by Lynda Curnyn
— Mais nous fêtions le succès de Justin. C’est maintenant qu’il a besoin de notre soutien…
— Pour l’aider à faire quoi, tu peux me le dire ? Tu as entendu les paroles de ses chansons comme moi… Ça ne veut strictement rien dire !
— Si, il parlait de notre azalée. Tu sais, la fameuse azalée qu’on nous a livrée un soir… par erreur.
Il est vrai que s’il connaissait le fin mot de l’histoire, ce serait bien lui le dernier à en rire.
— Bon, d’accord, c’est très beau. Absolument parfait. Maintenant, on pourrait peut-être s’en aller… De toute façon, ton colocataire a son fan-club autour de lui, il peut se passer de nous.
Je pointe un doigt accusateur.
— C'est bien ce que je disais, tu es jaloux !
— Mais non ! Simplement je ne vois pas l’intérêt de rester assis à regarder ce type se pavaner devant nous. Il ne se sent plus ! Et on aura beau lui taper dans le dos et boire à sa santé, ça le mènera où, d’après toi ? Tu peux me dire ce que ce mec a fait de sa vie ?
— Il a énormément de talent. Mais il n’a pas encore saisi toutes les occasions de le démontrer !
Kirk ricane et lève de nouveau le bras pour arrêter un taxi.
— Parlons-en, de ses occasions ! Des occasions manquées, oui… Pour ça, il est champion ! Quand l’as-tu vu ne serait-ce que lever le petit doigt pour forcer le destin ?
Le discours de Kirk me prend de court. Il fait renaître en moi tous les doutes que j’ai eus sur Justin ces derniers temps. Kirk en profite pour enfoncer le clou.
— Je sais bien qu’il est difficile de se faire une place dans le show-biz. Mais regarde, tu y arrives bien, toi ! Tu as au moins un but.
Un but, vraiment ? Brusquement, mes projets de contrat pour Réveil tonique me paraissent bien dérisoires. Une impasse, oui.
C'est à ça que je suis en train de penser quand le taxi arrive. Kirk ouvre la porte et me fait signe de monter en me dévisageant comme si j’étais une extraterrestre.
— Allez viens, Ange. On y va.
Je me sens tout à fait dans la peau d’une créature venue d’ailleurs… un peu comme Bernadette. J’ai besoin de plonger mes racines dans le sol, quel que soit le prix à payer.
— Non ! Je reste.
La mâchoire de Kirk se crispe.
— Très bien.
Il monte dans le taxi et claque la portière derrière lui. La voiture s’en va. Il ne me reste plus qu’à rejoindre mes amis pour affronter seule leurs regards.
— Que s’est-il passé ? s’exclame Grace.
Je prends un ton léger.
— Rien. Kirk était juste un peu fatigué, et moi, j’avais envie de rester.
Je jette un coup d’œil à Justin, qui est en train de boire un pot avec Claudia et Colin. Quand il lève la tête, il a l’air tout content de me voir et approche une chaise juste à côté de moi.
— J’étais sûr qu’elle reviendrait !
Je m’assieds, un peu mal à l’aise devant le regard soupçonneux de Grace. Elle n’a rien perdu de l’attitude de Kirk, et il est clair qu’elle non plus n’a pas apprécié sa façon de faire.
Je me vois déjà obligée de renouveler mes excuses au nom de Kirk… Heureusement, C.J. et sa femme, Danielle, me sauvent la mise en s’approchant de notre table.
Justin se lève d’un bond pour embrasser son meilleur ami et sa femme.
— C.J. ! Alors mon vieux, tu as pu te libérer, finalement.
— En fait, je suis venu à New York avec Danielle pour écouter un nouveau groupe qu’on parraine, mais j’espérais te voir…
— Dommage ! Tu as raté quelque chose !
Justin est tout sourire, comme s’il lui importait peu que la seule personne capable de l’aider à faire carrière dans le show-biz soit arrivé trop tard pour assister à son triomphe.
Soudain, l’envie me prend de lui donner un coup de pouce.
— Vous savez, il a été fantastique ! Je ne serais pas surprise qu’on lui propose de revenir la semaine prochaine !
Toute la tablée acquiesce et couvre Justin de louanges.
— Eh bien, je crois que cela mérite une nouvelle tournée.
C.J. s’assied à notre table avec son épouse. Après les présentations d’usage, tout le monde papote joyeusement en buvant verre sur verre. Pour la première fois depuis ma petite prise de tête avec Kirk, je me sens détendue. Je suis tellement ravie de ce qui arrive à Justin ce soir, surtout lorsque C.J. me murmure sur le ton de la confidence.
— Alors, il était si bien que ça, ce soir ?
Je hoche la tête énergiquement.
