by Lynda Curnyn
J’ai pris trois magazines, deux livres de morceaux choisis (bien que je n’aie pas passé d’audition ces derniers temps, je ne peux pas m’empêcher de replonger dans toutes les scènes que j’ai répétées et que je suis encore tout à fait capable de jouer… si on m’en donne l’occasion). Egalement, une édition de 1986 assez mal en point du Guide Fedor de Boston, au cas où nous irions en ville. Justin l’a acheté pour cinquante cents dans une foire aux livres, et il s’est fait un plaisir de me le prêter.
Kirk se saisit de ma valise à contrecœur pour la déposer à côté de son maigre paquetage, lequel fait figure de nain… Je me demande comment nous allons pouvoir faire entrer tout ça dans cet avion !
— Franchement, Ange, nous ne partons que trois jours ! Enfin bref… As-tu dîné ?
— Non.
Je viens de me rendre compte qu’avec tous ces tracas, cette valise à faire, j’ai dû avaler en tout et pour tout un biscuit apéritif depuis le déjeuner.
Kirk jette un coup d’œil sur la pendule de la cuisine. Presque 22 heures ! Faire mes bagages m’a pris plus de temps que prévu, et nous avons largement passé l’heure à laquelle les gens normaux (entendez : Kirk) sont censés dîner.
— Il y a un reste de curry dans le frigo. Si ça te dit…
Je sens bien au ton de sa voix que ce n’est pas le genre de chose à faire à cette heure. Mais comme mon estomac commence à crier famine, je fais fi de son mépris et je fonce vers le frigo.
— Ça me semble parfait !
Naturellement, il en profite pour prendre la direction de sa chambre et retrouver son ordinateur chéri.
Je m’aperçois que Kirk n’a rien d’autre dans son frigo que du poulet tikka masala fourré dans un sac à emporter. J’adore le poulet à l’indienne. Je ne mange pratiquement que ça, ce qui n’est pas bien difficile vu que j’habite à quelques pâtés de maisons seulement de la 6e Rue Est, le haut lieu méconnu de la bouffe indienne.
Naturellement, Kirk a acheté son poulet dans le quartier et franchement, entre le poulet à l’indienne de Murray Hill et celui de mon quartier, il n’y a pas photo ! Mais mon estomac commence à gargouiller sérieusement… Je verse le reste du plat dans une assiette que j’enfourne vite fait dans le micro-ondes. Je crois bien que si Kirk l’avait acheté près d’une ferme spécialisée dans l’élevage de chats, je l’aurais quand même mangé…
Deux minutes plus tard, je m’installe sur le canapé de Kirk et j’allume la télé pour voir les nouvelles de 22 heures. En général, je ne suis pas fana des JT. Les gros titres de la presse me suffisent amplement (je les lis dans le métro par-dessus l’épaule des gens), ça et les bribes de nouvelles que j’attrape au vol sur la National Public Radio (sur laquelle Justin est branché en permanence dans sa chambre). Mais en préparant mes affaires pour le week-end du siècle, je me suis demandé de quoi j’allais bien pouvoir parler avec la famille de Kirk.
Le père de Kirk est très branché politique… Il a même occupé un temps le poste de conseiller municipal lorsqu’il s’est marié. Quant à la mère de Kirk, elle est pratiquement membre officiel du comité d’éducation de Newton. Elle a d’ailleurs déposé un nombre incroyable de pétitions lorsqu’elle était à la tête de l’association des parents d’élèves. Elle a quitté le poste lorsque Kayla, sa fille cadette, a obtenu son diplôme, mais quand même…
Décidément, on peut dire que je vais passer le week-end avec des gens bien ! Je vais avoir l’air plutôt bécasse comparée à eux… Parce que moi, à part discuter des effets d’El Nino — côté nouvelles, je ne suis que la météo —, je ne vais pas tenir la distance. Un cours de rattrapage s’impose.
Mais dès que je vois apparaître sur l’écran la tronche sérieuse (savamment étudiée) de Belinda Chen, la fille aux yeux brillants et toujours bien coiffée qui sévit sur la chaîne câblée Fox Five News, j’ai un mauvais pressentiment. Elle échange avec son collègue mâle, qui arbore un casque de protection, des plaisanteries douteuses sur une fusillade qui est intervenue dans la 125e Rue, provoquant la mort d'une famille de cinq personnes. Ils parlent ensuite d’une banale chirurgie du dos qui a entraîné une paralysie de l’infortuné patient…
Voilà pourquoi je ne regarde jamais le JT. ! C'est hyperdéprimant ! Et pour quelqu’un qui n’arrête pas de ruminer sur sa disparition prochaine quand elle a des insomnies, ce n’est pas vraiment l’idéal! Je n’ai aucun besoin qu’on me rappelle certaines réalités.
