Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 129

by Gustave Flaubert


  Ces marches et ces contre-marches fatiguaient encore plus les Carthaginois ; et les forces d'Hamilcar, n'étant pas renouvelées, de jour en jour diminuaient. Les gens de la campagne lui apportaient maintenant des vivres avec plus de lenteur. Il rencontrait partout une hésitation, une haine taciturne ; et malgré ses supplications près du Grand-Conseil, aucun secours n'arrivait de Carthage.

  On disait (on croyait peut-être) qu'il n'en avait pas besoin. C'était une ruse ou des plaintes inutiles ; et les partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagéraient l'importance de sa victoire. Les troupes qu'il commandait, on en faisait le sacrifice ; mais on n'allait pas ainsi continuellement fournir toutes ses demandes. La guerre était bien assez lourde ! elle avait trop coûté, et, par orgueil, les patriciens de sa faction l'appuyaient avec mollesse.

  Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva de force dans les tribus tout ce qu'il lui fallait pour la guerre : du grain, de l'huile, du bois, des bestiaux et des hommes. Mais les habitants ne tardèrent pas à s'enfuir. Les bourgs que l'on traversait étaient vides, on fouillait les cabanes sans y rien trouver ; bientôt une effroyable solitude enveloppa l'armée punique.

  Les Carthaginois, furieux, se mirent à saccager les provinces ; ils comblaient les citernes, incendiaient les maisons. Les flammèches, emportées par le vent, s'éparpillaient au loin, et sur les montagnes des forêts entières brûlaient ; elles bordaient les vallées d'une couronne de feux ; pour passer au-delà, on était forcé d'attendre. Puis ils reprenaient leur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes.

  Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. C'était un Barbare accroupi sur les talons, et qui s'était barbouillé de poussière pour se confondre avec la couleur du feuillage ; ou bien quand on longeait une ravine, ceux qui étaient sur les ailes entendaient tout à coup rouler des pierres ; et, en levant les yeux, ils apercevaient dans l'écartement de la gorge un homme pieds nus qui bondissait.

  Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres, puisque les Mercenaires ne les assiégeaient plus. Hamilcar leur commanda de venir à son aide. Mais, n'osant se compromettre, elles lui répondirent par des mots vagues, des compliments, des excuses.

  Il remonta dans le nord brusquement, décidé à s'ouvrir une des villes tyriennes, dût-il en faire le siège. Il lui fallait un point sur la côte, afin de tirer des îles ou de Cyrène des approvisionnements et des soldats, et il convoitait le port d'Utique comme étant le plus près de Carthage.

  Le Suffète partit donc de Zouitin et tourna le lac d'Hippo-Zaryte avec prudence. Mais bientôt il fut contraint d'allonger ses régiments en colonne pour gravir la montagne qui sépare les deux vallées. Au coucher du soleil ils descendaient dans son sommet creusé en forme d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux, à ras du sol, des louves de bronze qui semblaient courir sur l'herbe.

  Tout à coup de grands panaches se levèrent, et au grand rythme des flûtes un chant formidable éclata. C'était l'armée de Spendius ; car des Campaniens et des Grecs, par exécration de Carthage, avaient pris les enseignes de Rome. En même temps, sur la gauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, des épaules nues.

  C'étaient les Ibériens de Mâtho, les Lusitaniens, les Baléares, les Gétules ; on entendit le hennissement des chevaux de Narr'Havas ; ils se répandirent autour de la colline ; puis arriva la vague cohue que commandait Autharite ; les Gaulois, les Libyens, les Nomades ; et l'on reconnaissait au milieu d'eux les Mangeurs-de-choses-immondes aux arêtes de poisson qu'ils portaient dans la chevelure.

  Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches, s'étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes, ils restèrent quelques minutes immobiles et se consultant.

  Le Suffète avait tassé ses hommes en une masse orbiculaire, de façon à offrir partout une résistance égale. Les hauts boucliers pointus, fichés dans le gazon les uns près des autres, entouraient l'infanterie. Les Clinabares se tenaient en dehors, et plus loin, de place en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient harassés de fatigue ; il valait mieux attendre jusqu'au jour ; et, certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, s'occupèrent à manger.