— Ah, ça, oui ! Vous savez, je l’avais déjà entendu jouer, mais jamais devant un public. C'était... grandiose !
— Oui, il a toujours eu de la présence sur scène. Au collège, nous jouions dans le même orchestre, mais à l’époque, Justin jouait de la basse. C'était moi le guitariste… et aussi le chanteur !
Il est tout ému en évoquant le passé.
— Ensuite, nous avons laissé tomber le groupe. J’ai poursuivi mon chemin dans le domaine de la musique, mais Justin a été touché par le virus du cinéma. Vous avez déjà vu son film ? Assez surprenant, n’est-ce pas ? Je suis même étonné qu’il se remette à la musique… J’aurais cru qu’il persévérerait dans le cinéma.
— Moi aussi.
Il faut bien admettre que Justin n’a jamais été très persévérant depuis qu’il a tourné ce film. Pourtant, après la performance de ce soir, je me demande si je ne me suis pas trompée sur son compte. Peut-être n’a-t-il rien du cinéaste frustré que je croyais... C'est un musicien qui n’a jamais eu l’occasion de faire ses preuves. Mais je me dis qu’aujourd’hui, il a une chance à saisir !
Il est en train de bavarder avec C.J., qui lui donne de grandes claques dans le dos et lui commande une autre bière. Il faut absolument que C.J. lui donne cette chance !
— Dis-moi, on pourrait peut-être recommencer à jouer ensemble ? Non, attends, j’ai une meilleure idée. Maintenant que tu es un grand auteur compositeur… interprète, tu devrais peut-être essayer de faire un essai d’enregistrement.
— Mais bien sûr, vieux ! Tu me laisses finir ma bière et j’y vais.
Il lève son verre en riant comme s’il n’avait aucun souci.
Et si Kirk avait raison ? Et si Justin était incapable de saisir sa chance lorsqu’elle se présente ? Comme s’il ne la voyait pas… A moins qu’il n’ait peur de l’affronter, et qu’il ne prenne les jambes à son cou chaque fois que la vie lui sourit. C'est vrai que lorsque son film a été primé, Justin a cessé de tourner. Et il est tombé amoureux de Lauren à la minute même où elle repartait pour la Floride.
Brusquement, c’est la révélation : tous mes amis ont la même phobie. Ils ont peur de s’engager !
Colin, qui sourit à Justin, plein d’espoir… comme s’il avait une chance ! Alors que, s’il y a bien une certitude concernant Justin, c’est son hétérosexualité. Et Grace, qui se penche vers Claudia… sans doute pour éviter le regard du mec qui n’arrête pas de la regarder de l’autre côté du bar depuis vingt minutes.
Et Justin… à qui Jenna apporte une nouvelle consommation. Lui, c’est le pire de tous. Non content de tenir à distance celle qu’il aime, il le fait avec ses rêves, tous ses rêves.
Pourtant, si j’ai appris une seule chose de mes auditions ces dernières semaines, c’est que renoncer à ses rêves est le pire crime qui soit.
Tout le monde quitte le bar au compte-gouttes. D’abord C.J. et Danielle, qui doivent regagner le Westchester. Grace part avec Claudia pour partager un taxi. Quant à Colin, je pensais qu’il était capable de rester toute la nuit, suspendu aux lèvres de Justin… Mais lui aussi commence à sentir la fatigue de l’heure tardive et décide de prendre congé.
Je me retrouve donc seule avec Justin pour rentrer chez moi à pied. Enfin, chez nous.
— On dirait que cette soirée a été plutôt bonne pour toi, non ?
— Oui.
Il me s
ourit, puis baisse les yeux sur le trottoir d’un air pensif.
— Alors, pourquoi ne pas continuer ? Monter un nouveau spectacle. Tu peux même faire un essai d’enregistrement, comme l’a suggéré C.J.
Il éclate de rire.
— Oui, peut-être. Mais j’ai fait ça juste pour rigoler un peu, tu comprends ? Je ne suis pas sûr que c’est vraiment ce que je veux.
Je m’arrête net et je me retourne.
— Justin ! Tu es aveugle ou quoi ? Tu vois ce que tu fais?
Il ouvre de grands yeux perplexes.
— Quoi ?
— Tu sautes d’une chose à l’autre, en gâchant toutes les occasions qui s’offrent à toi. Ce soir, les gens ont aimé ton spectacle. Et tu as un ami qui travaille dans l’industrie du disque, et qui pourrait t’aider…
— Je sais, je sais. Tu as raison…
Sa voix se brise. Puis il change brusquement de sujet.
— Dis donc, j’ai écouté ce que m’a dit Colin au sujet du contrat de Réveil tonique. Apparemment, il est partant. Et toi ?
Je soupire. Tous mes doutes resurgissent.
