Cheri

Home > Literature > Cheri > Page 21
Cheri Page 21

by Colette


  “Some old gent who’s forty years old?”

  She rubbed her long hands together and turned around sharply in disgust:

  “Bah! Good-bye to everything, it’s cleaner that way. Let’s buy playing cards, good wine, scoring cards for bridge, knitting needles, all the trinkets that are needed to plug up a big gap, all that it takes to disguise that monster—an old woman . . .”

  As far as knitting needles go: what she bought was a lot of dresses,

  * * *

  12. Probably refers to the noted actress Eve Lavallière (1866–1929).

  lit comme des nuées à l’aurore. Le pédicure chinois vint une fois la semaine; la manucure deux fois et la masseuse tousles jours. On vit Léa au théâtre, et avant le théâtre dans des restaurants qu’elle ne fréquentait pas du temps de Chéri.

  Elle accepta que des jeunes femmes et leurs amis, que Kühn, son ancien tailleur retiré des affaires, l’invitassent dans leur loge ou à leur table. Mais les jeunes femmes lui témoignèrent une déférence qu’elle ne requérait pas et Kühn l’appela “ma chère amie”, à quoi elle lui répondit dès la première agape:

  “Kühn, décidément, ça ne vous va pas d’être client.”

  Elle rejoignit, comme on se réfugie, Patron, arbitre et directeur d’une entreprise de boxe. Mais Patron était marié à une jeune tenancière de bar, petite, terrible et jalouse autant qu’un ratier. Jusqu’à la place d’Italie Léa risqua, pour retrouver le sensible athlète, sa robe couleur de saphir sombre alourdie d’or, ses paradis, ses bijoux imposants, ses cheveux d’acajou neuf. Elle respira l’odeur de sueur, de vinaigre et de térébenthine qu’exhalaient les “espoirs” entraînés par Patron et s’en alla, sûre de ne jamais revoir la salle vaste et basse où sifflait le gaz vert.

  Ces essais qu’elle fit pour rentrer dans la vie remuante des désœuvrés lui coûtèrent une fatigue qu’elle ne comprenait pas.

  “Qu’est-ce que j’ai donc?”

  Elle tâtait ses chevilles un peu gonflées le soir, mirait ses fortes dents à peine menacées de déchaussement, tâtait du poing, comme on percute un tonneau, ses poumons logés au large, son estomac joyeux. Quelque chose d’indicible, en elle, penchait, privé d’un étai absent, et l’entraînait tout entière. La baronne de la Berche, rencontrée dans un “zinc” où elle arrosait, d’un vin blanc de cochers, deux douzaines d’escargots, apprit enfin à Léa le retour de l’enfant prodigue au bercail, et l’aube d’un nouvel astre de miel sur le boulevard d’Inkermann. Léa écouta cette histoire morale avec indifférence. Mais elle pâlit d’une émotion pénible, le jour d’après, en reconnaissant une limousine bleue devant sa grille et Charlotte Peloux qui traversait la cour.

  “Enfin! Enfin! Je te retrouve! Ma Léa! ma grande! Plus belle que jamais! Plus mince que l’an dernier! Attention, ma Léa, pas trop maigrir à nos âges! Comme ça, mais pas plus! Et même. . . . Mais quel plaisir de te revoir!”

  Jamais la voix blessante n’avait paru si douce à Léa. Elle laissait parler Madame Peloux, rendait grâce à ce flot acide qui lui donnait du temps. Elle avait assis Charlotte Peloux dans un fauteuil bas sur

  and boudoir wraps that were like dawn mists. Her male Chinese pedicurist came once a week, her female manicurist twice a week, and her masseuse every day. Léa was seen at the theater and, before the theater, at restaurants she hadn’t gone to in Chéri’s day.

  She permitted young women and their escorts, and Kühn, her former tailor, now retired, to invite her to their box or to their table. But the young women showed her a deference that she didn’t ask for, and Kühn called her “my dear friend,” to which she replied at their very first get-together:

  “I assure you, Kühn, you don’t make a very good customer.”

  As if taking refuge, she looked up Patron again. He was now a referee and had his own “stable” of boxers. But Patron was married to a young bar owner, a small, frightening woman who was as jealous as a rat-catching dog. To meet the sensitive athlete, Léa risked going all the way to the Place d’Italie, in her dark-sapphire-colored dress with heavy gold trim, her birds of paradise, her showy jewelry, and her hair that resembled brand-new mahogany. She inhaled the smell of sweat, vinegar, and turpentine that issued from the “hopefuls” whom Patron was training, then left in the certainty that she’d never return to that huge, low-ceilinged room in which the green gas was hissing.

