Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 330

by Gustave Flaubert


  UN ERMITE.

  Allez, mes chers enfants, rentrez chez vous avec la paix du seigneur ; l’homme de Dieu vient de vous bénir et de vous purifier, puisse sa bénédiction être éternelle et sa purification ne jamais s’effacer ! Allez, ne m’oubliez pas dans vos prières, je penserai à vous dans les miennes. (après avoir congédié ses fidèles.) je les aime tous, ces hommes, et mon cœur s’épanouit quand je leur parle de Dieu ; ces femmes me semblent des sœurs et des anges, et ces petits enfants, comme je les embrasse avec plaisir !

  Oh ! Merci, mon Dieu, de m’avoir fait une âme douce comme la vôtre et capable d’aimer ! Heureux ceux qui aiment ! Quand j’ai jeûné longtemps, quand j’ai orné de fleurs cueillies sur les vallées ton autel, quand j’ai longtemps prié à genoux, longtemps regardé le ciel en pensant au paradis, que j’ai consolé ceux qui viennent à moi, il me semble que mon cœur est large, que cet amour est une force et qu’il créerait quelque chose.

  Je suis content dans cette retraite, j’aime à voir la rivière serpenter au bas de la vallée, à voir l’oiseau étendre ses ailes et le soleil se coucher lentement avec ses teintes roses. Cette nuit sera belle, les étoiles sont de diamant, la lune resplendit sur l’azur ; j’admire cela avec amour, et quand je pense aux biens de l’autre vie, mon âme se fond en extases et en rêveries.

  Merci, merci mon Dieu ! Je suis heureux, vous m’avez donné l’amour, que faut-il de plus ? Quand vous m’appellerez à vous, je mourrai en vous bénissant et je passerai de ce monde dans un autre meilleur encore. Bonheur, joie, amour, extases, tout est en vous ! (il s’agenouille et prie.)

  SATAN, en costume de docteur.

  Pardon, maître, de vous interrompre dans vos pieuses pensées.

  SMARH.

  L’homme de Dieu se doit à tous.

  SATAN.

  Maître, je suis un docteur grec, qui ai traversé les déserts pour venir recueillir les paroles de votre bouche et converser avec vous sur nos hautes destinées. Un homme comme vous en sait long ; nous sommes savants, nous autres, n’est-ce pas ?

  SMARH.

  Quelle est cette science ?

  SATAN.

  Plus grande que vous ne croyez. Cependant, frère, à force d’avoir réfléchi et creusé en nous-mêmes, nous sommes arrivés à résoudre d’étranges problèmes ; pour moi, rien n’est obscur. (à part.) tout est noir. Une femme mariée entre pour parler à Smarh.

  YUK.

  Que voulez-vous, douce mie ?

  LA FEMME.

  Consulter notre père en religion.

  Yuk.

  Il est maintenant occupé à réfléchir, à causer, à disserter, à savantiser avec ce saint homme que vous voyez là, en habit de docteur, et on ne peut l’approcher.

  LA FEMME.

  Un docteur ! Est-ce un nonce du pape ? Ou quelque théologien de Grèce ?

  Yuk.

  C’est l’un et l’autre ; il est fort lié avec la papauté et les moines, auxquels il a conseillé d’excellents tours pour se divertir. Pour la théologie, il la connaît. Vous connaissez votre ménage, et, comme vous, il y jette de l’eau trouble et y fait pousser des cornes.

  LA FEMME.

  Que voulez-vous dire là ?

  Yuk.

  Que vous êtes bien gentille, ravissante, avec une gorgette à faire pâmer toute une classe d’écoliers.

  LA FEMME.

  Fi ! Les propos déshonnêtes ! Laissez-moi, je veux parler à l’ermite.

  Yuk.

