en sais rien… Je ne me demande rien, je ne pense à rien… Il me semble qu’une montagne de rochers s’est abattue sur moi… J’ai cette sensation de blocs lourds sous lesquels mon crâne s’est aplati, ma chair s’est
écrasée… Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards fuient-ils dans le ciel ? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans des clartés subites ?… Pourquoi une chose, affaissée près de moi, pleure-t-elle ?… Pourquoi ? Je l’ignore…
Chapitre 7
Je vais la tuer… Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée… Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche… Je marche haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice… Je vais la tuer !… De temps en temps, je m’arrête près de la porte et j’écoute… Elle pleure… Et, tout à l’heure, j’entrerai… J’entrerai et je l’arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, je m’acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les angles de marbre de la cheminée… Je veux que la chambre soit rouge de son sang… Je veux que son corps ne soit plus qu’un paquet de chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, ramassera… Pleure, pleure !… Dans une minute, tu hurleras, ma mie !… Ai-je été stupide ?… Penser à tout, excepté à cela !… Avoir peur de tout, excepté de cela !… Me dire à chaque instant : « Elle me quittera, » et jamais, jamais : « Elle me trompera. »… N’avoir pas deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange !… Non, en vérité, je n’y songeais pas, aveugle brute que j’étais… Elle devait bien rire, quand je la suppliais de ne pas me quitter !… Me quitter, ah ! oui, me quitter !… Elle ne le voulait pas… Je comprends maintenant… Je lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une enseigne, une marque de fabrique… une plus-value !… Oui, qu’on la voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher que si, goule nocturne, elle s’en allait, rôdant sur les trottoirs et fouillant l’ombre obscène des rues… Ma fortune, elle l’a dévorée d’un coup de dent… Mon intelligence, ses lèvres, d’un trait, l’ont tarie… Alors, elle spécule sur mon honneur, c’est logique… Sur mon honneur !… Comment saurait-elle qu’il ne m’en reste plus ?… Vais-je donc la tuer ? Être mort, et puis, après, c’est fini !… On se découvre devant le cercueil d’un bandit, on salue le cadavre de la prostituée… Dans les églises, les fidèles s’agenouillent et prient pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché… Dans les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les protège… Mourir, c’est être pardonné !… Oui, la mort est belle, sainte, auguste !… La mort, c’est la grande clarté éternelle qui commence… Oh ! mourir !… s’allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids… Ne plus penser… Ne plus entendre les bruits de la vie… Sentir l’infinie volupté du néant !… Être une âme !… Je ne la tuerai pas… Je ne la tuerai pas, parce qu’il faut qu’elle souffre, abominablement, toujours… qu’elle souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille vendue !… Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d’une telle laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s’enfuiront, épouvantés… Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières ourlées de cicatrices, je l’obligerai, tous les jours, tous les soirs, à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout !
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