by Lynda Curnyn
Naturellement, j’arrive en retard car j’éprouve le besoin impérieux de m’en fumer une petite dernière en chemin, et je m’aperçois que je n’ai pas d’allumettes. Je suis tellement à cran que je frôle la crise de nerfs en faisant la queue au bureau de tabac. Figurez-vous que le mec s’est mis dans la tête de me faire payer cinq cents la boîte, sans doute pour me punir de n’avoir pas acheté mon futur cancer dans son auguste établissement. Et quand j’ai le malheur de lui tendre un billet de vingt dollars (« Désolée, mais c’est tout ce que j’ai sur moi »), le voilà qui a le culot de me rire au nez.
Je réussis à le calmer en achetant une boîte d’Altoids (de toute façon, j’en aurai sûrement besoin pour donner un coup de fraîcheur à mon haleine). Car j’aurai droit au baiser d’accueil — sans la langue, c’est entendu, mais quand même ! Et si Michelle a raison, au grand baiser final postdemande en mariage !
« Je vous en supplie, mon Dieu, faites qu’elle se trompe ! » Car malgré tout l’amour que j’ai pour Kirk, je suis sûre et certaine que la bague qu’il va m’offrir sera horrible !
Je me demande s’il est de bon ton d’aborder ce genre de sujet. Au bout de combien de temps une fille peut-elle suggérer de faire modifier le sertissage de la bague sans briser la magie de l’instant ? Il doit sûrement y avoir des précédents. Ce n’est pas tous les jours qu’une mariée se voit offrir du premier coup la bague de ses rêves, je me trompe ?
« Ni l’homme de ses rêves… » Toujours cette petite voix qui me parle à l’oreille. Oh, mais attendez ! On dirait la voix de Claudia. Pourtant, ce n’est pas elle…
Zut, et re-zut ! Lâche-moi un peu ! Je suis heureuse. Enfin, je vais l’être bientôt.
Même si ça doit me tuer.
Je pousse la porte du restaurant, et le maître d’hôtel s’approche.
— C'est pour une personne ?
Vous connaissez quelqu’un qui va dîner seule au Blue Water Grill, vous? Claudia, peut-être… mais je ne suis pas Claudia !
— Non, deux personnes. Mais euh, la personne qui m’accompagne est peut-être déjà là.
— Ah, oui. Si vous voulez bien me suivre…
Bizarre, non ? Il a tout de suite deviné de qui il s’agit. J’en déduis que Kirk, l’homme qui a la précision des montres suisses, est furieux de mon retard et qu’il doit être en train de se défouler sur le personnel.
Eh bien, pas du tout. Kirk est assis sagement à sa table et sourit d’un air béat. Furax, lui ? Non. Il est bougrement content de me voir.
Du coup, ma panique monte d’un cran.
Il se lève pendant que je mâchouille désespérément mon bonbon à la menthe avant le baiser d’entrée.
— Bonsoir, chérie ! Tu es absolument magnifique.
Je baisse les yeux sur mon ensemble comme si je venais de me rappeler brusquement que je m’étais habillée pour l’occasion. En noir. Ça m’a semblé… approprié.
— Je me suis déjà permis de commander une bouteille de champagne.
Bigre ! Du champagne… Je dois avoir l’air ahuri car il se croit obligé d’ajouter :
— Pour fêter ça.
Où avais-je la tête. Mais oui, bien sûr. Norwood.
Mais en levant les yeux sur Kirk, je vois son regard pétiller comme si, manifestement, il voulait célébrer autre chose.
Aïe, aïe, aïe ! Mon Dieu, ça se gâte…
— Tu sais, je regardais le menu… J’ai l’impression qu’ils ont d’excellents fruits de mer.
— C’est vrai.
Nous sommes bien venus manger, non ? Soit. Mais que peut-il bien y avoir dans toutes ces sauces délicieuses qui nappent une bonne partie des entrées ?
Ma dernière heure est venue, je le sens. Je vais mourir, et Kirk va déposer la bague dans un coffre. Puis il continuera de mener sa petite vie. Bien sûr, il aura du chagrin, mais ça ne durera qu’un temps. Je l’imagine en train d’annoncer la nouvelle à ses parents, et sa mère baissera les yeux pour faire semblant de partager son chagrin. Mais elle se réjouira en silence d’avoir évité à ses futurs petits-enfants d’hériter de toutes mes tares. Je suis sûre que Kayla aura de la peine. Elle pourrait même organiser un spectacle en mon honneur. Et je deviendrai célèbre.
Vous voyez comme tout ira bien. Enfin je veux dire, si je meurs ce soir.
— Tu as choisi ?
— Oui. Pour moi, ce sera un saumon grillé.
