Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 120

by Gustave Flaubert


  Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui. On l'aperçut, alors une clameur s'éleva. Tous avaient compris ; ce fut une consternation, puis une immense colère.

  Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de leurs boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées, des haches, des bâtons ; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seule était un crime : il était de la nature des Dieux et son contact faisait mourir.

  Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés se tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard : on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des colosses et dans la mâture des navires. Il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient à son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des murailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus, et les imprécations de Salammbô retentissaient en se multipliant.

  Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et des pierres ronflaient : mais les coups, mal dirigés (car on avait peur d'atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D'ailleurs, se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par-derrière ; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il marchait de plus en plus vite, s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots, des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin il entra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri ; Mâtho s'arrêta, pâlissant comme quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois ; la multitude battait des mains.

  Il courut jusqu'à la grande porte fermée. Elle était très haute, tout en coeur de chêne, avec des clous de fer et doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entière hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser. Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient à l'étourdir ; il se sentait envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longue chaîne que l'on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds ; et, à la fin, les battants énormes s'entrouvrirent.

  Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph et l'éleva sur sa tête le plus haut possible. L'étoffe, soutenue par le vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes des soldats, et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage.

  Chapitre 6 HANNON

  — " J'aurais dû l'enlever ! " disait-il le soir à Spendius.

  — Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison ! Personne n'eût osé rien contre moi ! "

  Spendius ne l'écoutait pas. Etendu sur le dos, il se reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine d'eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment.

  Mâtho reprit :

  — " Que faire ? ... Comment rentrer dans Carthage ? "

  — " Je ne sais ", lui dit Spendius.

  Cette impassibilité l'exaspérait ; il s'écria :

  — " Eh ! la faute vient de toi ! Tu m'entraînes, puis tu m'abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donc t'obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah ! prostitueur, esclave, fils d'esclave ! "

  " Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main.

  Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d'argile brûlait doucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue. Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette à lames d'airain, prit son casque.

  — " Où vas-tu ? " demanda Spendius.

  — " J'y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et s'ils se présentent je les écrase comme des vipères ! Je la ferai mourir, Spendius ! " Il répéta : " Oui ! Je la tuerai ! tu verras, je la tuerai ! "

  Mais Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent, et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine d'hommes environ.

  Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyène ; et, restés sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas était le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant autour de sa tête son large vêtement retenait une plume d'autruche qui lui pendait par-derrière l'épaule : un continuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d'attentif et de léger.

  Il déclara qu'il venait se joindre aux Mercenaires, car la République menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur être utile.

  — " Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en sont pleines), du vin, de l'huile, de l'orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille, fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse à toi, Mâtho, c'est que la possession du zaïmph t'a rendu le premier de l'armée. " Il ajouta : " Nous sommes d'anciens amis d'ailleurs. "

  Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui écoutait assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signes d'assentiment. Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho, emporté par cette colère, s'écria qu'il acceptait l'alliance.

  Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang ils y plongèrent leurs bras. Puis Narr'Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, et Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas. Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles.

  Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu'il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n'étaient pas de la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme qu'un Génie survenait. Quant à chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y songea ; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis suffisait, dans l'esprit des Barbares, à en légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les autres, dont la haine était moins vieille, ne savaient que résoudre. S'ils avaient eu des navires, ils se seraient immédiatement en allés.

  Spendius, Narr'Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique.

  Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôts exorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cultiver ce qui convenait à la République, fournir ce qu'elle demandait ; personne n'avait le droit de posséder une arme ; quand les villages se révoltaient, on vendait les habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d'après la quantité qu'ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directement soumises à Carthage, s'étendaient les alliés ne payant qu'un médiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient les Nomades, qu'on pouvait lâcher sur eux. Par ce système les récoltes étaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labours et d'esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut ébahi, et le cri de mort qu'il répétait dans
Rome n'était que l'exclamation d'une jalousie cupide.

  Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, si bien que les villes de Libye, presque toutes, s'étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on avait exigé d'elles mille talents, vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d'or, des avances de grains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés aux lions.

  Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que la métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord de l'eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations, les massacres et les épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu Archagate, fils d'Agathoclès. Les Mangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvèrent des armes.

  Les courriers n'étaient pas encore partis que dans les provinces une joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. On expédia des bestiaux et de l'argent. Mâtho paya vite aux Mercenaires l'arrérage de leur solde, et cette idée de Spendius le fit nommer général en chef, schalischim des Barbares.

  En même temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des caravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient à Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain, se mêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on voyait l'armée qui grossissait.

  Sur la plate-forme de l'aqueduc, les gardes de la Légion étaient postés en sentinelles ; et près d'eux, de distance en distance, s'élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.

  Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Colonies phéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait la République, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles respectaient cette soeur plus forte qui les protégeait, et elles ne croyaient point qu'un amas de Barbares fût capable de la vaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Elles désiraient rester neutres et vivre tranquilles.

  Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fond d'un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsi ravitaillée, se trouverait inexpugnable.

  Spendius voulait qu'on entreprît le siège immédiatement, Narr'Havas s'y opposa ; il fallait d'abord se porter sur la frontière. C'était l'opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même, et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte ; le troisième corps d'armée, s'appuyant à Tunis, occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s'en chargea. Quant à Narr'Havas, il devait retourner dans son royaume pour y prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.

  Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu'on s'en allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâtho commandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et des îles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius, à cause de son esprit.

  La stupéfaction fut grande quand on vit l'armée se mouvoir tout à coup ; puis elle s'allongea sous la montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du golfe, à la lisière des bois, où il s'enfonça.

  Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage. Déjà une armée considérable l'entamait, en occupant l'isthme par la base, et bientôt elle périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du pain l'empêchait d'avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable Libyque, elle s'y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d'elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine.

  Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillé, perdu, tandis qu'on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernement ne se fiait à la République. Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille talents. D'ailleurs le rapt du voile les décourageait. Spendius l'avait bien prévu.

  Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son coeur, son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.

  D'abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu'aucun fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures, et bien que la puissance et l'argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l'oligarchie, parce qu'on avait l'espoir d'y atteindre.

  Les sociétés de commerçants, où l'on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens, dépendant eux-mêmes de la Grande Assemblée, réunion générale de tous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois, moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines, pour qu'ils s'affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait.

  Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c'est-à-dire d'une grande cour au centre de Malqua, à l'endroit, disait-on, où avait abordé la première barque de matelots phéniciens, la mer depuis lors s'étant beaucoup retirée. C'était un assemblage de petites chambres d'une architecture archaïque en troncs de palmier, avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies. Les Riches se tassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux du gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'à l'extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d'en bas on les apercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les buires, — tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'ébattent dans la mer.

  Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait aux portes, les escortait jusqu'à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaient fermées ; les rues s'emplissaient, se vidaient soudain ; on montait à l'Acropole : on courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué sur la place de Kamon, et l'on décida de s'en remettre à Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle.

  C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses reven
us égalaient ceux des Barca. Personne n'avait une telle expérience dans les choses de l'administration.

  Il décréta l'enrôlement de tous les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des provisions d'armes exorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galères dont on n'avait pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter à l'arsenal, au phare, dans le trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à la bataille, il hurlait, d'une voix terrible, des manoeuvres de guerre.

  Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les Riches, dès le chant des coqs, s'alignaient le long des Mappales ; et, retroussant leurs robes, ils s'exerçaient à manier la pique. Mais, faute d'instructeur, on se disputait. Ils s'asseyaient essoufflés sur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s'imposèrent un régime. Les uns, s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d'autres, incommodés par leur corpulence, s'exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir.

  Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans les remparts ; c'étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs conducteurs des Indiens (d'après les premiers, sans doute, venus des Indes), il ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne, c'est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille appliquée sur les hanches.

 

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