Alors, il me fut prouvé que les chercheurs d’autographes, et ceux qui prétendent juger le caractère des hommes sur leur écriture, étaient des gens supérieurs.
Ici, ma Théorie de la démarche acquérait des proportions si discordantes avec le peu de place que j’occupe dans le grand râtelier d’où mes illustres camarades du XIX siècle tirent leur provende, que je laissai là cette grande idée, comme un homme effrayé d’apercevoir un gouffre.
J’entrais dans le second âge de la pensée.
Néanmoins, je fus si curieusement affriandé par la vue de cet abîme, que, de temps en temps, je venais goûter toutes les joies de la peur, en le contemplant au bord, et m’y tenant ferme à quelques idées bien plantées, bien feuillues. Alors, je commençai des travaux immenses et qui eussent, selon l’expression de mon élégant ami Eugène Sue, décorné un boeuf moins habitué que je ne le suis à marcher dans mes sillons, nuit et jour, par tous les temps, nonchalant de la bise qui souffle, des coups, et du fourrage injurieux que le journalisme nous distribue.
Comme tous ces pauvres prédestinés de savants, j’ai compté des joies pures. Parmi ces fleurs d’étude, la première, la plus belle, parce qu’elle était la première, et la plus trompeuse, parce qu’elle était la plus belle, a été d’apprendre, par M. Savary de l’observatoire, que déjà l’italien Borelli avait fait un grand ouvrage De actu animalium (du mouvement des animaux).
Combien je fus heureux de trouver un Borelli sur le quai ! Combien peu me pesa l’in-quarto à rapporter sous le bras ! En quelle ferveur je l’ouvris ; en quelle hâte je le traduisis ! Je ne saurais vous dire ces choses. Il y avait de l’amour dans cette étude. Borelli était pour moi ce que Baruch fut pour La Fontaine. Comme un jeune homme dupe de son premier amour, je ne sentais de Borelli ni la poussière accumulée dans ses pages par les orages parisiens, ni la senteur équivoque de sa couverture, ni les grains de tabac qu’y avait laissés le vieux médecin auquel il appartint jadis, et dont je fus jaloux en lisant ces mots écrits d’une main tremblante : Ex libris angard .
Brst ! Quand j’eus lu Borelli, je jetai Borelli, je maudis Borelli, je méprisai le vieux Borelli, qui ne me disait rien de actu , comme plus tard le jeune homme baisse la tête en reconnaissant sa première amie, l’ingrat ! Le savant Italien, doué de la patience de Malpighi, avait passé des années à éprouver, à déterminer la force des divers appareils établis par la nature dans notre système musculaire. Il a évidemment prouvé que le mécanisme intérieur de forces réelles constitué par nos muscles avait été disposé pour des efforts doubles de ceux que nous voulions faire.
Certes, cet Italien est le machiniste le plus habile de cet opéra changeant nommé l’homme. À suivre, dans son ouvrage, le mouvement de nos leviers et de nos contre-poids, à voir avc quelle prudence le créateur nous a donné des balanciers naturels pour nous soutenir en toute espèce de pose, il est impossible de ne pas nous considérer comme d’infatigables danseurs de corde. Or, je me souciais peu des moyens, je voulais connaître les causes. De quelle importance ne sont-elles pas !
Jugez. Borelli dit bien pourquoi l’homme, emporté hors du centre de gravité, tombe ; mais il ne dit pas pourquoi souvent l’homme ne tombe pas, lorsqu’il sait user d’une force occulte, en envoyant à ses pieds une incroyable puissance de rétraction .
Ma première colère passée, je rendis justice à Borelli. Nous lui devons la connaissance de l’ aire humaine : en d’autres termes, de l’espace ambiant dans lequel nous pouvons nous mouvoir sans perdre le centre de gravité. Certes, la dignité de la démarche humaine doit singulièrement dépendre de la manière dont un homme se balance dans cette sphère au-delà de laquelle il tombe. Nous devons également à l’illustre Italien des recherches curieuses sur la dynamique intérieure de l’homme. Il a compté les tuyaux par lesquels passe le fluide moteur, cette insaisissable volonté, désespoir des penseurs et des physiologistes ; il en a mesuré la force ; il en a constaté le jeu ; il a donné généreusement à ceux qui monteront sur ses épaules pour voir plus loin que lui, dans ces ténèbres lumineuses, la valeur matérielle et ordinaire des effets produits par notre vouloir ; il a pesé la pensée, en montrant que la machine musculaire est en disproportion avec les résultats obtenus par l’homme, et qu’il se trouve en lui des forces qui portent cette machine à une puissance incomparablement plus grande que ne l’est sa puissance intrinsèque.