J’ai dit ça par réflexe. C'est toujours ce que je commande quand il n’y a rien d’autre. C'est vrai que les entrées sont appétissantes, mais je suis trop épuisée mentalement pour demander au serveur de me réciter la liste des ingrédients qu’il y a dans les sauces !
Or, j’ai décidé, pendant que le serveur est suspendu à mes lèvres pour prendre la commande, que je voulais vivre…
Arrivera ce qui arrivera.
Kirk choisit un homard cuit à la vapeur.
Quand je pense que je vais épouser un homme qui mange des trucs qui ont l’air vivants ! Comment voulez-vous que je passe une bonne soirée avec les yeux de ce monstre rivés sur moi ?
Heureusement, le champagne arrive. Je suis tellement soulagée, enfin, « soulagée » n’est pas le mot. Bref, le temps que le serveur ait fini de remplir le verre de Kirk, j’ai déjà descendu le mien.
Kirk lève son verre et me regarde pendant que le serveur repose la bouteille dans le seau à glace, sur la desserte, avant de s’éloigner.
— Angie !
— Quoi ?
Je repose mon verre vide sur la table d’un air satisfait.
— Je voulais que nous portions un toast…
Hic!
— Désolée, je…
— Ce n’est pas grave, il y en a encore dans la bouteille.
Joignant le geste à la parole, il me verse un deuxième verre. C’est qu’il a l’air de bonne humeur, notre Kirk ! Ce soir, quoi que je fasse, il ne trouve rien à redire. Doux comme un agneau, je vous dis. Et moi, je n’aime pas ça. Où est passé l’homme qui m’a fait vivre un enfer pendant des mois ? Je VEUX qu’il revienne !
Je lève mon verre.
— A nous deux, dit Kirk en trinquant.
J’engloutis la moitié de mon verre. Puis pour éviter que la soirée ne dérape sur un terrain dangereux, je porte un toast à mon tour.
— C'est à toi qu’il faut porter un toast, mon chéri. Je bois à la santé de l’informaticien de génie qui a conçu un nouveau logiciel pour la société Norwood !
Il sourit et sa main saisit mon poignet.
— Mais tu ne comprends donc pas ? C’est l’avenir qui commence, pour nous deux.
J’essaie de lire dans ses yeux où la bougie fait danser de petites lumières. A moins que ce ne soit l’amour… Je le trouve vraiment très beau, et à sa façon de me regarder, je me dis qu’il pourrait très bien cacher une bague dans la poche de son blazer.
Alors je re-panique. Il n’aurait tout de même pas dépensé tout cet argent sans avoir la moindre idée de mes goûts ! C’est ce que j’ai dit à Michelle, il a trop les pieds sur terre pour faire une chose pareille. Mais imaginez qu’il ait fait un achat impulsif ? Quand on est amoureux, on ne sait jamais… Surtout quand on est en manque depuis un moment et qu’on est titillé par sa testostérone ! Il a très bien pu courir dans la bijouterie la plus proche pour m’acheter un diamant. Ne m’en parlez pas, ce serait terrible, une vraie cata. Et n’allez surtout pas en déduire que je ne l’aime pas. C’est faux. Je l’aime.
C’est juste qu’il n’a aucune idée du type de bague qui me plaît.
Ni de ce que j’attends de la vie, d’ailleurs.
Ça y est, voilà ma petite voix intérieure qui met encore son grain de sel. « C’est peut-être parce que tu ne lui as jamais dit ce que tu voulais. »
Ce n’est pas faux. Il faut que je le fasse.
Est-ce l’effet du champagne, ou la peur panique qu’il se déclare officiellement à moi ce soir (si telle est bien son intention), toujours est-il que je me retrouve en moins de deux en train de lui confier à quel point j’ai envie d
e trouver un nouveau job, surtout depuis que nous savons par Rena que la signature du contrat ne va pas tarder. Je lui parle aussi du mailing qui s’est soldé par un fiasco complet (aucun appel !), et de l’audition que j’ai préparée si soigneusement pour m’entendre dire que le rôle n’est pas pour moi.
Maintenant que je suis lancée, rien ne peut plus m’arrêter. Pas même la vue du homard que le serveur est en train de nous servir pendant que je déballe tout ce que j’ai sur le cœur.
Kirk boit une gorgée de vin et entreprend de décortiquer consciencieusement son homard. Il hoche la tête en signe d’approbation, et quand il se décide à parler, je suis sidérée par sa perspicacité.
