Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 4

by Gustave Flaubert


  J’étais enivré d’amour, j’écoutais les deux rames se lever en cadence, les flots battre les flancs de la barque, je me laissais toucher par tout cela [et] j’écoutais la voix de Maria douce et vibrante.

  Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les mélodies de sa voix, toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard ? Vous dirai-je jamais comme c’était quelque chose à faire mourir d’amour que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, cette onde belle et calme, ce ciel resplendissant, et puis, près de moi, cette femme ? toutes les joies de la terre, toutes les voluptés, ce qu’il y a de plus doux, de plus enivrant ? C’était tout le charme d’un rêve avec toutes les jouissances du vrai. Je me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m’y avançais plus avant avec une joie insatiable, je m’enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de femme, de cette voix ; je me plongeais dans mon cœur et j’y trouvais des voluptés infinies. Comme j’étais heureux ! bonheur du crépuscule qui tombe dans la nuit, bonheur qui passe comme la vague expirée, comme le rivage…

  On revint, on descendit, je conduisis Maria jusque chez elle, je ne lui dis pas un mot, j’étais timide ; je la suivais, je rêvais d’elle, du bruit de sa marche et, quand elle fut entrée, je regardai longtemps le mur de sa maison éclairé par les rayons de la lune, je vis sa lumière briller à travers les vitres, et je la regardais de temps en temps, en retournant par la grève ; puis, quand cette lumière eut disparu : elle dort, me dis-je. Et puis tout à coup une pensée vint m’assaillir, pensée de rage et de jalousie. Oh ! non, elle ne dort pas ; et j’eus dans l’âme toutes les tortures d’un damné.

  Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial, et les images les plus hideuses vinrent s’offrir devant moi. J’étais comme ces gens qu’on fait mourir de faim dans des cages et entourés des mets les plus exquis.

  J’étais seul sur la grève, seul ; Elle ne pensait pas à moi. En regardant cette solitude immense devant moi, et cette autre solitude plus terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant, car près de moi, à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du regard ; elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit, toutes les grâces de l’amour, toutes les chastetés de l’hymen ; cet homme n’avait qu’à ouvrir les bras et elle venait sans efforts, sans attendre, elle venait à lui, et ils s’aimaient, ils s’embrassaient. À lui toutes ses joies, tous ses délices ; à lui mon amour sous ses pieds ; à lui cette femme tout entière, sa tête, sa gorge, ses seins, son corps, son âme, ses sourires, ses deux bras qui l’entourent, ses paroles d’amour ; à lui tout, à moi rien.

  Je me mis à rire, car la jalousie m’inspira des pensées obscènes et grotesques, alors je les souillai tous les deux, j’amassai sur eux les ridicules les plus amers, et ces images qui m’avaient fait pleurer d’envie je m’efforçai d’en rire de pitié. La marée commençait à redescendre, et de place en place, on voyait de grands trous pleins d’eau argentés par la lune, des places de sable encore mouillé couvertes de varech, ça et là quelques rochers à fleur d’eau ou, se dressant plus haut, noirs ou blancs, des filets dressés et déchirés par la mer, qui se retirait en grondant.

  Il faisait chaud, j’étouffais. Je rentrai dans la chambre de mon auberge, je voulus dormir. J’entendais toujours les flots aux côtés du canot, j’entendais la rame tomber, j’entendais la voix de Maria qui parlait ; j’avais du feu dans les veines, tout cela repassait devant moi, et la promenade du soir, et celle de la nuit sur le rivage, je voyais Maria couchée, et je m’arrêtais là, car le reste me faisait frémir. J’avais de la lave dans l’âme, j’étais harassé de tout cela et, couché sur le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au plafond ; c’était avec un hébétement stupide que je voyais le suif couler autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s’allonger dans la flamme.

  Enfin le jour vint à paraître, je m’endormis.

  XIV

  Il fallut partir ; nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle quitta les bains le même jour que nous. C’était un dimanche.

  Elle partit le matin, nous le soir ; elle partit et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! Elle partit comme la poussière de la route qui s’envola derrière ses pas. Comme j’y ai pensé depuis ! combien d’heures, confondu devant le souvenir de son regard, ou l’intonation de ses paroles !

  Enfoncé dans la voiture, je reportais mon cœur plus avant dans la route que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne reviendrait plus ; je pensais à la mer, à ses vagues, à son rivage, à tout ce que je venais de voir, tout ce que j’avais senti ; les paroles dites, les gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait ; c’était dans mon cœur un chaos, un bourdonnement immense, une folie ; tout était passé comme un rêve. Adieu pour toujours à ces belles fleurs de la jeunesse si vite fanées et vers lesquelles plus tard on se reporte de temps en temps avec amertume et plaisir à la fois ! Enfin, je vis les maisons de ma ville, je rentrai chez moi ; tout m’y parut désert et lugubre, vide et creux. Je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir.