  Ils avaient allumé de grands feux clairs qui, en les éblouissant, laissaient dans l'ombre l'armée punique au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains, un fossé large de quinze pas, profond de six coudées ; avec la terre exhausser à l'intérieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus qui s'entrelaçaient, et, au soleil levant, les Mercenaires furent ébahis d'apercevoir tous les Carthaginois ainsi retranchés comme dans une forteresse.

  Ils reconnaissaient au milieu des tentes Hamilcar qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le corps pris dans une cuirasse brune tailladée en petites écailles ; et, suivi de son cheval, de temps en temps il s'arrêtait pour désigner quelque chose de son bras droit étendu.

  Alors plus d'un se rappela des matinées pareilles, quand, au fracas des clairons, il passait devant eux lentement, et que ses regards les fortifiaient comme des coupes de vin. Une sorte d'attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir, déliraient.

  Cependant, si tous attaquaient à la fois, on se nuirait mutuellement dans l'espace trop étroit. Les Numides pouvaient se lancer au travers ; mais les Clinabares défendus par des cuirasses les écraseraient ; puis comment franchir les palissades ? Quant aux éléphants, ils n'étaient pas suffisamment instruits.

  — " Vous êtes tous des lâches ! " s'écria Mâtho.

  Et, avec les meilleurs, il se précipita contre le retranchement. Une volée de pierres les repoussa ; car le Suffète avait pris sur le pont leurs catapultes abandonnées.

  Cet insuccès fit tourner brusquement l'esprit mobile des Barbares. L'excès de leur bravoure disparut ; ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. D'après Spendius, il fallait garder soigneusement la position que l'on avait et affamer l'armée punique. Mais les Carthaginois se mirent à creuser des puits, et des montagnes entourant la colline, ils découvrirent de l'eau.

  Du sommet de leur palissade ils lançaient des flèches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arrachaient du sol, pendant que les six catapultes roulaient incessamment sur la longueur de la terrasse.

  Mais les sources d'elles-mêmes se tariraient ; on épuiserait les vivres, on userait les catapultes ; les Mercenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triompher. Le Suffète imagina des négociations afin de gagner du temps, et un matin les Barbares trouvèrent dans leurs lignes une peau de mouton couverte d'écritures. Il se justifiait de sa victoire : les Anciens l'avaient forcé à la guerre, et pour leur montrer qu'il gardait sa parole, il leur offrait le pillage d'Utique ou celui d'Hippo-Zaryte, à leur choix ; Hamilcar, en terminant, déclarait ne pas les craindre, parce qu'il avait gagné des traîtres et que, grâce à ceux-là, il viendrait à bout, facilement, de tous les autres.

  Les Barbares furent troublés : cette proposition d'un butin immédiat les faisait rêver ; ils appréhendaient une trahison, ne soupçonnant point un piège dans la forfanterie du Suffète, et ils commencèrent à se regarder les uns les autres avec méfiance. On observait les paroles, les démarches ; des terreurs les réveillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons ; suivant sa fantaisie on choisissait son armée, et les Gaulois avec Autharite allèrent se joindre aux hommes de la Cisalpine dont ils comprenaient la langue.

  Les quatre chefs se réunissaient tous les soirs dans la tente de Mâtho, et, accroupis autour d'un bouclier, ils avançaient et reculaient attentivement les petites figurines de bois, inventées par Pyrrhus pour reproduire les manoeuvres. Spendius démontrait les ressources d'Hamilcar ; il suppliait de ne point compromettre l'occasion et jurait par tous les Dieux. Mâtho, irrité, marchait en gesticulant. La guerre contre Carthage était sa chose personnelle ; il s'indignait que les autres s'en mêlassent sans vouloir lui obéir. Autharite, à sa figure, de
vinait ses paroles, applaudissait. Narr'Havas levait le menton en signe de dédain ; pas une mesure qu'il ne jugeât funeste ; et il ne souriait plus. Des soupirs lui échappaient comme s'il eût refoulé la douleur d'un rêve impossible, le désespoir d'une entreprise manquée.

  Pendant que les Barbares, incertains, délibéraient, le Suffète augmentait ses défenses : il fit creuser en deçà des palissades un second fossé, élever une seconde muraille, construire aux angles des tours de bois ; et ses esclaves allaient jusqu'au milieu des avant-postes enfoncer les chausse- trapes dans la terre. Mais les éléphants, dont les rations étaient diminuées, se débattaient dans leurs entraves. Pour ménager les herbes, il ordonna aux Clinabares de tuer les moins robustes des étalons. Quelques-uns s'y refusèrent ; il les fit décapiter. On mangea les chevaux. Le souvenir de cette viande fraîche, les jours suivants, fut une grande tristesse.

