Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie

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Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie Page 53

by MARTIN Pierre-Jean

visita tous les océans, d'un pôle à l'autre. Paria de l'univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui fournirent une mine inépuisable de richesses dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour l'indépendance de leur pays l.

  Enfin, il n'avait eu, depuis longtemps, aucune communication avec ses semblables, quand, pendant la nuit du 6 novembre 1866, trois hommes furent jetés à son bord. C'étaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. Ces trois hommes avaient été précipités à la mer, dans un choc qui s'était produit entre le Nautilus et la frégate des Etats-Unis Y Abraham-Lincoln, qui lui donnait la chasse.

  Le capitaine Nemo apprit de ce professeur que le Nautilus, tantôt pris pour un mammifère géant de la famille des cétacés, tantôt pour un appareil sous-marin renfermant un équipage de pirates, était poursuivi sur toutes les mers.

  Le capitaine Nemo aurait pu rendre à l'Océan ces trois hommes, que le hasard jetait ainsi à travers sa mystérieuse existence. Il ne le fit pas, il les garda prisonniers, et, pendant sept mois, ils purent contempler toutes les merveilles d'un voyage qui se poursuivit pendant vingt mille lieues sous les mers.

  Un jour, le 22 juin 1867, ces trois hommes, qui ne savaient rien du passé du capitaine Nemo, parvinrent à s'échapper, après s'être emparés du canot du Nautilus. Mais comme à ce moment le Nautilus était entraîné sur les côtes de Norvège, dans les tourbillons du Maëlstrom, le capitaine dut croire que les fugitifs, noyés dans ces effroyables remous, avaient trouvé la mort au fond du gouffre. Il ignorait donc que le Français et ses deux compagnons eussent été miraculeusement rejetés à la côte, que des pêcheurs des îles Loffoden les avaient recueillis, et que le professeur, à son retour en France, avait publié l'ouvrage dans lequel sept mois de cette étrange et aventureuse navigation du Nautilus étaient racontés et livrés à la curiosité publique.

  Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre ainsi, courant les mers. Mais, peu à peu, ses compagnons moururent et allèrent reposer dans leur cimetière de corail, au fond du Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine Nemo resta seul de tous ceux qui s'étaient réfugiés avec lui dans les profondeurs de l'Océan.

  Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche.

  L'un de ces ports était creusé sous l'île Lincoln, et c'était celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus.

  Depuis six ans, le capitaine était là, ne naviguant plus, attendant la mort, c'est-à-dire l'instant où il serait réuni à ses compagnons, quand le hasard le fit assister à la chute du ballon qui emportait les prisonniers des Sudistes. Revêtu de son scaphandre, il se promenait sous les eaux, à quelques encablures du rivage de l'île, lorsque l'ingénieur fut précipité dans la mer. Un bon mouvement entraîna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith.

  Tout d'abord, ces cinq naufragés, il voulut les fuir, mais son port de refuge était fermé, et, par suite d'un exhaussement du basalte qui s'était produit sous l'influence des actions volcaniques, il ne pouvait plus franchir l'entrée de la crypte. Où il y avait encore assez d'eau pour qu'une légère embarcation pût passer la barre, il n'y en avait plus assez pour le Nautilus, dont le tirant d'eau était relativement considérable.

  Le capitaine Nemo resta donc, puis, il observa ces hommes jetés sans ressource sur une île déserte, mais il ne voulut point être vu. Peu à peu, quand il les vit honnêtes, énergiques, liés les uns aux autres par une amitié fraternelle, il s'intéressa à leurs efforts. Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. Au moyen du scaphandre, il lui était facile d'arriver au fond du puits intérieur de Granite-house, et, s'élevant par les saillies du roc jusqu'à son orifice supérieur, il entendait les colons raconter le passé, étudier le présent et l'avenir. Il apprit d'eux l'immense effort de l'Amérique contre l'Amérique même, pour abolir l'esclavage. Oui ! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité qu'ils représentaient si honnêtement dans l'île!

  Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui ramena le chien aux Cheminées, qui rejeta Top des eaux du lac, qui fit échouer à la pointe de l'Epave cette caisse contenant tant d'objets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-house, lors de l'attaque des singes, qui fit connaître la présence d'Ayrton à l'île Tabor, au moyen du document enfermé dans la bouteille, qui fit sauter le brick par le choc d'une torpille disposée au fond du canal, qui sauva Harbert d'une mort certaine en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les convicts de ces balles électriques dont il avait le secret et qu'il employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi s'expliquaient tant d'incidents qui devaient paraître surnaturels, et qui, tous, attestaient la générosité et la puissance du capitaine.

  Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien. Il lui restait d'utiles avis à donner à ses protégés, et, d'autre part, sentant battre son cœur rendu à lui-même par les approches de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-house, au moyen d'un fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui était muni d'un appareil alphabétique... Peut-être ne l'eût-il pas fait, s'il avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire pour le saluer de ce nom de Nemo.

  Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. Cyrus Smith prit alors la parole ; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l'être généreux auquel ils devaient tant.

  Mais le capitaine Nemo ne songeait pas à réclamer le prix des services qu'il avait rendus. Une dernière pensée agitait son esprit, et avant de serrer la main que lui présentait l'ingénieur :

  « Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la ! »

  En parlant ainsi, le capitaine faisait évidemment allusion à un grave incident dont les trois étrangers jetés à son bord avaient été témoins, incident que le professeur français avait nécessairement raconté dans son ouvrage et dont le retentissement devait avoir été terrible.

  En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de l'Atlantique, s'était précipité comme un bélier sur cette frégate et l'avait coulée sans merci.

  Cyrus Smith comprit l'allusion et demeura sans répondre.

  « C'était une frégate anglaise, monsieur, s'écria le capitaine Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien! Elle m'attaquait!

  J'étais resserré dans une baie étroite et peu profonde I... Il me fallait passer, et... j'ai passé 1 » Puis, d'une voix plus calme :

  « J'étais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. J'ai fait partout le bien que j'ai pu, et aussi le mal que j'ai dû. Toute justice n'est pas dans le pardon! »

  Quelques instants de silence suivirent cette réponse, et le capitaine Nemo prononça de nouveau cette phrase :

  « Que pensez-vous de moi, messieurs ? »

  Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit d'une voix grave :

  « Capitaine, votre tort est d'avoir cru qu'on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre. Celui qui se trompe dans une intention qu'il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l'estimer. Votre erreur est de celles qui n'excluent pas l'admiration, et votre nom n'a rien à redouter des jugements de l'histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu'elles entraînent. »

  La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel.

  « Ai-je eu
tort, ai-je eu raison ? » murmura-t-il.

  Cyrus Smith reprit :

  « Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui ! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais! »

  Harbert s'était rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa.

  Une larme glissa des yeux du mourant. « Mon enfant, dit-il, sois béni!... »

  CHAPITRE TRENTE SEPT

  Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l'ouverture. Mais la lumière factice qui s'échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n'avait pas faibli, et la nappe d'eau resplendissait toujours autour de l'appareil flottant.

  Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-house, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions n'eussent pas payées, et d'y attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir.

  Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention l'état du malade. Il était visible que le capitaine s'éteignait

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