  These attempts she made to get back to the bustling existence of the idle rich fatigued her in a way that she didn’t understand.

  “What’s wrong with me, anyhow?”

  She would feel her ankles, which were a little swollen in the evening; she’d look in the mirror at her strong teeth, which were hardly likely to become loose; she’d thump her lungs, which had plenty of breathing space, and her happy stomach, like someone striking a cask to hear how full it was. Something unnamable inside her had lost one of its props, was leaning at a slant, and was dragging her down with it. The Baroness de la Berche, whom she ran across in a bar washing down two dozen snails with a white wine only fit for coachmen, finally informed Léa of the prodigal son’s return to the fold, and the dawn of a new honeymoon on the Boulevard d’Inkermann. Léa listened to that edifying story with indifference. But she turned pale with a painful emotion the following day, when she recognized the blue limousine outside her gate and saw Charlotte Peloux crossing her courtyard.

  “Finally! Finally! Here you are again! My Léa! My old friend! More beautiful than ever! Thinner than last year! Watch out, Léa, we mustn’t get too thin at our age! Stay just like that, but don’t lose more! In fact . . . But what a joy it is to see you again!”

  That jarring voice had never seemed so sweet to Léa. She let Madame Peloux go on talking, grateful for the flow of acid comments

  pattes, sous la douce lumière du petit salon aux murs de soieries peintes, comme autrefois. Elle-même venait de reprendre machinale-ment la chaise à dossier raide qui l’obligeait à effacer les épaules et à relever le menton, comme autrefois. Entre elles, la table nappée d’une rugueuse broderie ancienne portait, comme autrefois, la grosse carafe taillée à demi pleine de vieille eau-de-vie, les verres en calices vibrants, minces comme une feuille de mica, l’eau glacée et les biscuits sablés. . . .

  “Ma grande! On va pouvoir se revoir tranquillement, tranquillement, pleurait Charlotte. Tu connais ma devise: fichez la paix à vos amis quand vous êtes dans les ennuis, ne leur faites part que de votre bonheur. Tout le temps que Chéri a fait l’école buissonnière, c’est exprès que je ne t’ai pas donné signe de vie, tu m’entends! A présent que tout va bien, que mes enfants sont heureux, je te le crie, je me jette dans tes bras, et nous recommençons notre bonne vie. . . .”

  Elle s’interrompit, alluma une cigarette, habile à ce genre de suspension autant qu’une actrice:

  “. . . sans Chéri, naturellement.

  — Naturellement”, acquiesça Léa en souriant.

  Elle contemplait, écoutait sa vieille ennemie avec une satisfaction ébahie. Ces grands yeux inhumains, cette bouche bavarde, ce bref corps replet et remuant, tout cela, en face d’elle, n’était venu que pour mettre sa fermeté à l’épreuve, l’humilier comme autrefois, toujours comme autrefois. Mais comme autrefois Léa saurait répondre, mépriser, sourire, se redresser. Déjà ce poids triste qui la chargeait hier et les jours d’avant semblait fondre. Une lumière normale, connue, baignait le salon et jouait dans les rideaux.

  “Voilà, songea Léa allégrement. Deux femmes un peu plus vieilles que l’an passé, la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun; des journaux financiers le matin, des potins scandaleux l’après-midi, — il faut bien recommencer tout ça puisque c’est la vie, puisque c’est ma vie. Des Aldonzas et des La Berche, et des Lili et quelques vieux Messieurs sans foyer, tout le lot serré autour d’une table à jeu, où le verre de fine et le jeu de cartes vont voisiner, peut-être, avec une paire de petits chaussons, commencés pour un enfant qui vivra bientôt . . . Recommençons, puisq
ue c’est dans l’ombre. Allons-y gaiement, puisque j’y retombe à l’aise comme dans l’empreinte d’une chute ancienne. . . .”

  that gave her time to collect herself. She had seated Charlotte Peloux in an armchair with short legs, in the mild light of the small parlor hung with painted silk, as in the past. She herself had just automatically sat down on the stiff-backed chair that forced her to square her shoulders and lift her chin, as in the past. Between them, the table, covered with an old piece of heavy embroidery, bore, as in the past, the big cut-glass carafe half-filled with old brandy; the vibrant chalice-shaped glasses, thin as a sheet of mica; the ice water and the shortbread biscuits . . .