Pourtant, allez savoir pourquoi, je reste les yeux rivés sur l’écran. Et naturellement, voici ce que j’entends de la bouche de Belinda juste avant la pause publicité :
« Dans quelques instants, nous aborderons le sujet suivant : y a-t-il un lien entre les restrictions budgétaires des compagnies aériennes et les accidents d’avion ? Ne manquez pas notre reportage spécial. Quel impact vont avoir sur vous et ceux qui vous sont chers les choix des grandes compagnies aériennes en matière de sécurité… »
Vous voyez ? Voilà pourquoi je déteste prendre l’avion. Subitement angoissée, je jette un coup d’œil du côté de la chambre de Kirk. La porte est entrouverte, et je constate qu’il est toujours en plein travail. Il ne se rend même pas compte que sa passion pour les voyages en avion va nous tuer ! Je reste scotchée devant le poste. Belinda revient et commence à nous expliquer — accident après accident — là où les grandes compagnies aériennes (elles y passent toutes !) ont péché par excès d’optimisme. En négligeant certains incidents mécaniques en apparence anodins pour des raisons strictement budgétaires, ou par souci du strict respect des horaires.
Je n’en mène déjà pas large quand la séquence suivante achève de me saper le moral. C’est l’interview d'un mécanicien qui vient d’être licencié, et qui a travaillé pendant vingt-deux ans dans une compagnie clairement identifiable car son nom est écrit en caractères gras en bas de l’écran : Metro-Air !
Mon Dieu !
Je fonce sur la télécommande pour augmenter le volume du son et j’appelle Kirk en hurlant comme une folle.
— Kirk ! Kirk ! Viens vite…
Je dois dire, à sa décharge, que Kirk arrive en deux temps trois mouvements, en se demandant ce qui se passe.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?
— Regarde !
Je fais un geste vers l’écran avec la télécommande tandis que le mécanicien est en train d’expliquer posément qu’il avait averti le personnel de la compagnie que la jauge de carburant ne fonctionnait pas bien, et qu’on a ignoré ses avertissements.
Le journaliste lui demande, la mâchoire crispée par l’inquiétude :
— Vous avez donc risqué de perdre votre travail en en parlant à la Federal Aviation Administration ?
— Il faut bien que quelqu’un protège le peuple américain, rétorque le mécanicien.
Avec un rien de morgue, je dois dire.
— Angela…
— Quoi ? Ça peut arriver ! Surtout avec la navette. Tu sais que sur le trajet Boston-New York, un avion décolle toutes les heures. Qui te dit qu’un de ces avions ne sera pas autorisé à décoller parce qu’un obscur employé de la maintenance a décrété qu’un petit défaut de soudure dans le système d’alimentation en carburant, finalement, ce n’est pas une affaire ?
Kirk s’impatiente.
— Ça y est, tu as fini ? Est-ce que je peux aller finir mon travail pour pouvoir dormir un peu avant le départ ? Parce que, quitte à sombrer dans l’océan, j’aimerais autant être suffisamment réveillé pour voir comment je pourrais convertir mon siège en pédalo !
Je me sens tout à coup un peu idiote. Surtout quand je vois le mécano qui faisait la tête il y a deux minutes sourire béatement à la caméra en faisant coucou à sa mère… Que voulez-vous que je fasse, sinon laisser Kirk regagner sa chambre pour tapoter sur son ordi…
Une fois de plus, je me retrouverai seule pour affronter mes angoisses.
Kirk a déjà sombré dans le sommeil depuis belle lurette, et je suis toujours aussi nerveuse. Allongée près de lui, les yeux grands ouve
rts pour lutter contre l’obscurité qui a envahi la chambre, j’ai l’estomac noué. Est-ce parce que j’ai les nerfs à vif, ou à cause de cette sauce indienne épicée que je n’ai pu m’empêcher d’engloutir beaucoup trop vite, malgré les remontrances de Kirk ?
Ne croyez pas que je sois en train de ruminer sur le système d’alimentation en carburant ou les pistons mal graissés. Non, je pense à Grace… Quand je l’ai appelée hier soir, j’ai appris qu’elle passait la soirée de vendredi avec sa nouvelle meilleure amie, sa compagne de célibat : Claudia. Elles vont dans un nouveau bar branché de l’Upper East Side.
Je les vois d’ici en train de glousser quand des types vont leur proposer de leur offrir une consommation. Et croyez-moi, il y aura des amateurs, attirés par la beauté et le magnétisme de Grace plus que par le côté glamour mais dénué de charme de Claudia. Même si je ne souhaite pas revivre la scène du bar pour un empire, j’ai terriblement envie de parler à Grace. Car j’ai l’impression d’avoir tout le poids du monde sur mes épaules !
