Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 393

by Gustave Flaubert


  Il lâche la torche pour embrasser le tas ; et tombe par terre sur la poitrine.

  Il se relève. La place est entièrement vide.

  Qu’ai-je fait ?

  Si j’étais mort pendant ce temps-là, c’était l’enfer ! l’enfer irrévocable !

  Il tremble de tous ses membres.

  Je suis donc maudit ? Eh non ! c’est ma faute ! je me laisse prendre à tous les piéges ! On n’est pas plus imbécile et plus infâme. Je voudrais me battre, ou plutôt m’arracher de mon corps ! Il y a trop longtemps que je me contiens ! J’ai besoin de me venger, de frapper, de tuer ! c’est comme si j’avais dans l’âme un troupeau de bêtes féroces. Je voudrais, à coups de hache, au milieu d’une foule … Ah ! un poignard !…

  Il se jette sur son couteau, qu’il aperçoit. Le couteau glisse de sa main, et Antoine reste accoté contre le mur de sa cabane, la bouche grande ouverte, immobile, — cataleptique.

  Tout l’entourage a disparu.

  Il se croit à Alexandrie sur le Paneum, montagne artificielle qu’entoure un escalier en limaçon et dressée au centre de la ville.

  En face de lui s’étend le lac Mareotis, à droite la mer, à gauche la campagne, — et, immédiatement sous ses yeux, une confusion de toits plats, traversée du sud au nord et de l’est à l’ouest par deux rues qui s’entre-croisent et forment, dans toute leur longueur, une file de portiques à chapiteaux corinthiens. Les maisons surplombant cette double colonnade ont des fenêtres à vitres coloriées. Quelques-unes portent extérieurement d’énormes cages en bois, où l’air du dehors s’engouffre.

  Des monuments d’architecture différente se tassent les uns près des autres. Des pylônes égyptiens dominent des temples grecs. Des obélisques apparaissent comme des lances entre des créneaux de briques rouges. Au milieu des places, il y a des Hermès à oreilles pointues et des Anubis à tête de chien. Antoine distingue des mosaïques dans les cours, et aux poutrelles des plafonds des tapis accrochés.

  Il embrasse, d’un seul coup d’oeil, les deux ports (le Grand-Port et l’Eunoste), ronds tous les deux comme deux cirques, et que sépare un môle joignant Alexandrie à l’îlot escarpé sur lequel se lève la tour du Phare, quadrangulaire, haute de cinq cents coudées et à neuf étages, — avec un amas de charbons nons fumant à son sommet.

  De petits ports intérieurs découpent les ports principaux. Le môle, à chaque bout, est terminé par un pont établi sur des colonnes de marbre plantées dans la mer. Des voiles passent dessous ; et de lourdes gabares débordantes de marchandises, des barques thalamèges à incrustations d’ivoire, des gondoles couvertes d’un tendelet, des trirèmes et des birèmes, toutes sortes de bateaux, circulent ou stationnent contre les quais.

  Autour du Grand-Port, c’est une suite ininterrompue de constructions royales : le palais des Ptolémées, le Muséum, le Posidium, le Cesareum, le Timonium où se réfugia Marc-Antoine, le Soma qui contient le tombeau d’Alexandre ; — tandis qu’a l’autre extrémité de la ville, après l’Eunoste, on aperçoit dans un faubourg des fabriques de verre, de parfums et de papyrus.

  Des vendeurs ambulants, des portefaix, des âniers, courent, se heurtent. Çà et là, un prêtre d’Osiris avec une peau de panthère sur l’épaule, un soldat romain à casque de bronze, beaucoup de nègres. Au seuil des boutiques des femmes s’arrêtent, des artisans travaillent ; et le grincement des chars fait envoler des oiseaux qui mangent par terre les détritus des boucheries et des restes de poisson.

  Sur l’uniformité des maisons blanches, le dessin des rues jette comme un réseau noir. Les marchés pleins d’herbes y font des bouquets verts, les sécheries des teinturiers des plaques de couleurs, les ornements d’or au fronton des temples des points lumineux, — tout cela compris dans l’enceinte ovale des murs grisâtres, sous la voûte du ciel bleu, près de la mer immobile.