Dès lors, je quittai Borelli, certain de ne pas avoir fait une connaissance inutile en conversant avec ce beau génie ; et je fus attiré vers les savants qui se sont occupés récemment des forces vitales. Mais, hélas ! Tous ressemblaient au géomètre qui prend sa toise et chiffre l’abîme ; moi, je voulais voir l’abîme et en pénétrer tous les secrets.
Que de réflexions n’ai-je pas jetées dans ce gouffre, comme un enfant qui lance des pierres dans un puits pour en écouter les retentissements !
Que de soirs passés sur un mol oreiller à contempler les nuages fantastiquement éclairés par le soleil couchant ! Que de nuits vainement employées à demander des inspirations au silence !
La vie la plus belle, la mieux remplie, la moins sujette aux déceptions, est certes celle du fou sublime qui cherche à déterminer l’inconnu d’une équation à racines imaginaires.
Quand j’eus tout appris, je ne savais rien, et je marchais ! ... Un homme qui n’aurait pas eu mon thorax, mon cou, ma boîte cérébrale, eût perdu la raison en désespoir de cause. Heureusement, ce second âge de mon idée vint à finir. En entendant le duo de Tamburini et de Rubini, dans le premier acte du Mosè , ma théorie m’apparut pimpante, joyeuse, frétillante, jolie, et vint se coucher complaisamment à mes pieds, comme une courtisane fâchée d’avoir abusé de la coquetterie, et qui craint d’avoir tué l’amour.
Je résolus de constater simplement les effets produits en dehors de l’homme par ses mouvements, de quelque nature qu’ils fussent, de les noter, de les classer ; puis, l’analyse achevée, de rechercher les lois du beau idéal en fait de mouvement, et d’en rédiger un code pour les personnes curieuses de donner une bonne idée d’elles-mêmes, de leurs mœurs, de leurs habitudes : la démarche étant, selon moi, le prodrome exact de la pensée et de la vie.
J’allai donc le lendemain m’asseoir sur une chaise du boulevart de Gand, afin d’y étudier la démarche de tous les parisiens qui, pour leur malheur, passeraient devant moi pendant la journée.
Et, ce jour-là, je récoltai les observations les plus profondément curieuses que j’aie faites dans ma vie. Je revins chargé comme un botaniste qui, en herborisant, a pris tant de plantes, qu’il est obligé de les donner à la première vache venue. Seulement, la Théorie de la démarche me parut impossible à publier sans dix-sept cents planches gravées, sans dix ou douze volumes de texte, et des notes à effrayer feu l’abbé Barthélemy ou mon savant ami Parisot.
Trouver en quoi péchaient les démarches vicieuses ?
Trouver les lois à l’exacte observation desquelles étaient dues les belles démarches ?
Trouver les moyens de faire mentir la démarche, comme les courtisans, les ambitieux, les gens vindicatifs, les comédiens, les courtisanes, les épouses légitimes, les espions, font mentir leurs traits, leurs yeux, leur voix ?
Rechercher si les anciens marchaient bien, quel peuple marche le mieux entre tous les peuples ; si le sol, le climat est pour quelque chose dans la démarche.
Brrr ! Les questions jaillissaient comme des sauterelles ! Sujet merveilleux ! Le gastronome, soit qu’il saisisse sa truelle pour soulever la peau d’un lavaret du lac d’Aix, celle d’un surmulet de Cherbourg, ou d’une perche de l’Indre ; soit qu’il plonge son couteau dans un filet de chevreuil, comme il s’en élabore quelquefois dans les forêts et s’en perfectionne dans les cuisines ; ce susdit gastronome n’éprouverait pas une jouissance comparable à celle que j’eus en possédant mon sujet. La friandise intellectuelle est la passion la plus voluptueuse, la plus dédaigneuse, la plus hargneuse : elle comporte la critique, expression de l’amour-propre jaloux des jouissances qu’il
a ressenties.
Je dois à l’art d’expliquer ici les véritables causes de la délicieuse virginité littéraire et philosophique qui recommande à tous les bons esprits la Théorie de la démarche ; puis la franchise de mon caractère m’oblige à dire que je ne voudrais pas être comptable de mes bavardages, sans les faire excuser par d’utiles observations.
Un moine de Prague, nommé Reuchlin, dont l’histoire a été recueillie par Marcomarci, avait un odorat si fin, si exercé, qu’il distinguait une jeune fille d’une femme, et une mère d’une femme inféconde. Je rapporte ces résultats entre ceux que sa faculté sensitive lui faisait obtenir, parce qu’ils sont assez curieux pour donner une idée de tous les autres.
L’aveugle qui nous a valu la belle lettre de Diderot, faite, par parenthèse, en douze heures de nuit, possédait une connaissance si approfondie de la voix humaine, qu’il avait remplacé le sens de la vue, relativement à l’appréciation des caractères, par des diagnostics pris dans les intonations de la voix.