— Tu n’as peut-être pas besoin de te presser autant, Ange. Je sais que tu es habituée à travailler dur pour obtenir ce que tu veux, ça en devient presque une drogue. Pourquoi ne pas accepter ce contrat pour gagner de l’argent et profiter enfin de la vie ? Ça ne veut pas dire que tu seras obligée de faire ça jusqu’à la fin de tes jours. C'est temporaire, juste pour avoir une vie plus facile…
Est-ce, là encore, l’effet du champagne ? Mais je me dis qu’il a raison. J’ai besoin d’une vie moins contraignante. Tout ce que je fais est si dur… Je peux très bien signer ce contrat et continuer à passer des auditions. J’aurai même plus de temps pour en passer puisque je pourrai quitter mon job à Lee & Laurie.
Ce Kirk ! C’est un petit futé, je vous le dis. Je me sens presque déçue lorsque le dîner s’achève et qu’il n’est pas question de demande en mariage… En tout cas, pas pour ce soir.
Je dis bien presque déçue… Car si j’ai appris quelque chose durant ces deux dernières semaines, c’est que si je veux réussir une carrière d’actrice, j’ai besoin de temps. Et de combien de temps pourrai-je disposer ?
Mes craintes reviennent lorsque Kirk me prend la main et me parle de la petite conversation qu’il a eue avec ses parents. Ils ont discuté de moi, et il semblerait qu’ils m’adorent et soient impatients de me revoir…
Déjà choquée par la nouvelle, je le suis encore plus en voyant la tête de Kirk. J’ai l’impression qu’il mijote un nouveau week-end à Newton, comme s’il voulait leur annoncer une grande nouvelle concernant son avenir. Notre avenir.
Michelle a raison. Maintenant qu’il a Norwood sous contrôle, il pète les plombs, et tout indique qu’il voudrait me voir sous contrôle, moi aussi.
Mon Dieu !
J’ai besoin d’une cigarette.
Mais comment voulez-vous que je fume même quand nous flânons dans les rues, bras dessus bras dessous, pour aller jusqu’à son appartement…
En pénétrant dans l’immeuble, il dit un petit bonjour en passant à Henry, le gardien, qui lui sourit et lui fait un signe de la main. Lorsque son regard croise le mien, Henry me glisse un clin d’œil complice.
J’ai vraiment un besoin urgent de fumer.
L'ascenseur s’arrête à l’étage de Kirk. A peine ai-je fait un pas en avant que Kirk me plaque contre la porte et me prend dans ses bras. Son baiser me fait frémir des pieds à la tête. Puis il fait un geste en direction du panneau « Sortie » au-dessus de l’escalier de secours.
— Tu te souviens de notre petite séance dans le stade ? Et si on remettait ça dans la cage d’escalier ? Personne n’y va jamais…
Il joint le geste à la parole en m’entraînant derrière lui.
Je regarde le panneau rouge vif comme un mauvais présage. Au souvenir de notre petite « orgie », j’ai un mouvement de recul.
— Je… euh, c’est-à-dire, je ne sais pas…
Il m’attire de nouveau à lui, et ses mains caressent mon dos.
— S'il te plaît, Ange ! Viens, on va s’éclater.
Ne sachant quoi faire d’autre, je me penche vers lui et je l’embrasse doucement sur les lèvres.
— Je… je veux juste être seule… avec toi, dans ton lit.
— Je n’y vois aucun inconvénient majeur…
Et nous franchissons la porte de son appartement. Aussitôt, il se jette sur moi. Je sens ses mains s’agiter frénétiquement sous mon corsage tandis qu’il m’embrasse dans le cou. Une onde de désir me parcourt, avec une telle violence que je suis presque effrayée, et je me dérobe une nouvelle fois.
— Angie, tu me rends fou.
Lui ? C'est moi qui deviens folle, oui. Je ne sais plus où j’en suis.
— J’ai juste besoin… d’utiliser la salle de bains.
Il me libère et fait un geste vers la porte.
— Tout ce que tu veux, mon ange ! Je t’attends…
Je me dirige vers la salle de bains où je m’enferme ostensiblement. Pour être franche, j’en profite pour faire un petit pipi, mais ça n’était pas urgent à ce point-là ! Non, ce dont j’ai le plus besoin, c’est réfléchir. Mais mon cerveau est embrumé par le vin et le désir…
Je me lave lentement les mains en regardant mon reflet dans la glace. La femme que je vois est très jolie, en dépit de l’angoisse qui m’étreint. Qu’est-ce qui ne va pas, Angela DiFranco ? Cet homme t’aime et tu l’aimes aussi. Et si tu te contentais de vivre, pour changer ? Oublie un peu l’avenir, et profite du moment présent !
Sage conseil.
J’entends frapper à la porte.
— Ça va bien, là-dedans ?
J’ouvre et je souris à Kirk.
— Très bien.