Kirk, lui, dort comme un bébé sur l’oreiller d’à côté, comme s’il n’avait pas l’ombre d’un souci en ce bas monde. Je regarde la pendule. Il est un peu plus de minuit. Je pourrais appeler Josh… Après tout, lui ne se gêne pas pour m’appeler à toute heure du jour ou de la nuit quand l’angoisse ou la solitude s’empare de lui. Mais je me rappelle soudain qu’il vit avec sa future femme, et je suis certaine que la princesse Emily ne serait pas très heureuse que je vienne troubler son sommeil de belle au bois dormant ! Et puis ce salaud de Josh n’a pas été très sympa, ces derniers temps. J’attendais mieux d’un ami.
Il y a une seule personne que je peux appeler à toute heure du jour et de la nuit. Justin. Je suis sûre qu’il n’est pas encore couché. C’est une créature de la nuit comme moi… Enfin, avant.
Je me glisse hors du lit et je ferme la porte derrière moi pour ne pas réveiller Kirk. Puis je me dirige à pas de loup vers le salon.
Justin décroche à la deuxième sonnerie.
— Allô ?
— C’est moi !
Je prends soudain conscience de la situation. Je suis là, en train de lui téléphoner en pleine nuit… Enfin, il est rare que j’aie une raison d’appeler le type avec lequel je passe une bonne partie de la journée.
— Salut, Ange. Que se passe-t-il ? Où es-tu ?
Je marque une pause, soudain paniquée à l’idée que je ne sais pas pourquoi je l’ai appelé !
— Je suis chez Kirk. J’appelle juste pour… pour voir comment tu vas.
Ça peut passer, car il y a du vrai dans tout ça. Je me fais du souci pour Justin depuis le dernier week-end, quand nous avons erré dans les rues de l’Upper West Side. Et comme je n’ai pas arrêté de courir à droite et à gauche pour préparer mon départ du week-end, je n’ai pas eu un instant à moi pour lui demander de ses nouvelles.
Il me répond d’un ton désinvolte, comme s’il ne m’avait fait aucune confidence ces derniers temps.
— Moi ? Ça va très bien. Et toi ?
— Moi ?
— Oui. Tu comprends, j’ai Lauren sur l’autre ligne, un appel longue distance. Alors si tu as besoin de me parler, je te rappelle tout de suite.
J’ignore pourquoi, mais cette nouvelle me surprend. Sans doute parce que Lauren appelait moins souvent depuis quelque temps.
— Non, rien de spécial. Je ne vais d’ailleurs pas tarder à aller me coucher. Je voulais juste… te dire au revoir.
— D’accord. Alors bon voyage !
Il marque une pause.
— Et ne te fais pas trop de bile pour le voyage en avion. Tout ira bien.
Je souris. Je suis à peu près sûre qu’il a compris l’objet de mon appel. Mais dès qu’il a raccroché, je me retrouve dans le silence de la nuit, plus seule que jamais.
Une petite voix intérieure me fait la morale. C’est curieux, on dirait un peu ma mère. « Tu es fatiguée. Il est tard ! Il serait peut-être temps d’aller au lit. Tu vas passer un week-end épuisant, entourée de gens que tu ne connais pas. »
Et pas n’importe lesquels. La famille de Kirk.
J’ai besoin d’une cigarette.
Avant même de comprendre mon geste, j’enfile mes tongs et je me dirige vers la porte sans aucune préméditation, juste un besoin impérieux que je n’ai jamais ressenti, même au collège quand je fumais un paquet par jour. Je me retrouve dans l’ascenseur avant de prendre conscience que, descendre la IIIe Avenue en boxer et en débardeur au beau milieu de la nuit, ce n’est peut-être pas la chose la plus intelligente à faire ! Je n’ai même pas eu le temps d’enfiler un soutif ! Je plie les genoux pour faire un petit test de mise en jambe. Pas terrible !
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Et je tombe sur Henry, le gardien, tel un sauveur dans son bel uniforme bleu de sécurité. Il est assis au bureau d’accueil de l’immeuble, penché sur un journal.
Je le salue d’un air détaché, comme si j’avais l’habitude de passer mes nuits à errer en pyjama dans les halls d’immeuble.
— Bonsoir, la belle ! Que faites-vous debout à cette heure?
Je l’adore cet Henry! Toujours un petit mot sympa. Je m’approche de lui en louchant sur le paquet de Marlboro qu’il cache sous le comptoir.
— Je n’arrive pas à dormir. Vous n’auriez pas une cigarette?
— Bien sûr, ma belle.
Il attrape son paquet et m’offre une cigarette.
— Merci. Je peux vous emprunter vos allumettes ?
Et sans attendre sa réponse, je m’en empare et je me dirige vers la porte de l’immeuble.