  L’hiver vint, et je rentrai au collège.

  XV

  Si je vous disais que j’ai aimé d’autres femmes, je mentirais comme un infâme. Je l’ai cru cependant, je me suis efforcé d’attacher mon cœur à d’autres passions, il [y] a glissé comme sur la glace.

  Quand on est enfant, on a lu tant de choses sur l’amour, on trouve ce mot-là si mélodieux, on le rêve tant, on souhaite si fort d’avoir ce sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu’à chaque femme qu’on voit on se dit : n’est-ce pas là l’amour ? On s’efforce d’aimer pour se faire homme.

  Je n’ai pas été exempt plus qu’aucun autre de cette faiblesse d’enfant, j’ai soupiré comme un poète élégiaque, et, après bien des efforts, j’étais tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à celle que j’avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d’enfant s’effaça devant Maria. Mais je dois remonter plus haut ; c’est un serment que j’ai fait de tout dire ; le fragment qu’on va lire avait été composé en partie en décembre dernier, avant que j’eusse l’idée de faire les Mémoires d’un fou. Comme il devait être isolé, je l’avais mis dans le cadre qui suit.

  Le voici tel qu’il était :

  Parmi tous les rêves du passé, les souvenirs d’autrefois et mes réminiscences de jeunesse, j’en ai conservé un bien petit nombre, avec lesquels je m’amuse aux heures d’ennui. À l’évocation d’un nom, tous les personnages reviennent avec leurs costumes et leur langage, jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s’amuserait à regarder ses mondes créés. Un surtout, le premier amour, qui ne fut jamais violent ni passionné, effacé depuis par d’autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon cœur comme une antique voie romaine qu’on aurait traversée par l’ignoble wagon d’un chemin de fer, c’est le récit de ces premiers battements du cœur, de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les vaporeuses choses qui se passent dans l’âme d’un enfant à la vue des seins d’une femme, de ses yeux, à l’audition de ses chants et de ses paroles ; c’est ce salmigondis de sentiment et de rêverie que je devais étaler comme un cadavre devant un cercle d’amis qui vinrent un jour dans l’hiver, en décembre, pour se chauffer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l’âcreté par un liquide quelconque.

  Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu’on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l’un avec les pincettes en main, l’autre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai :

  — Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit.

  Une ad
hésion de toutes les têtes m’engagea à commencer.

  — Je me rappelle que c’était un jeudi, – j’étais, je crois en cinquième – vers le mois de novembre, il y a deux ans. La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j’entrai d’un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna, à peine si je la saluai, car j’étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m’appelaient pas un enfant comme les dames, ou un ami, comme les petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire.

  Mais, grâce à Dieu, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur.

  Elles étaient deux jeunes filles, des sœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu’on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin et les amuser enfin, sans l’œil d’une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l’enfance. La plus âgée avait quinze ans, la seconde douze à peine ; celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs, plus grands et plus beaux que ceux de sa sœur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu’on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c’était son défaut le plus visible, mais ce qui me charmait le plus en elle, c’était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d’elle.

  Il y avait tant de naïveté et de candeur que les plus impies même ne pouvaient s’empêcher d’admirer. Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d’autres camarades ; je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin, puis s’arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener gravement en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d’amours ; les pauvres filles !

  L’intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l’embrassais comme ma sœur, nous nous tutoyions tous. J’aimais tant à causer avec elle ! son accent étranger avait quelque chose de fin et de délicat qui rendait sa voix fraîche comme ses joues.

  D’ailleurs, il y a dans les mœurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu’on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais qui n’est qu’un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse. Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens qu’un jour dans l’hiver nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait sur une côte qui domine la ville.

  Pour arriver chez elle, il fallait traverser des masures plantés de pommiers où l’herbe était haute et mouillée ; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline, nous voyions les toits entassés et rapprochés couverts de neige, et puis le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d’une vache ou d’un cheval dont le pied s’enfonce dans les ornières.

  En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s’accrocha aux épines de la haie, j’allai le détacher ; elle me dit : merci, avec tant de grâce et de laisser-aller que j’en rêvai tout le jour.

  Puis elles se mirent à courir et leurs manteaux, que le vent levait derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend ; elles s’arrêtèrent essoufflées. Je me rappelle encore leurs haleines qui bruissaient à mes oreilles et qui partaient d’entre leurs dents blanches en vaporeuse fumée.

  Pauvre fille ! Elle était si bonne et m’embrassait avec tant de naïveté !