  Ne craignez rien, vous dis-je, je suis un vieux sans vigueur dans les reins. Autrefois j’étais bon et j’aurais peuplé tout un désert, maintenant je me suis consacré au service de la religion et je suis en tout lieu mon saint maître, qui me laisse faire le gros de la besogne, comme d’allumer les cierges, d’apprêter le dîner, de confesser, de préparer les hosties, de nettoyer, de gratter, d’écurer ; je suis, en un mot, son serviteur indigne, vous voyez qu’il ne faut pas avoir peur de moi, je suis bien diable et gai en mes discours, mais sage comme une pierre en mes actions. Et vous, qui êtes-vous, la mère ? Vous m’avez l’air d’une bonne femme. Vous êtes mariée, j’en suis sûr, je vois ça à certaines choses, mariée à un brave homme. Oh ! Un bon, excellent homme, mais un peu benêt, entre nous soit dit ; je le connais, et la nuit de vos noces vous fûtes même obligée de lui apprendre certaines choses que les femmes ordinairement savent trop bien, mais qu’elles font semblant d’ignorer ; j’en ai connu qui se pâmaient ainsi de pudeur, et qui, tout en disant : “ que faites-vous là ? “, connaissaient le métier depuis l’âge de neuf ans. Mais vous, tout en étant mariée, vous êtes demeurée sage comme la vierge ; vous avez des enfants… charmants, qui ressemblent à leur mère.

  LA FEMME.

  Vous êtes donc du pays pour savoir cela ? Oui, je les aime bien, ces pauvres enfants !

  Yuk.

  Et vous êtes heureuse ainsi ?

  LA FEMME.

  Bien heureuse, mon seigneur, que me faut-il de plus ?

  SMARH répond au docteur

  À vous dire vrai, je n’ai jamais cherché le bonheur dans la science, je n’ai point travaillé, lu, compulsé.

  SATAN.

  Ni moi non plus, il y a là dedans plus de vanité que d’autre chose ; mais ce n’est point la science des livres dont je parle, maître, c’est celle du cœur et de la nature.

  SMARH.

  Sans doute ! Alors j’ai mûrement réfléchi, et bien des ans de ma vie.

  SATAN.

  J’avais donc raison de dire que vous étiez savant. Ce mot-là doit-il s’appliquer à un homme qui possède beaucoup de livres, comme à une bibliothèque, plutôt qu’à un autre qui est saint, qui possède Dieu, car la vraie science, c’est Dieu.

  SMARH.

  Oui, Dieu est l’unique objet de mon étude.

  SATAN.

  Vous êtes donc plus que savant, vous êtes un saint. Heureuse vie ! être ainsi au milieu de cette belle nature, prier Dieu tout le jour, être entouré du respect de la contrée, car à toute heure on vient vous consulter sur toute matière, sur la religion et sur la vie, sur la mort et l’éternité ; hommes, femmes, enfants, tout le monde accourt à vous ; vous êtes comme le bon ange du pays, pas une larme que vous n’essuyiez, pas une peine, pas un chagrin qui ne soit soulagé ; vous raccommodez les familles, vous mettez la paix dans les ménages, saint homme !

  SMARH, humilié.

  Oh ! Vous me flattez, frère !

  SATAN.

  Non, non, je me complais dans ce ravissant tableau. Vous dites aux femmes libertines : “ allez, rentrez dans vos ménages, aimez Dieu et vos enfants “ ; aux enfants, de pratiquer la religion ; aux valets : “ aimez, servez vos maîtres “ ; aux voleurs : “ soyez honnêtes gens “ ; quand un pauvre vient vous demander l’aumône, vous dites pour lui des prières.

  SMARH, étonné.

  Qu’ai-je donc ?

  SATAN.

  Et jamais, car vous êtes trop saint pour cela, en confessant dans votre cellule des jeunes femmes, quand vous êtes là seuls, enfermés tous les deux, et qu’on ne pourrait pas vous voir, jamais il ne vous est venu à l’idée de soulever un peu le voile qui cache des contours indécis et de retrousser doucement avec la main ce jupon qui cache un bas de jambe sur lequel la pensée monte toujours ? … et quand vous dites à ces femmes d’aimer leurs maris, ne pensez-vous point qu’elles en aiment d’autres et que leurs maris vont forniquer avec les filles du démon ? Quand vous dites à ces hommes d’aimer leurs enfants, il ne vous vient pas à la pensée que ces enfants ne sont pas à eux, et que, lorsqu’ils voudront se coucher dans leur lit, la place sera prise et le trou bouché ?