  Mais la foule s’arrête, et regarde du côté de l’occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons de poussière.

  Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »

  Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.

  Tout à coup les rues se vident, — et l’on ne voit plus que des pieds levés.

  Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d’acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.

  D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.

  Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.

  Des filets de fumée s’échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des pans de murs s’écroulent. Des architraves tombent.

  Antoine retrouve tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s’arrêtent tout hors d’haleine, puis recommencent.

  Les habitants, réfugiés dans les cours, gémissent. Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les Solitaires, elles embrassent leurs genoux ; ils les renversent ; et le sang jaillit jusqu’aux plafonds, retombe en nappes le long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges.

  Antoine en a jusqu’aux jarrets. Il marche dedans ; il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poils, qui en est trempée.

  La nuit vient. L’immense clameur s’apaise.

  Les Solitaires ont disparu.

  Tout à coup, sur les galeries extérieures bordant les neuf étages du Phare, Antoine aperçoit de grosses lignes noires comme seraient des corbeaux arrêtés. Il y court, et il se trouve au sommet.

  Un grand miroir de cuivre, tourné vers la haute mer, reflète les navires qui sont au large.

  Antoine s’amuse à les regarder ; et à mesure qu’il les regarde, leur nombre augmente.

  Ils sont tassés dans un golfe ayant la forme d’un croissant. Par derrière, sur un promontoire, s’étale une ville neuve d’architecture romaine, avec des coupoles de pierre, des toits coniques, des marbres roses et bleus, et une profusion d’airain appliquée aux volutes des chapiteaux, à la crête des maisons, aux angles des corniches. Un bois de cyprès la domine. La couleur de la mer est plus verte, l’air plus froid. Sur les montagnes à l’horizon, il y a de la neige.

  Antoine cherche sa route, quand un homme l’aborde et lui dit : « Venez ! on vous attend ! »

  Il traverse un forum, entre dans une cour, se baisse sous une porte ; et il arrive devant la façade du palais, décoré par un groupe en cire qui représente l’empereur Constantin terrassant un dragon. Une vasque de porphyre porte à son milieu une conque en or pleine de pistaches. Son guide lui dit qu’il peut en prendre. Il en prend.

  Puis il est comme perdu dans une succession d’appartements.

  On voit le long des murs en mosaïque, des généraux offrant à l’Empereur sur le plat de la main des villes conquises. Et partout, ce sont des colonnes de basalte, des grilles en filigrane d’argent, des sièges d’ivoire, des tapisseries brodées de perles. La lumière tombe des voûtes, Antoine continue à marcher. De tièdes exhalaisons circulent ; il entend, quelquefois, le claquement discret d’une sandale. Postés dans les antichambres, des gardiens, — qui ressemblent à des automates, — tiennent sur leurs épaul
es des bâtons de vermeil.

  Enfin, il se trouve au bas d’une salle terminée au fond par des rideaux d’hyacinthe. Ils s’écartent, et découvrent l’Empereur, assis sur un trône, en tunique violette, et chaussé de brodequins rouges à bandes noires.

  Un diadème de perles contourne sa chevelure disposée en rouleaux symétriques. Il a les paupières tombantes, le nez droit, la physionomie lourde et sournoise. Aux coins du dais étendu sur sa tête quatre colombes d’or sont posées, et au pied du trône deux lions d’émail accroupis. Les colombes se mettent à chanter, les lions à rugir, l’Empereur roule des yeux, Antoine s’avance ; et tout de suite, sans préambule, ils se racontent des événements. Dans les villes d’Antioche, d’Éphèse et d’Alexandrie, on a saccagé les temples et fait avec les statues des dieux, des pots et des marmites ; l’Empereur en rit beaucoup. Antoine lui reproche sa tolérance envers les Novatiens. Mais l’Empereur s’emporte ; Novatiens, Ariens, Meléciens, tous l’ennuient. Cependant il admire l’épiscopat, car les chrétiens relevant des évêques, qui dépendent de cinq ou six personnages, il s’agit de gagner ceux-là pour avoir à soi tous les autres. Aussi n’a-t-il pas manqué de leur fournir des sommes considérables. Mais il déteste les pères du Concile de Nicée. — « Allons-les voir ! » Antoine le suit.