— Je ne sais pas. C’est peut-être une occasion…
— Ou le début de la fin.
— Il y a des moments où il faut savoir prendre des décisions, Justin, prendre des risques pour pouvoir avancer dans la vie.
— Et tu penses vraiment que cette émission va te faire avancer ?
— Non. Mais elle peut m’assurer un minimum de sécurité. Je peux très bien la faire, et continuer à auditionner.
— Et que feras-tu si on te propose un autre boulot ? Si tu es obligée de déménager à Los Angeles pour l’avoir ? Un film, par exemple. Au fait, tu as eu des retombées de ton audition, tu sais, pour ce film, quel était le titre déjà ?
— All for Love. Non, ils ne m’ont même pas rappelée. Enfin si, le directeur de casting m’a rappelée. Il m’a dit que j’avais du potentiel, mais que je n’étais pas faite pour ce rôle.
— Ange, tu te rends compte de ce que tu dis ? Les directeurs de casting ne rappellent jamais, sauf s’ils sont convaincus que la personne en vaut la peine. C’est un très bon signe.
Je lève la tête vers lui, hésitante.
— Il m’a dit qu’il avait un autre projet en tête, et qu’il me rappellerait s’il voyait le jour. Mais il n’a jamais rappelé.
— Quand je pense que tu m’accuses de laisser passer des occasions. Mais regarde-toi, Ange ! Ce type a décelé quelque chose en toi, comme moi et d’autres lorsque tu étais sur scène. Il serait temps que tu prennes, toi, conscience de ce quelque chose. Que tu y croies !
— Mais à quoi ça sert de croire en son talent si on ne vous donne jamais l’occasion de le prouver ?
Il éclate de rire.
— Ah bon, parce que tu vas signer un contrat qui stipulera que tu n’auras pas l’occasion de l’utiliser ? Tu sais qu’il y a d’autres façons de rater des occasions, Ange. Par exemple, miser sur le mauvais cheval.
Il a raison. Si je décroche un autre boulot qui fait concurrence à Réveil tonique, ça va être la croix et la bannière pour résilier mon contrat.
— Mais je ne sais même pas si on me proposera un autre boulot…
Je viens de comprendre pourquoi l’idée ne m’est jamais venue que ça pourrait m’arriver. C’est parce que je ne crois pas en ma bonne étoile.
— C’est peut-être ma dernière chance d’arriver à quelque chose.
— Angie, tu dis des bêtises. Tu es belle, tu as du talent. Tu as la chance d’avoir été rappelée par un directeur de casting juste pour te dire qu’il croit en toi. Tu sais, ça n’arrive pas à tout le monde. En plus, tu vis dans la plus belle ville du monde, une ville où tout est possible. Tiens, prenons mon exemple. Je monte sur scène pour pousser la chansonnette à propos d’une malheureuse azalée, et voilà que les gens en redemandent! On ne sait jamais à quel moment on va toucher la corde sensible. Mais il faut s’y préparer pour surfer sur la vague au bon moment.
Ce qu’il dit n’est pas idiot. Le problème n’est pas de prendre des risques, mais de faire le bon choix.
Nous sommes déjà arrivés devant notre immeuble. Justin sort sa clé et ouvre la porte. Je le précède dans les escaliers, en bondissant comme un cabri. C’est fou ce que je me sens légère, ça ne m’était pas arrivé depuis si longtemps…
Une fois dans l’appartement, Justin avoue :
— Je suis crevé ! Tu vas te coucher ?
Je hoche la tête en souriant.
— Justin ! merci…
— De quoi ?
— De m’avoir rappelé qu’il me reste une chance de réussir.
— Angie, si quelqu’un a une chance d’arriver à ses fins, c’est bien toi.
Et il me prend dans ses bras dans un geste très tendre.
Je ressens alors le même petit pincement au cœur que lorsqu’il m’a embrassée pour me souhaiter bonne chance. Apparemment, c’est réciproque car Justin a failli trébucher sur le canapé en reculant un peu trop brusquement.
— Bon, je vais me coucher.
Il fonce dans sa chambre en évitant soigneusement de me regarder et ferme la porte d’une main ferme derrière lui.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je sens encore la chaleur de son corps à l’endroit où il s’est appuyé contre moi.
Je ne le sais que trop bien. Voilà pourquoi je file, moi aussi, dans ma chambre, et je ferme la porte à double tour, comme pour essayer de chasser les folles pensées qui viennent de nous traverser l’esprit, l’un et l’autre.
C'est complètement dingue. C’est sans doute que nous avons trop bu… A moins que…
Je me déshabille pour me glisser dans mon lit.
Mais impossible de fermer l’œil.
17
Je prendrai un carat et demi… et gardez le mari !