  SMARH.

  Non, jamais ! Mais qui même vous a appris de telles choses ? Il me semble que ce n’est point ainsi que je pensais ; vous m’ouvrez un monde nouveau.

  SATAN.

  Vous ne pensez pas encore (car à quoi pensez-vous ?) que le voleur à qui vous conseillez l’honnêteté, perdrait son état en devenant honnête homme ; que les femmes perdues se sécheraient sur pied avec la vertu ; qu’un val
et qui ne haïrait point son maître ne serait plus un valet, et que le maître qui ne battrait plus un valet ne serait plus son maître. Il est des choses plus surprenantes encore, car chaque jour vous dites sans scrupule : “ faites le bien, évitez le mal, aimez Dieu, nous avons une âme immortelle “ sans savoir ce que c’est que le bien et le mal, sans jamais avoir vu Dieu, sans savoir s’il existe, et vous en rapportant à la foi d’un vieux prêtre radoteur qui, comme vous, n’en savait rien ; pour l’âme, vous en êtes sûr, convaincu, persuadé, vous donneriez votre sang pour elle, et qui vous l’a démontrée ? Est-ce que vous sentez votre âme, comme votre estomac qui crie : j’ai faim, comme vos yeux qui, fatigués, demandent à être fermés, comme votre ventre qui vous chante : accouve-toi ou bien je vais faire quelque saleté ? Dis, ton âme a-t-elle faim, dort-elle, marche-t-elle, la sens-tu en toi ?

  SMARH.

  Questions embarrassantes ! Je n’y avais jamais songé.

  SATAN.

  Embarrassé pour si peu de chose ! Cela est clair comme le jour, car tu dépeins à tout le monde la nature de cette âme, ses besoins, ses douleurs, ses destinées, ses châtiments ; et tu te sens embarrassé pour si peu de choses ! Comment ? Mon ami, je te croyais plus d’intelligence pour un homme du seigneur. Heureux homme ! Tu es donc sans conscience, puisque tu enseignes et démontres des choses que tu ne sais pas.

  YUK à la femme.

  Heureuse avec un pareil homme ?

  LA FEMME.

  Mon dieu, oui, il le faut bien.

  YUK.

  Oui, il faut bien se résigner, n’est-ce pas ? Mais pour cela le cœur est lourd, tout en faisant le ménage on est triste, et de grosses larmes vous remplissent les yeux : “ si le sort avait voulu pourtant, je serais autre, mon mari serait beau, grand, joli cavalier, aux sourcils noirs et aux dents blanches, à la bouche fraîche ; pourquoi donc n’ai-je pas eu ce bonheur ? “, et l’on rêve longtemps, on s’ennuie, le mari revient, il sent le vin, l’ivrogne ! Quel homme ! Vous vous demandez si cela sera toujours ainsi, on se sent seule, isolée dans le monde, sans amour ; il fait bon en avoir pour vivre ! Jadis vous avez vu un beau jeune homme qui vous baisait la main, et souvent les soldats passent sous vos fenêtres ; aux bains vous avez aperçu (et vous avez rougi aussitôt) des hommes nus, la drôle de chose ! Et vous rêvez de tout cela, ma petite. Le soir, en vous couchant, vous vous trouvez bien malheureuse et vous vous endormez en pensant aux hommes des bains publics, à votre jeune amant, aux soldats, que sais-je ? Vous avez un bataillon de cuisses charnues dans la tête : “ si j’en avais seulement deux sur les miennes “, dites-vous, et vous faites les plus beaux rêves du monde.

  LA FEMME.

  Oh ! Le méchant homme !

  YUK.

  Longtemps vous vous êtes bornée aux rêveries, aux rêves, aux démangeaisons, mais l’aiguillon de la chair vous tient depuis longtemps, et chaque jour vous dites : “ quand cela arrivera-t-il ? Est-ce bientôt ? “

  LA FEMME.

  Hélas ! Il faut bien vous le dire ; mais je résiste, je combats, etje venais consulter même… que vous êtes simple ! Avez-vous besoin d’un ermite pour vous enseigner ce que vous avez à faire ? Si la vertu existe, chaque créature doit pouvoir d’elle-même la discerner et la mettre en pratique.