  “My old friend! We’ll be able to visit each other again in peace and quiet, peace and quiet,” Charlotte was saying weepily. “You know my motto: leave your friends alone when you’ve got troubles, and share only your happiness with them. The whole time that Chéri was playing hookey, I intentionally gave you no sign of life, you understand! Now that everything’s all right and my children are happy, I shout it to you, I throw myself into your arms, and we can take up our comfortable life again . . .”

  She cut her speech short and lit a cigarette (she was as skillful as an actress at that kind of pregnant pause):

  “Without Chéri, of course.”

  “Of course,” Léa smilingly agreed.

  She was observing and listening to her old enemy with a stunned satisfaction. Those large, merciless eyes, that chattering mouth, that short body, stout but restless, all of that, now sitting opposite her, had come for no other purpose than to test her firmness, to humiliate her as in the past, exactly as in the past. But, as in the past, Léa would be able to reply, to feel contempt, to smile, to bounce back. That heavy burden which had weighed her down the day before, and the days before that, seemed to be melting away already. A normal, familiar light bathed the parlor and played on the curtains.

  “Here we are,” Léa thought cheerfully. “Two women a little older than they were last year, the same habitual malice and the routine conversation, easy-going mistrust, meals taken together; financial newspapers in the morning, gossip about scandals in the afternoon—I’ve got to get back to all that, because that’s life, because that’s my life. Women like Aldonza, La Berche, and Lili, and a few old gents without a real home, the whole bunch crowded around a card table on which the glass of brandy and the deck of cards will perhaps be standing next to a pair of booties being knitted for a soon-to-be-born baby . . . Let’s get back to it, because it’s in the comfortable shade. Let’s go back merrily, because I can fall back into it as easily as into the rut of an old wagon track . . .”

  Et elle s’installa, les yeux clairs et la bouche détendue, pour écouter Charlotte Peloux qui parlait avidement de sa belle-fille.

  “Tu le sais, toi, ma Léa, si l’ambition de toute ma vie a été la paix et la tranquillité? Eh bien, je les ai maintenant. La fugue de Chéri, en somme, c’est une gourme qu’il a jetée. Loin de moi l’idée de te le reprocher, ma Léa, mais reconnais que de dix-neuf à vingt-cinq ans, il n’a guère eu le temps de mener la vie de garçon? Eh bien, il l’a menée trois mois, quoi, la vie de garçon! La belle affaire!

  —Ça vaut même mieux, dit Léa sans perdre son sérieux. C’est une assurance qu’il donne à sa jeune femme.

  —Juste, juste le mot que je cherchais! glapit Mme Peloux, radieuse. Une assurance! Depuis ce jour-là, le rêve! Et tu sais, quand un Peloux rentre dans sa maison après avoir fait la bombe, il n’en ressort plus!

  — C’est une tradition de famille?” demanda Léa.

  Mais Charlotte ne voulut rien entendre.

  “D’ailleurs, il y a été bien reçu, dans sa maison. Sa petite femme, ah! en voilà une, Léa. . . . Tu sais si j’en ai vu, des petites femmes, eh bien, je n’en ai pas vu une qui dame le pion à Edmée.

  — Sa mère est si remarquable, dit Léa.

  — Songe, songe, ma grande, que Chéri venait de me la laisser sur les bras pendant près de trois mois,— entre parenthèses, elle a eu de la chance que je sois là!

  — C’est précisément ce que je pensais, dit Léa.

  — Eh bien, ma chère, pas une plainte, pas une scène, pas une démarche maladroite, rien, rien! La patience même, la douceur, un visage de sainte, de sainte!

  — C’est effrayant, dit Léa.

  — Et tu crois que quand notre brigand d’enfant s’est amené un matin, tout souriant, comme s’il venait de faire un tour au Bois, tu crois qu’elle se serait permis une remarque? Rien! Pas ça! Aussi lui qui, au fond, devait se sentir un peu gêné. . . .

  — Oh! pourquoi? dit Léa.

  —Tout de même, voyons. . . . Il a trouvé l’accueil charmant, et l’accord s’est fait dans leur chambre à coucher, pan, comme ça et sans attendre. Ah! je t’assure, il n’y a pas eu dans le monde, pendant cette heure-là, une femme plus heureuse que moi!

  — Sauf Edmée, peut-être”, suggéra Léa.

  Mais Mme Peloux était toute âme et eut un superbe mouvement d’ailerons:

  “A quoi vas-tu penser? Moi, je ne pensais qu’au foyer reconstruit.”

  And, with bright eyes and lips no longer tense, she sat back, listening to Charlotte Peloux talk eagerly about her daughter-in-law.