  Du fond de l'amphithéâtre où ils se trouvaient resserrés, ils voyaient tout autour d'eux, sur les hauteurs, les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des femmes circulaient avec des outres sur la tête, des chèvres en bêlant erraient sous les faisceaux des piques ; on relevait les sentinelles, on mangeait autour des trépieds. En effet, les tribus leur fournissaient des vivres abondamment, et ils ne se doutaient pas eux- mêmes combien leur inaction effrayait l'armée punique.

  Dès le second jour, les Carthaginois avaient remarqué dans le camp des Nomades une troupe de trois cents hommes à l'écart des autres. C'étaient les Riches, retenus prisonniers depuis le commencement de la guerre. Des Libyens les rangèrent tous au bord du fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des javelots en se faisant un rempart de leur corps. A peine pouvait-on reconnaître ces misérables, tant leur visage disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arrachés par endroits laissaient à nu les ulcères de leur tête, et ils étaient si maigres et hideux qu'ils ressemblaient à des momies dans des linceuls troués. Quelques-uns, en tremblant, sanglotaient d'un air stupide ; les autres criaient à leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y en avait un, tout immobile, le front baissé, qui ne parlait pas ; sa grande barbe blanche tombait jusqu'à ses mains couvertes de chaînes ; et les Carthaginois, en sentant au fond de leur coeur comme l'écroulement de la République, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffé d'une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustée de cailloux. C'était une imagination d'Autharite ; mais cela déplaisait à Mâtho.

  Hamilcar, exaspéré, fit ouvrir les palissades, résolu à se faire jour n'importe comment ; et d'un train furieux les Carthaginois montèrent jusqu'à mi-côte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit qu'ils furent refoulés sur leurs lignes. Un des gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, il lui enfonça un poignard dans la gorge ; il l'en retira, se jeta sur la blessure, — et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de boire à un torrent, et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des Baléares, une vague mélodie pleine de modulations prolongées, s'interrompant, alternant, comme des échos qui se répondent dans les montagnes ; il appelait ses frères morts et les conviait à un festin ; — puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.

  Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent aucune sortie ; — et ils ne songeaient pas à se rendre, certains de périr dans les supplices.

  Cependant, les vivres, malgré les soins d'Hamilcar, diminuaient effroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k'kommer de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. Plus de viande, plus d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge pour les chevaux ; on les voyait, baissant leur encolure amaigrie, chercher dans la poussière des brins de paille piétinés. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venait rôder sous le retranchement, dans les tas d'immondices ; on l'assommait avec une pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait le long des palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois d'horribles aboiements s'élevaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, se tuèrent à coups de couteau.

  Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons : les pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de ténèbres bleuâtres, quand, à l'heure la plus molle du jour, ils se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé au frémissement des feuilles qui s'agitaient dans leurs jardins ; — et, pour mieux descendre dans cette pensée, afin d'en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières ; la secousse d'une blessure les réveillait. A chaque minute, c'était un engagement, une alerte nouvelle ; les tours brûlaient, les Mangeurs-de- choses-immondes sautaient aux palissades ; avec des haches, on leur abattait les mains ; d'autres accouraient ; une pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des galeries en claies de jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y enfermèrent ; ils n'en bougeaient plus.

  Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline, abandonnant, dès les premières heures, le fond de la gorge, les laissait dans l'ombre. En face et par-derrière, les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de cailloux tachetés d'un rare lichen, et, sur leurs têtes, le ciel, continuellement pur, s'étalait, plus lisse et froid à l'oeil qu'une coupole de métal. Hamilcar était si indigné contre Carthage qu'il sentait l'envie de se jeter dans les Barbares pour les conduire sur elle. Puis voilà que les porteurs, les vivandiers, les esclaves commençaient à murmurer, et ni le peuple ni le Grand-Conseil, personne n'envoyait même une espérance. La situation était intolérable surtout par l'idée qu'elle deviendrait pire.

  A la nouvelle du désastre, Carthage avait comme bondi de colère et de haine ; on aurait moins exécré le Suffète, si, dès le commencement, il se fût laissé vaincre.