  LA FEMME, à part.

  Je n’y avais point songé. (haut.) oui, vous avez raison, je résisterai bien seule, d’ailleurs, je chasserai bien seule ces idées qui m’obsèdent.

  YUK.

  Vous obsèdent, dites-vous ? Au contraire, elles vous sont agréables. Qu’il est doux de penser à cela tout le jour, de se figurer ainsi quelque chose de beau qui vous accompagne et vous entoure de ses deux bras !

  LA FEMME.

  Chaque jour je me reproche ces pensées comme un crime, j’embrasse mes enfants pour me ramener à quelque chose de plus saint, mais hélas ! Je vois toujours passer devant moi cette image tendre, confuse, voilée.

  YUK.

  Et lorsque le soir vient, n’est-ce pas ? Et que les rayons du soleil meurent sur les dalles, que les fleurs d’oranger laissent passer leurs parfums, que les roses se referment, que tout s’endort, que la lune se lève dans ses nuages blancs, alors cette forme revient, elle entre, et cette bouche dit : “ aime-moi ! Aime-moi ! Viens ! Si tu savais toutes les délices d’une nuit d’amour ! Si tu savais comme l’âme s’y élargit, comme au grand jour heureux, nos deux corps nus sur un tapis, nous embrassant, si tu savais comme je prendrai tes hanches, comme j’embrasserai tes seins, comme je reposerai ma tête sur ton cœur et comme nous serons heureux, comme nous nous étendrons dans nos voluptés ! “ n’est-ce pas ? C’est à cela qu’on pense, c’est cela qu’on souhaite, c’est pour cela qu’on brûle de désir ?

  LA FEMME.

  Assez ! Vous me rappelez tout ce que je sens en traits de feu, ces pensées-là me font rougir, j’en ai honte.

  YUK.

  Pourquoi ? Ne sont-elles pas belles et douces et riantes comme les roses ? C’est une soif qu’on a, n’est-ce pas ? On a quelque chose au fond du cœur de vif et d’impétueux comme une force qui vous pousse ?

  LA FEMME.

  Je ne sais comment résister à cette force.

  YUK.

  Souvent, n’est-ce pas ? Vous aimez à vous regarder nue, vous vous trouvez jolie ? “ quelle jolie cuisse ! Quel beau corps ! Quelle gorge ronde ! Et quel dommage ! “ dites-vous.

  LA FEMME.

  Oh ! Oui, souvent j’ai vu des yeux d’hommes s’arrêter longtemps sur les miens ; il y en a qui semblaient lancer des jets de flamme, d’autres laissaient découler une douceur amoureuse qui m’entrait jusqu’au cœur.

  SATAN, à Smarh.

  C’est la science, mon maître, qui nous enseignera tout cela.

  SMARH.

  Quelle science ?

  SATAN.

  La science que je sais.

  SMARH.

  Laquelle ?

  SATAN.

  La science du monde.

  SMARH.

  Et vous me montreriez tout cela ? Qu’êtes-vous ? Un ange ou un démon ?

  SATAN.

  L’un et l’autre !

  SMARH.

  Et comment acquiert-on cette science ?

  SATAN.

  Tu le sauras ! Il disparaît.

  YUK.

  Eh bien, le premier de ces hommes que vous verrez, que ce soit un jeune homme de 16 ans environ, blond et rose, et qui rougira sous vos regards, prenez-le, cet enfant, amenez-le dans votre chambre, et là, dans la nuit, vous verrez comme il vous aimera et comme vous jouirez et vous vous repaîtrez de cet amour ; oui ce sera cette voix de vos songes et ce corps d’ange qui passait dans vos nuits.

  LA FEMME, égarée.

  Qu’il vienne donc ! Qu’il vienne ! J’aurai pour lui des baisers de feu et des voluptés sans nombre. J’étais bien folle, en effet, de vieillir sans amour. à moi, maintenant, les délices des nuits les plus ardentes ; que je m’abreuve de toutes mes passions, que je me rassasie de tous mes désirs ! De longues nuits et de longs jours passés dans les baisers ! Ah ! Toute ma vie passée à un soupir, tout ce que je rêvais à moi ! Oh ! Comme je vais être heureuse ! Je tremble cependant, et je sens que c’est là mon bonheur.