Je vois qu’il s’est déshabillé et n’a plus sur lui que son boxer. Tandis que mes yeux s’attardent sur son ventre plat et dur, sur son torse puissant, je me sens en pleine forme ! Je vis pleinement l’instant présent, et Kirk a vite fait de s’en apercevoir. Il me pousse contre le lavabo, les mains sous ma jupe, sa bouche collée à la mienne.
Ah, oui… je veux profiter de ce moment, il n’y a plus que cela qui compte. Je soulève mon corsage et je me presse contre Kirk. Avant de réaliser ce qui m’arrive, je me retrouve la jupe en l’air à hauteur de la taille, et les fesses sur le rebord du lavabo. Ma petite culotte a valsé par terre.
Kirk fait une brève pause pour se débarrasser de son boxer et s’enfonce en moi d’un coup de rein impétueux. Puis il commence à se démener comme un fou. Ça me rend dingue. Je croise les jambes autour de sa taille et je ferme les yeux tandis que les premières ondes de plaisir déferlent en moi. Jamais je ne me suis sentie aussi excitée. Pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? Une nouvelle onde de chaleur me met rapidement hors d’état de penser quoi que ce soit…
Enfin, pas vraiment. Car soudain, derrière mes yeux mi-clos, je vois apparaître un nouveau Latino. Rien à voir avec mes danseurs de salsa. C'est José, le copain de Michelle, celui qui trompe sa femme sans l’ombre d’un scrupule…
Et ce n’est pas le décolleté de Michelle qu’il reluque cette fois. C’est le mien.
J’ouvre les yeux. Le visage congestionné de Kirk me fait peur.
— Arrête ! Arrête, je te dis !
Il s’exécute, et cette fois, c’est lui qui est inquiet.
— Ça ne va pas ?
— Non.
— Je t’ai fait mal ?
Il me regarde droit dans les yeux, mais je détourne aussitôt le regard. En découvrant son sexe dur qui semble hésiter sur la marche à suivre, je saute sur la première excuse qui me vient à l’esprit.
— Tu n’as pas… enfin, je veux dire, nous avons oublié le préservatif.
— C'est vrai, tu as raison. Pas étonnant que ce soit si bon. Je sens que je m’y habituerais très vite…
A quoi ? A me faire un enfant ?
— Non, il faut en mettre un.
C'est peut-être cette position… inhabituelle qui lui a mis cette idée dans la tête ?
— Et si on reprenait où on s’est arrêtés… mais dans le lit, cette fois ?
Il ne discute pas. Comment voulez-vous entamer une discussion avec une femme à moitié nue qui a les jambes croisées autour de vous et avec un sexe dur comme un morceau de bois !
Il recule d’un pas et m’aide à sauter du lavabo. Puis nous passons dans la chambre. J’enlève mon haut qui
commence à me meurtrir la peau car il s’est enroulé de façon bizarroïde autour de mes seins.
— C'est mieux comme ça ?
Je suis allongée confortablement sur le dos, et Kirk est penché au-dessus de moi comme s’il s’apprêtait à me pénétrer de nouveau. A-t-il vu une lueur d’hésitation dans mes yeux ? Il s’arrête et revient aux préliminaires… Ça ne me dérange pas du tout… au contraire. Je soupire en sentant sa bouche s’attarder sur mes seins, puis descendre lentement sur mon ventre, sur mes hanches, et plus bas encore…
Je sens tout à coup sa langue effleurer mon sexe. Je rouvre les yeux, et je prends appui sur mes coudes.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pensais que tu aimais ça.
— C’est vrai, j’aime beaucoup ça. Mais pas toi. Enfin, je ne crois pas, dis-je, pleine d’espoir.
— Pas de problème, je peux le faire.
Quel enthousiasme !
— Et puis j’ai pensé que tu pourrais en avoir besoin ce soir. Pour t’aider à te détendre.
Vous connaissez une fille qui ne serait pas d’accord avec ça? Je retombe en arrière sur l’oreiller, mais en gardant cette fois les yeux grands ouverts. Il recommence à me caresser avec la langue. Timidement au début… Je me sens mal à l’aise pour lui, il a horreur de ça ! Puis la caresse se fait longue et plus pressante, suivie d’une autre et d’une autre encore…
Je le regarde en l’encourageant.
— Oui, c’est bien…
Apparemment, j’aurais mieux fait de me taire. Car il se met à y aller franchement… Un peu trop. J’ai l’impression d’être dans une station-service, enfermée dans la voiture avec les vitres ouvertes !
Il est temps que je le libère, le pauvre chéri.
— Kirk, j’ai besoin de toi là-haut.
Soulagé, le voilà reparti à l’assaut de l’Everest. Au moment où il est sur le point de renouer le contact avec moi — comme il l’entend, cette fois —, je referme doucement les jambes.
— Et le préservatif ?