  Et ils se trouvent, de plain-pied, sur une terrasse.

  Elle domine un hippodrome, rempli de monde et que surmontent des portiques, où le reste de la foule se promène. Au centre du champ de course s’étend une plate-forme étroite, portant sur sa longueur un petit temple de Mercure, la statue de Constantin, trois serpents de bronze entrelacés, à un bout de gros oeufs en bois, et à l’autre sept dauphins la queue en l’air.

  Derrière le pavillon impérial, les Préfets des chambres, les Comtes des domestiques et les Patrices s’échelonnent jusqu’au premier étage d’une église, dont toutes les fenêtres sont garnies de femmes. A droite est la tribune de la faction bleue, à gauche celle de la verte, en dessous un piquet de soldats, et, au niveau de l’arène un rang d’arcs corinthiens ; formant l’entrée des loges.

  Les courses vont commencer, les chevaux s’alignent. De hauts panaches, plantés entre leurs oreilles, se balancent au vent comme des arbres ; et ils secouent, dans leurs bonds, des chars en forme de coquille, conduits par des cochers revêtus d’une sorte de cuirasse multicolore, avec des manches étroites du poignet et larges du bras, les jambes nues, toute la barbe, les cheveux rasés sur le front à la mode des Huns.

  Antoine est d’abord assourdi par le clapotement des voix. Du haut en bas, il n’aperçoit que des visages fardés, des vêtements bigarrés, des plaques d’orfévrerie ; et le sable de l’arène, tout blanc, brille comme un miroir.

  L’Empereur l’entretient. Il lui confie des choses importantes, secrètes, lui avoue l’assassinat de son fils Crispus, lui demande même des conseils pour sa santé.

  Cependant Antoine remarque des esclaves au fond des loges. Ce sont les pères du Concile de Nicée, en haillons, abjects. Le martyr Paphnuce brosse la crinière d’un cheval, Théophile lave les jambes d’un autre, Jean peint les sabots d’un troisième, Alexandre ramasse du crottin dans une corbeille.

  Antoine passe au milieu d’eux. Ils font la haie, le prient d’intercéder, lui baisent les mains. La foule entière les hue ; et il jouit de leur dégradation, démesurément. Le voilà devenu un des grands de la Cour, confident de l’Empereur, premier ministre ! Constantin lui pose son diadème sur le front. Antoine le garde, trouvant cet honneur tout simple.

  Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle immense, éclairée par des candélabres d’or.

  Des colonnes, à demi perdues dans l’ombre tant elles sont hautes, vont s’alignant à la file en dehors des tables qui se prolongent jusqu’à l’horizon, — où apparaissent dans une vapeur lumineuse des superpositions d’escaliers, des suites d’arcades, des colosses, des tours, et par derrière une vague bordure de palais que dépassent des cèdres, faisant des masses plus noires sur l’obscurité.

  Les convives, couronnés de violettes, s’appuient du coude contre des lits très-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu’on incline versent du vin ; — et tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert d’escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor.

  A sa droite et à sa gauche, deux théories de prêtres en bonnets pointus balancent des encensoirs. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs, sans pieds ni mains, auxquels il jette des os à ronger ; plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, — étant tous aveugles.

  Une plainte continue monte du fond des ergastules. Les sons doux et lents d’un orgue hydraulique alternent avec les choeurs de voix ; et on sent qu’il y a tout autour de la salle une ville démesurée, un océan d’hommes dont les flots battent les murs.

  Les esclaves courent portant des plats. Des femmes circulent offrant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains ; et un dromadaire, chargé d’outres percées, passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles.