  YUK.

  Quel plaisir, n’est-ce pas ? De se créer ainsi, par la pensée, toutes ces jouissances désirées, et de se dire : “ si je l’avais là, si je le tenais dans mes bras, si je voyais ses yeux sur les miens et sa bouche sur mes lèvres ! “

  LA FEMME.

  Assez ! Assez ! J’ai quelque chose qui me brûle le cœur depuis que vous me parlez, j’ai du feu sous la poitrine, j’étouffe, je désire ardemment tout cela, je m’en vais, oh ! Oui, je m’en vais. (elle s’arrête et dit avec profondeur : ) oh ! Les belles choses ! Elle sort.

  YUK, riant.

  Voilà une commère qui, avant demain matin, se sera donnée à tous les gamins de la ville et à tous les valets de ferme.

  La nuit ; la lune et les étoiles brillent ; silence des champs.

  SMARH, seul. Il sort de sa cellule et marche.

/>   Quelle est donc cette science qu’on m’a promise ? Où la trouve-t-on ? De qui la recevrai-je ? Par quels chemins vient-elle et où mène-t-elle ? Et au terme de la route, où est-on ? Tout cela, hélas ! Est un chaos pour moi et je n’y vois rien que des ténèbres.

  Où vais-je ? Je ne sais, mais j’ai un désir d’apprendre, d’aller, de voir. Tout ce que je sais me semble petit et mesquin ; des besoins inaccoutumés s’élèvent dans mon cœur. Si j’allais apprendre l’infini, si j’allais vous connaître, ô monde sur lequel je marche ! Si j’allais vous voir, ô Dieu que j’adore ! Qu’est-ce donc ? Ma pensée se perd dans cet abîme. Est-ce que je n’étais pas heureux à vivre ainsi saintement, à prier Dieu, à secourir les hommes ? Pourquoi me faut-il quelque chose de plus ? L’homme est donc fait pour apprendre, puisqu’il en a le désir ?

  Je n’ai que faire de ce que tous les hommes savent, je méprise leurs livres, témoignage de leurs erreurs. C’est une science divine qu’il me faut, quelque chose qui m’élève au-dessus des hommes et me rapproche de Dieu.

  Oh ! Mon cœur se gonfle, mon âme s’ouvre, ma tête se perd ; je sens que je vais changer ; je vais peut-être mourir, c’est peut-être là le commencement d’éternité bienheureuse promise aux saints.

  Un siècle s’est écoulé depuis que je pense, et déjà, depuis que cet inconnu m’a parlé, je me sens plus grand ; mon âme s’élargit peu à peu, comme l’horizon quand on marche, je sens que la création entière peut y entrer.

  Autrefois je dormais de longues nuits pleines de sommeil et de repos, je me livrais aux songes vagues et dorés ; souvent je m’endormais en rêvant aux extases célestes, les saints venaient m’encourager à continuer ma vie et me montraient de loin l’avenir bienheureux et le chemin par lequel on y monte ; mais à peine ai-je fermé l’œil que des ardeurs m’ont tourmenté, je me suis levé et je suis venu. Autrefois l’air des nuits me faisait du bien, je me plaisais à cette molle langueur des sens qu’il procure, je me plongeais dans l’harmonie dont elle se compose, j’écoutais avec ravissement le bruit des feuilles des arbres que le vent agitait, l’eau qui coulait dans les vallées, j’aimais la mousse des bois que les rayons de la lune argentaient ; ma tête se levait avec amour vers ce ciel si bleu, avec ses étoiles aux mille clartés, et je me disais que l’éternité devait être aussi quelque chose de suave, de doux, de silencieux et d’immense, et tout cela sans vallée, sans arbre, sans feuilles, quelque chose de plus beau même que cet infini où je perdais mon regard ; aussi loin que la pensée de l’homme pouvait aller j’y perdais la mienne, et je sentais bien que cette harmonie du ciel et de la terre était faite pour l’âme.

 

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