  “You’re well aware, Léa dear, that all my life my ambition has been to have peace and quiet. Well, I have it now. In short, Chéri’s escapade was like sowing wild oats. It’s far from me to blame you for it, Léa dear, but you must admit that from the age of nineteen to twenty-five, he barely had the time to lead a bachelor’s life. Well, he led it for three months, that bachelor’s life! A nice thing!”

  “It’s all for the good,” Léa said, keeping serious. “It’s a sort of pledge of fidelity that he brings to his young wife.”

  “Exactly, exactly the phrase I was looking for!” Madame Peloux yelped radiantly. “A pledge of fidelity! Ever since that day, it’s been a dream! And you know, when a Peloux comes back home after painting the town red, he never leaves again!”

  “It’s a family tradition?” Léa asked.

  But Charlotte pretended she hadn’t heard that.

  “Besides, he was well received at home. That little wife of his, oh, there’s one for you, Léa . . . God knows how many young wives I’ve seen—well, I’ve never seen one to top Edmée.”

  “Her mother is so remarkable,” Léa said.

  “Just think, just think, my friend, that Chéri had just left her on my hands for nearly three months—by the way, she was lucky I was there!”

  “Precisely what I was thinking,” Léa said.

  “Well, dear, not one complaint, not one scene, not one false step, none, none! Patience itself, sweetness, a face like a saint, a saint!”

  “It’s scary,” Léa said.

  “And do you think that when our bad boy came in one morning, all smiles, as if he had just taken a drive around the Bois, do you think she even made a remark? Nothing! Nothing in the slightest! And he, who deep down must have felt a little embarrassed . . .”

  “Oh, why?” Léa said.

  “Come now—after all! . . . He was greeted charmingly, and they made up in their bedroom, bang, like that, without wasting a minute. Oh, I assure you, in that hour there wasn’t a happier woman in the world than me!”

  “Except Edmée, maybe,” Léa suggested.

  But Madame Peloux was all soul, and replied with a superb fluttering of her wing stumps:

  “What are you thinking of? As for me, I was only thinking about their home that was coming together again.”

  Elle changea de ton, plissa l’œil et la lèvre:

  “D’ailleurs, je ne la vois pas bien, cette petite, dans le grand délire, et poussant le cri de l’extase. Vingt ans et des salières, peuh . . . à cet âge-là on bégaie. Et puis, entre nous, je crois sa mère froide.

  — Ta religion de la famille t’égare”, dit Léa.

  Charlotte Peloux montra candidement le fond de ses grands yeux où on ne lisait rien.

  “
Non pas, non pas! l’hérédité, l’hérédité! J’y crois. Ainsi mon fils qui est la fantaisie même. . . . Comment, tu ne sais pas qu’il est la fantaisie même?

  — J’aurai oublié, s’excusa Léa.

  — Eh bien, je crois en l’avenir demon fils. Il aimera son intérieur comme je l’aime, il gérera sa fortune, il aimera ses enfants comme je l’ai aimé. . . .

  — Ne prévois donc pas tant de choses tristes! pria Léa. Comment est-il, leur intérieur, à ces jeunes gens?

  — Sinistre, piaula Mme Peloux. Sinistre! Des tapis violets! Violets! Une salle de bains noire et or. Un salon sans meubles, plein de vases chinois gros comme moi! Aussi, qu’est-ce qui arrive: ils ne quittent plus Neuilly. D’ailleurs, sans fatuité, la petite m’adore.

  — Elle n’a pas eu de troubles nerveux?” demanda Léa avec sollicitude.

  L’œil de Charlotte Peloux étincela:

  “Elle? pas de danger, nous avons affaire à forte partie.

  — Qui ça, nous?

  — Pardon, ma grande, l’habitude. . . . Nous sommes en présence de ce que j’appellerai un cerveau, un véritable cerveau. Elle a une manière de donner des ordres sans élever la voix, d’accepter les boutades de Chéri, d’avaler les couleuvres comme si c’était du lait sucré. . . . Je me demande vraiment, je me demande s’il n’y a pas là, dans l’avenir, un danger pour mon fils. Je crains, ma Léa, je crains qu’elle n’arrive à éteindre trop cette nature si originale, si. . . .

  — Quoi? il file doux? interrompit Léa. Reprends de ma fine, Charlotte, c’est de celle de Spéleïeff, elle a soixante-quatorze ans, on la donnerait à des bébés. . . .

  — Filer doux n’est pas le mot, mais il est . . . inter . . . impertur. . . .

  — Imperturbable?

  — Tu l’as dit. Ainsi, quand il a su que je venais te voir. . . .

  — Comment, il le sait?”

  Un sang impétueux bondit aux joues de Léa, et elle maudit son

 

‹ Prev