— Attendez ! Vous n’allez quand même pas sortir comme ça ?
— Je vais juste sur le perron.
— Je préfère venir avec vous.
Vous voyez, c’est aussi pour ça que j’adore Henry. Il a probablement dépassé les soixante-dix ans et fait partie de ces hommes qui ont été conditionnés dès leur enfance à protéger le beau sexe.
Dès que je suis assise sur l’une des trois marches du perron, Henry me prend les allumettes des mains et allume ma cigarette. Puis il se sert à son tour.
Nous restons là, à partager quelques bouffées sans rien dire. Puis Henry rompt le silence :
— M. Kirk sait-il que vous fumez ?
Un petit signal d’alerte retentit dans ma tête. Zut ! Et si ma petite escapade nocturne allait révéler mon nouveau vice à mon… futur époux ?
— Euh, non… en fait, il l'ignore. C'est-à-dire, je ne fume pas vraiment…
Il me décoche un sourire complice.
— Ne vous inquiétez pas, je serai muet comme une tombe.
— Attendez au moins que le mariage soit passé ! dis-je en blaguant.
— Ah bon ? Parce que M. Kirk et vous allez vous marier ?
Ça y est, il a encore fallu que je mette les pieds dans le plat ! Mais non, rien à craindre, c’est à Henry que je parle. Celui qui m’a dépanné en me donnant de quoi me payer un taxi un soir où Kirk et moi nous sommes disputés, au tout début de notre relation. Dans un accès de colère, j’ai claqué la porte de son appartement sans un sou sur moi !
— Je ne sais pas si nous allons nous marier.
Et en prononçant ces mots, je me rends compte à quel point c’est vrai. Après tout, rien n’a été décidé. Nous n’avons pas échangé de serments, nous ne nous sommes fait aucune promesse. Est-ce l’heure tardive, ou l’effet puissant de la nicotine, je prends soudain conscience — avec une clairvoyance que je ne soupçonnais pas — que je ne suis pas sûre du tout d’avoir envie de franchir ce pas. Avec Kirk, je veux dire. Peut-être même avec personne, parce que si je n’y arrive pas avec lui…
Je regarde Henry droit dans les yeux, des yeux bruns pleins de chaleur, comme si je pouvais y trouver certaines réponses aux questions qui tourbillonnent dans mon esprit en manque de sommeil.
— Que pensez-vous de Kirk ?
— M. Kirk ?
Il hésite, me regarde en se posant des questions, tout en roulant sa cigarette entre ses longs doigts.
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— M. Kirk est un type bien.
J’exhale une dernière bouffée de fumée. Oui, bien sûr, c’est un type bien. Seulement voilà : est-il fait pour moi ?
Lorsque le réveil sonne à 7 h 30, je n’ai toujours pas la réponse. Dur, dur de se lever si tôt un samedi ! Enfin je parle pour moi (si j’ai l’habitude de me lever à 5 heures pour l’enregistrement télé, je m’accorde la permission de faire la grasse matinée le week-end…).
En fait, je me posais encore un tas de questions lorsque je me suis endormie après avoir regagné l’appartement comme une voleuse à 2 heures du mat, et m’être glissée dans le lit contre le corps chaud de Kirk profondément endormi.
Cette fois, ce n’est plus le moment d’avoir des doutes. Je regarde d’un air hébété Kirk sauter du lit avec une énergie que jamais je n’arriverai à avoir le matin, quelle que soit l’heure. Malgré les exercices que je fais régulièrement pour Réveil tonique.
— Réveille-toi, fainéante, dit Kirk en se penchant pour m’effleurer la joue d’un baiser.
J’ouvre un œil et je souris en voyant son visage si proche du mien, les yeux encore bouffis de sommeil et les cheveux ébouriffés.
Je joue les gamines geignardes.
— Je veux pas aller à l’école.
J’attire Kirk à moi et je me retrouve allongée sous lui. Je murmure :
— On ne pourrait pas rester au lit un peu plus longtemps?
Et je commence à bouger des hanches contre les siennes de façon très suggestive… Je sens son corps réagir. Il penche la tête et caresse ma poitrine avec sa bouche, en mordillant le bout de mes seins à travers mon T-shirt. Une onde de plaisir presque douloureuse envahit tout le bas de mon corps. Mmm… pas de doute, c’est vraiment un type bien. Je soulève mon haut pour lui laisser le champ libre… Dès que ses lèvres se referment sur mon téton, je sais que tout ira bien, enfin dès que j’aurai réussi à le débarrasser de son fichu boxer…
Mais avant que je puisse libérer cette excroissance prometteuse, Kirk bondit de nouveau hors du lit.
— Allez, viens ! On remettra ça à plus tard. Nous avons un avion à prendre.