Le lendemain, Kirk me confirme nos projets pour la soirée. Il ne fait aucune allusion à son départ remarqué de la veille, ce que je trouve d’autant plus curieux que je me pose toujours des questions sur son comportement vis-à-vis de Justin. Je suppose que tout ce qui est rapports humains n’a, aux yeux de Kirk, aucun intérêt. Et je suis toujours en colère contre lui. Mais bien entendu, il ne me laisse pas le temps de lui en parler.
— Je te propose de nous donner rendez-vous au coin de la 47e Rue et de la Ve Avenue à 16 h 30 maxi. Ça nous laissera pas mal de temps devant nous pour faire les magasins avant mon départ. Mais surtout, ne sois pas en retard !
— Tu es sûr de pouvoir me faire une petite place dans ton emploi du temps ?
Sans doute pour répondre à sa critique implicite sur mes fréquents retards.
— Si tu n’es pas en retard, absolument !
Oui, bien sûr.
En raccrochant, je vois Michelle qui me regarde bouche bée. Naturellement, elle n’a pas perdu un mot de notre conversation.
— Bon sang, pourquoi ne m’as-tu pas dit que vous alliez chez Rudy ?
Elle m’a l’air à la fois indignée et ravie.
Oui, pourquoi? Bonne question. Sans doute parce que j’ai bien trop de choses en tête en ce moment, entre les auditions, le spectacle de Justin, et ce fichu contrat…
Au fait, oui, le contrat… Je n’ai toujours pas appelé Colin pour lui demander ce qu’en a dit son agent. Pas question de renoncer à quelque chose sans savoir exactement de quoi il s’agit…
— Euh, je reviens.
Sans donner à Michelle le temps de dire ouf, je bondis de ma chaise et je me rue sur le premier téléphone disponible dans un des bureaux du fond. J’ai bien vu qu’elle s’apprêtait à me débiter toute une série de conseils sur la façon de choisir une bague… Du coup elle referme son clapet vite fait.
Désolée, mais cette conversation téléphonique doit avoir lieu sans témoin.
Ce que me dit Colin ne fait que me conforter dans ma décision : pas question de signer le contrat. Au début, il me parle salaire et avantages sociaux avec un tel enthousiasme que je suis à deux doigts de renoncer à ma décision. Puis il m’apprend qu�
��il s’agit d’un contrat de trois ans, et qui comporte une clause de non-concurrence.
Apparemment, la chaîne espère se faire du fric sur les rentrées publicitaires si l’émission décolle comme prévu. Et ils n’ont pas envie que Colin et moi ternissions l’image de Réveil tonique en apparaissant dans des émissions susceptibles de mettre en danger cette politique.
Pas question pour nous d’accepter un autre boulot, quel qu’il soit, sans l’autorisation de la chaîne. J’imagine qu’ils ne se priveront pas de faire jouer cette clause, pour nous garder rien que pour eux…
Eh bien, c’est hors de question ! En raccrochant, je sens un immense soulagement m’envahir. Ma participation à Réveil tonique est donc sur le point de s’achever… C'est la première fois que j’ai une certitude quant à mon avenir, et ça me comble de joie.
Mais mon bonheur est de courte durée. Quand je retourne dans mon bureau, Michelle m’attend pour m’inonder de conseils de toutes sortes sur l’engagement que je vais prendre. Et bien sûr, elle ne tarit pas de commentaires sur la bague.
Mais pour l’instant, c’est le bonhomme qui me pose problème…
Lorsque je quitte la boîte pour rejoindre Kirk, je suis une véritable boule de nerfs ! Naturellement, il est déjà 16 h 15. Mais si je suis une nouvelle fois en retard, ce n’est pas ma faute, c’est à cause d’une cliente de dernière minute qui n’arrivait pas à se décider entre deux T-shirts couleur aigue-marine, l’un avec un décolleté en V et l’autre ras du cou. C'est chouette quand on n’a que ce genre de problèmes dans la vie, non ?
Dès que je me retrouve sur le trottoir, l’envie de fumer me prend. Heureusement que j’ai mon paquet de cigarettes sur moi. Je l’ai fourré dans mon sac ce matin avant de partir.
J’en allume une illico. L’épaisse fumée me racle la gorge et j’ai l’impression d’étouffer. Mais je continue à tirer comme une malade sur ma cigarette en fonçant vers mon lieu de rendez-vous.
Ce n’est pas la nicotine qui va me calmer ! Pour couronner le tout, je me rends compte que je n’ai pas de bonbons à la menthe pour enlever le goût de fumée de ma bouche. Bof, ce n’est pas très grave, de toute façon j’ai l’intention d’arrêter la cigarette dès que je me serai débarrassée de… de cette corvée !