La finesse des perceptions correspondait chez ces deux hommes à une égale finesse d’esprit, à un talent particulier. La science d’observation tout exceptionnelle dont ils avaient été doués me servira d’exemple pour expliquer pourquoi certaines parties de la psychologie ne sont pas suffisamment étudiées, et pourquoi les hommes sont contraints de les déserter.
L’observateur est incontestablement homme de génie au premier chef. Toutes les inventions humaines procèdent d’une observation analytique dans laquelle l’esprit procède avec une incroyable rapidité d’aperçus. Gall, Lavater, Mesmer, Cuvier, Lagrange, le docteur Méreaux, que nous avons récemment perdu, Bernard Palissy, le précurseur de Buffon, le marquis de Worcester, Newton enfin, le grand peintre et le grand musicien, sont tous des observateurs. Tous vont de l’effet à la cause, alors que les autres hommes ne voient ni cause ni effet.
Mais ces sublimes oiseaux de proie qui, tout en s’élevant à de hautes régions, possèdent le don de voir clair dans les choses d’ici-bas, qui peuvent tout à la fois abstraire et spécialiser, faire d’exactes analyses et de justes synthèses, ont, pour ainsi dire, une mission purement métaphysique.
La nature et la force de leur génie les contraint à reproduire dans leurs œuvres leurs propres qualités. Ils sont emportés par le vol audacieux de leur génie, et par leur ardente recherche du vrai, vers les formules les plus simples. Ils observent, jugent et laissent des principes que les hommes minutieux prouvent, expliquent et commentent.
L’observation des phénomènes relatifs à l’homme, l’art qui doit en saisir les mouvements les plus cachés, l’étude du peu que cet être privilégié laisse involontairement deviner de sa conscience, exigent et une somme de génie et un rapetissement qui s’excluent. Il faut être à la fois patient comme l’étaient jadis Muschenbroek et Spallanzani, comme le sont aujourd’hui MM. Nobili, Magendie, Flourens, Dutrochet et tant d’autres ; puis il faut encore posséder ce coup-d’oeil qui fait converger les phénomènes vers un centre, cette logique qui les dispose en rayons, cette perspicacité qui voit et déduit, cette lenteur qui sert à ne jamais découvrir un des points du cercle sans observer les autres, et cette promptitude qui mène d’un seul bond du pied à la tête.
Ce génie multiple, possédé par quelques têtes héroïques justement célèbres dans les annales des sciences naturelles, est beaucoup plus rare chez l’observateur de la nature morale. L’écrivain, chargé de répandre les lumières qui brillent sur les hauts lieux, doit donner à son œuvre un corps littéraire, et faire lire avec intérêt les doctrines les plus ardues, et parer la science. Il se trouve donc sans cesse dominé par la forme, par la poésie et par les accessoires de l’art.
Être un grand écrivain et un grand observateur, Jean-Jacques et le bureau des longitudes, tel est le problème, problème insoluble. Puis le génie qui préside aux découvertes exactes et physiques n’exige que la vue morale ; mais l’esprit de l’observation psychologique veut impérieusement et l’odorat du moine et l’ouïe de l’aveugle. Il n’y a pas d’observation possible sans une éminente perfection de sens, et sans une mémoire presque divine.
Donc, en mettant à part la rareté particulière des observateurs qui examinent la nature humaine sans scalpel et veulent la prendre sur le fait, souvent l’homme doué de ce microscope moral, indispensable pour ce genre d’étude, manque de la puissance qui exprime, comme celui qui saurait s’exprimer manque de la puissance de bien voir. Ceux qui ont su formuler la nature, comme le fit Molière, devinaient vrai, sur simple échantillon ; puis ils volaient leurs contemporains et assassinaient ceux d’entre eux qui criaient trop fort. Il y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait le secrétaire de son époque : Homère, Aristote, Tacite, Shakespeare, L’Arétin, Machiavel, Rabelais, Bacon, Molière, Voltaire, ont tenu la plume sous la dictée de leurs siècles.
Les plus habiles observateurs sont dans le monde ; mais, ou paresseux, ou insouciants de gloire, ils meurent ayant eu de cette science ce qu’il leur en fallait pour leur usage, pour rire le soir, à minuit, quand il n’y a plus que trois personnes dans un salon. En ce genre, Gérard aurait été le littérateur le plus spirituel s’il n’eût pas été grand peintre ; sa touche est aussi fine quand il fait un portrait que lorsqu’il le peint.