  Les vacances de Pâques arrivèrent. Nous allâmes les passer à la campagne. Je me rappelle un jour, il faisait chaud sa ceinture était égarée, sa robe était sans taille ; nous nous promenâmes ensemble, foulant la rosée des herbes et des fleurs d’avril. Elle avait un livre à la main, c’étaient des vers, je crois ; elle le laissa tomber. Notre promenade continua.

  Elle avait couru, je l’embrassai sur le cou, mes lèvres y restèrent collées sur cette peau satinée et mouillée d’une sueur embaumante.

  Je ne sais de quoi nous parlâmes, des premières choses venues.

  — Voilà que tu vas devenir bête, dit un des auditeurs en m’interrompant.

  — D’accord, mon cher, le cœur est stupide.

  L’après-midi, j’avais le cœur rempli d’une joie douce et vague ; je rêvais délicieusement en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses yeux vifs, et à sa gorge déjà formée que j’embrassais toujours aussi bas qu’un fichu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs ; j’allai dans les bois, je m’assis dans un fossé et je pensai à elle.

  J’étais couché à plat ventre, j’arrachais les brins d’herbes, les marguerites d’avril, et, quand je levais la tête, le ciel blanc et mat formait sur moi un dôme d’azur qui s’enfonçait à l’horizon derrière les près verdoyants. Par hasard, j’avais du papier et un crayon, je fis des vers.

  Tout le monde se mit à rire.

  Les seuls que j’aie jamais faits de ma vie. Il y en avait peut-être trente ; à peine pris-je une demi-heure, car j’eus toujours une admirable facilité d’improvisation pour les bêtises de toute sorte. Mais ces vers pour la plupart étaient faux comme des protestations d’amour. Boiteux comme le bien.

  Je me rappelle qu’il y avait :

  quand le soir

  Fatiguée du jeu et de la balançoire.

  Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n’avais vue que dans les livres ; puis, à propos de rien, je passais à une mélancolie sombre et digne d’Antony, quoique réellement j’eusse l’âme imbibée de candeur et d’un tendre sentiment mêlé de niaiserie, de réminiscences suaves et de parfums du cœur, et je disais à propos de rien :

  Ma douleur est amère, ma tristesse profonde,

  Et j’y suis enseveli, comme un homme en la tombe.

  Les vers n’étaient même pas des vers, mais j’eus le sens de les brûler, manie qui devrait tenailler la plupart des poètes.

  Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur le rond de gazon. La chambre où elles couchaient était voisine de la mienne, je les entendis rire et causer longtemps, tandis que moi… je m’endormis bientôt comme elles, malgré tous les efforts que je fis pour veiller le plus possible. Car vous avez fait sans doute comme moi à quinze ans, vous avez cru une fois aimer de cet amour brûlant et frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n’aviez sur l’épiderme du cœur qu’une légère égratignure de cette griffe de fer qu’on nomme la passion, et vous souffliez de toutes les forces de votre imagination sur ce modeste feu qui brûlait à peine.

  Il y a tant d’amours dans la vie pour l’homme ! À quatre ans, amour des chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous ; à treize, amour d’une grande femme à la gorge replète, car je me rappelle que ce que les adolescents adorent à la folie, c’est une poitrine de femme, blanche et mate, et, comme dit Marot :

  Tetin refaict plus blanc qu’un œuf

  Tetin de satin blanc tout neuf

  Je faillis me trouver mal la première fois que je vis tout nus les deux seins d’une femme. Enfin, à quatorze ou quinze ans, amour d’une jeune fille qui vient chez vous, un peu plus qu’une sœur, moins qu’une amante ; puis à seize, amour d’une autre femme jusqu’à vingt-cinq ; puis on aime peut-être la femme avec qui on se mariera.

  Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui fait sauter sa robe de gaze sur ses cuisses charnues ; enfin, à trente-six, amour de la députation, de la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, amour de la fille de joie q
ui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d’impuissance, un regret vers le passé. Tout cela n’est-il pas vrai ? Car moi j’ai subi tous ces amours ; pas tous cependant, car je n’ai pas vécu toutes mes années, et chaque année dans la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle, celle des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, des lunettes, des voitures, des places. Que de folies dans un homme ! Oh ! sans contredit l’habit d’un arlequin n’est pas plus varié dans ses nuances que l’esprit humain ne l’est dans ses folies, et tous deux arrivent au même but, celui de se râper l’un et l’autre et de faire rire quelque temps le public pour son argent, le philosophe pour sa science.

  — Au récit ! demanda un des auditeurs impassible jusque-là et qui ne quitta sa pipe que pour jeter sur ma digression, qui montait en fumée, la salive de son reproche.

 

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