  Mais pour acheter d'autres Mercenaires, le temps manquait, l'argent manquait. Quant à lever des soldats dans la ville, comment les équiper ? Hamilcar avait pris toutes les armes ! et qui donc les commanderait ? Les meilleurs capitaines se trouvaient là-bas avec lui ! Cependant, des hommes expédiés par le Suffète arrivaient dans les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en émut, et il s'arrangea pour les faire disparaître.

  C'était une prudence inutile ; tous accusaient Barca de s'être conduit avec mollesse. Il aurait dû, après sa victoire, anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagé les tribus ? On s'était cependant imposé d'assez lourds sacrifices ! et les patriciens déploraient leur contribution de quatorze shekel, les Syssites leurs deux cent vingt-trois mille kikar d'or ; ceux qui n'avaient rien donné se lamentaient comme les autres. La populace était jalouse des Carthaginois-nouveaux auxquels il avait promis le droit de cité complet ; et même les Ligures, qui s'étaient si intrépidement battus, on les confondait avec les Barbares, on les maudissait comme eux ; leur race devenait un crime, une complicité. Les marchands sur le seuil de leur boutique, les manoeuvres qui passaient, une règle de plomb à la main, les vendeurs de saumure rinçant leurs paniers, les baigneurs dans les étuves et les débitants de boissons chaudes, tous discutaient les opérations de la campagne. On traçait avec son doigt des plans de bataille sur la poussière ; et il n'était si mince goujat qui ne sût corriger les fautes d'Hamilcar.

  C'était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longue impiété. Il n'avait point offert d'holocaustes ; il n'avait pas pu purifier ses troupes ; il avait même refusé de prendre avec lui des augures ; — et le scandale du sacrilège renforçait la violence des haines contenues, la rage des espoirs tr
ahis. On se rappelait les désastres de la Sicile, tout le fardeau de son orgueil qu'on avait si longtemps porté ! Les collèges des pontifes ne lui pardonnaient pas d'avoir saisi leur trésor, et ils exigèrent du Grand- Conseil l'engagement de le crucifier, si jamais il revenait.

  Les chaleurs du mois d'Eloul, excessives cette année-là, étaient une autre calamité. Des bords du Lac, il s'élevait des odeurs nauséabondes ; elles passaient dans l'air avec les fumées des aromates tourbillonnant au coin des rues. On entendait continuellement retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des temples : toutes les murailles étaient couvertes de voiles noirs ; des cierges brûlaient au front des Dieux- Patæques, et le sang des chameaux égorgés en sacrifice, coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascades rouges. Un délire funèbre agitait Carthage. Du fond des ruelles les plus étroites, des bouges les plus noirs, des figures pâles sortaient, des hommes à profil de vipère et qui grinçaient des dents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient les maisons, et, s'échappant par les grillages, faisaient se retourner sur les places ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que les Barbares arrivaient ; on les avait aperçus derrière la montagne des Eaux-Chaudes ; ils étaient campés à Tunis ; et les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient en une seule clameur. Puis, un silence universel s'établissait, les uns restaient grimpés sur le fronton des édifices, avec leur main ouverte au bord des yeux, tandis que les autres, à plat ventre au pied des remparts, tendaient l'oreille. La terreur passée, les colères recommençaient. Mais la conviction de leur impuissance les replongeait bientôt dans la même tristesse.

  Elle redoublait chaque soir, quand tous, montés sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant, par neuf fois, un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait derrière la Lagune, lentement, puis, tout à coup, il disparaissait dans les montagnes, du côté des Barbares.

  On attendait la fête trois fois sainte où, du haut d'un bûcher, un aigle s'envolait vers le ciel, symbole de la résurrection de l'année, message du peuple à son Baal suprême, et qu'il considérait comme une sorte d'union, une manière de se rattacher à la force du Soleil. D'ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournait naïvement vers Moloch-Homicide, et tous abandonnaient Tanit. En effet, la Rabbetna, n'ayant plus son voile, était comme dépouillée d'une partie de sa vertu. Elle refusait la bienfaisance de ses eaux, elle avait déserté Carthage ; c'était une transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour l'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en l'invectivant, beaucoup la plaignaient ; on la chérissait encore et plus profondément peut-être.

 

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