Enfin, souvent, ce sont des hommes grossiers, des ouvriers en contact avec le monde et forcés de l’observer, comme une femme faible est contrainte d’étudier son mari pour le jouer, qui, possesseurs de remarques prodigieuses, s’en vont faisant banqueroute de leurs découvertes au monde intellectuel. Souvent aussi la femme la plus artiste, qui, dans une causerie familière, étonne par la profondeur de ses aperçus, dédaigne d’écrire, rit des hommes, les méprise, et s’en sert.
Ainsi le sujet le plus délicat de tous les sujets les plus psychologiques est resté vierge sans être intact. Il voulait et trop de science et trop de frivolité peut-être.
Moi, poussé par cette croyance en nos talents, la seule qui nous reste dans le grand naufrage de la foi, poussé sans doute encore par un premier amour pour un sujet neuf, j’ai donc obéi à cette passion : je suis venu me placer sur une chaise ; j’ai regardé les passants ; mais, après avoir admiré les trésors, je me suis sauvé d’abord, pour m’en amuser en emportant le secret du Sésame ouvre-toi ! ...
Car il ne s’agissait pas de voir et de rire ; ne fallait-il pas analyser, abstraire et classer ?
Classer, pour pouvoir codifier !
Codifier, faire le code de la démarche ; en d’autres termes, rédiger une suite d’axiômes pour le repos des intelligences faibles ou paresseuses, afin de leur éviter la peine de réfléchir et les amener, par l’observation de quelques principes clairs à régler leur mouvement.
En étudiant ce code, les hommes progressifs, et ceux qui tiennent au système de la perfectibilité, pourraient paraître aimables, gracieux, distingués, bien élevés, fashionables, aimés, instruits, ducs, marquis ou comtes, au lieu de sembler vulgaires, stupides, ennuyeux, pédants, ignobles, maçons du roi Philippe ou barons de l’empire. Et n’est-ce pas ce qu’il y a de plus important chez une nation dont la devise est Tout pour l’enseigne ?
S’il m’était permis de descendre au fond de la conscience de l’incorruptible journaliste, du philosophe électique, du vertueux épicier, du délicieux professeur, du vieux marchand de mousseline, de l’illustre papetier, qui, par la grâce moqueuse de Louis-Philippe, sont les derniers pairs de France venus, je suis persuadé d’y trouver ce souhait écrit en lettres d’or : Je voudrais bien avoir l’air noble !
Ils s’en défendront, ils le nieront, ils vous diront : - Je n’y tiens pas ! Cela m’est égal ! Je suis journaliste, philosophe, épicier, professeur, marchand de toiles, ou de papier !
Ne les croyez pas. Forcés d’être pairs de France, ils veulent être pairs de France ; mais, s’ils sont pairs de France au lit, à table, à la chambre, dans le Bulletin des lois , aux tuileries, dans leurs portraits de famille, il leur est impossible d’être pris pour des pairs de France lorsqu’ils passe
nt sur le boulevard. Là, ces messieurs redeviennent Gros-Jean comme devant. L’observateur ne cherche même pas ce qu’ils peuvent être, tandis que, si M. le duc de Laval, si M. de Lamartine, si M. le duc de Rohan, viennent à s’y promener, leur qualité n’est un doute pour personne ; et je ne conseillerais pas à ceux-là de suivre ceux-ci.
Je voudrais bien n’offenser aucun amour propre. Si j’avais involontairement blessé l’un des derniers pairs venus, dont j’improuve l’intronisation patricienne, mais dont j’estime la science, le talent, les vertus privées, la probité commerciale sachant bien que le premier et le dernier ont eu le droit de vendre, l’un son journal, l’autre le papier, plus cher qu’ils ne leur coûtaient, je crois pouvoir jeter quelque baume sur cette égratignure en leur faisant observer que je suis obligé de prendre mes exemples en haut lieu pour convaincre les bons esprits de l’importance de cette théorie.
Et, en effet, je suis resté pendant quelque temps stupéfié par les observations que j’avais faites sur le boulevart de Gand, et surpris de trouver au mouvement des couleurs aussi tranchées.
De là ce premier aphorisme :
I.
La démarche est la physionomie du corps.
N’est-il pas effrayant de penser qu’un observateur profond peut découvrir un vice, un remords, une maladie en voyant un homme en mouvement ?
Quel riche langage dans ces effets immédiats d’une volonté traduite avec innocence !
L’inclination plus ou moins vive d’un de nos membres ; la forme télégraphique dont il a contracté, malgré nous, l’habitude ; l’angle ou le contour que nous lui faisons décrire, sont empreints de notre vouloir, et sont d’une effrayante signification. C’est plus que la parole, c’est la pensée en action. Un simple geste, un involontaire frémissement des lèvres peut devenir le terrible dénoûment d’un drame caché longtemps entre deux coeurs.
Aussi, de là cet autre aphorisme :
Works of Honore De Balzac Page 1335