  Des belluaires amènent des lions. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains en crachant du feu par les narines ; des bateleurs nègres jonglent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige, qui s’écrasent en tombant contre les claires argenteries. La clameur est si formidable qu’on dirait une tempête, et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et d’haleines. Quelquefois une flammèche des grands flambeaux, arrachée par le vent, traverse la nuit comme une étoile qui file.

  Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les brise ; et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l’heure, par caprice, il brûlera son palais avec ses convives. Il compte rebâtir la tour de Babel et détrôner Dieu.

  Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, — et il devient Nabuchodonosor.

  Aussitôt il est repu de débordements et d’exterminations ; et l’envie le prend de se rouler dans la bassesse. D’ailleurs, la dégradation de ce qui épouvante les hommes est un outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier ; et comme rien n’est plus vil qu’une bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table, et beugle comme un taureau.

  Il sent une douleur à la main, — un caillou, par hasard, l’a blessé, — et il se retrouve devant sa cabane.

  L’enceinte des roches est vide. Les étoiles rayonnent. Tout se tait.

  Une fois de plus je me suis trompé ! Pourquoi ces choses ? Elles viennent des soulèvements de la chair. Ah ! misérable !

  Il s’élance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, terminé par des ongles métalliques, se dénude jusqu’à la ceinture, et levant la tête vers le ciel :

  Accepte ma pénitence, ô mon Dieu ! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse.

  Rends-la aiguë, prolongée, excessive ! Il est temps ! à l’oeuvre !

  Il s’applique un cinglon vigoureux.

  Aie ! non ! non ! pas de pitié !

  Il recommence.

  Oh ! oh ! oh ! chaque coup me déchire la peau, me tranche les membres. Cela me brûle horriblement !

  Eh ! ce n’est pas terrible ! on s’y fait. Il me semble même …

  Antoine s’arrête.

  Va donc, lâche ! va donc ! Bien ! bien ! sur les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre, partout ! Sifflez, lanières, mordez-moi, arrachez-moi ! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu’aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs ! Des tenailles, des chevalets, du plomb fondu ! Les martyrs en ont subi bien d’autres ! n’est-ce pas, Ammonaria ?

  L’ombre des cornes du Diable reparaît.

  J’aurais pu être attaché à la colonne près de la tienne, face à face, sous tes yeux, répondant à tes cris par mes soupirs ; et nos douleurs se seraient confondues, nos âmes se seraient mêlées.

  Il se flagelle avec furie.

  Tiens, tiens ! pour toi ! enco
re !… Mais voilà qu’un chatouillement me parcourt. Quel supplice ! quels délices ! ce sont comme des baisers. Ma moelle se fond ! je meurs !

  Et il voit en face de lui trois cavaliers montés sur des onagres, vêtus de robes vertes, tenant des lis à la main et se ressemblant tous de figure.

  Antoine se retourne, et il voit trois autres cavaliers semblables, sur de pareils onagres, dans la même attitude.

  Il recule. Alors les onagres, tous à la fois, font un pas et frottent leur museau contre lui, en essayant de mordre son vêtement. Des vois crient : « Par ici, par ici, c’est là ! » Et des étendards paraissent entre les fentes de la montagne avec des têtes de chameau en licol de soie rouge, des mulets chargés de bagages, et des femmes couvertes de voiles jaunes, montées à califourchon sur des chevaux-pies.

  Les bêtes haletantes se couchent, Ses esclaves se précipitent sur les ballots, on déroule des tapis bariolés, on étale par terre des choses qui brillent.

  Un éléphant blanc, caparaçonné d’un filet d’or, accourt, en secouant le bouquet de plumes d’autruche attaché à son frontal.

  Sur son dos, parmi des coussins de laine bleue, jambes croisées, paupières à demi closes et se balançant la tête, il y a une femme si splendidement vêtue qu’elle envoie des rayons autour d’elle. La foule se prosterne, l’éléphant plie les genoux, et

  LA REINE DE SABA

  se laissant glisser le long de son épaule, descend sur les tapis et s’avance vers saint Antoine.

 

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