Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 455

by Gustave Flaubert


  MME DE SAINT-LAURENT

  Nous le sommes.

  AMÉDÉE (,prenant la main de Mme de Saint-Laurent)

  A table ! vive la joie ! c’est ma dernière nuit, soyons fous !

  (se retournant vers les convives) car vous saurez, Messieurs, que je me marie demain.

  M. DE RUMPIGNY (tout en allant vers la table)

  Pas possible !

  AMÉDÉE (se redressant)

  Pourquoi donc ?

  PAUL (avec énergie)

  Tu as bien raison, mon ami ! (Il lui serre la main.)

  M. ROCH (se posant avec grâce)

  Le mariage ! mais c’est la loi, c’est la base, c’est la sécurité (avec sentiment) le bonheur !

  M. DE RUMPIGNY

  (voyant que Mme de Saint-Laurent est furieuse)

  A la condition cependant de savoir se créer (montrant Paul)

  comme Monsieur (montrant Mme de Saint-Laurent) une charmante compensation !

  Mme DE SAINT-LAURENT (à part)

  Qu’il a de l’esprit ! (lui montrant un siège, avec un sourire gracieux) Près de moi !

  (M. de Rumpigny s’assoit à gauche de Mme de Saint-Laurent, Amédée à sa droite.)

  PAUL

  (à part, se plaçant en face d’eux, le dos tourné au public)

  Si je les perds de vue un seul instant !

  M. CASIMIR (à part, déboutonnant sa redingote)

  Pouh ! on peut bien se mettre un peu à l’aise, pour officier...

  AMÉDÉE

  (au moment où M. Casimir prend place à la gauche de Paul)

  Complet, l’omnibus ! Dinck ! (On sonne à la porte d’une façon formidable.)

  Scène 10

  (M. Varin des îlots s’avance, raide et sévère, au milieu de la stupéfaction générale. Amédée se retourne vivement du côté de la muraille, M. de Rumpigny se lève comme pour protéger Mme de Saint-Laurent, M. Roch et M. Casimir, toujours assis, écartent simultanément leurs chaises de la table ; Mme de Saint-Laurent reste comme pétrifiée à sa place.)

  PAUL (reculant sur le devant de la scène)

  Mon parrain !

  M. VARIN DES ILOTS

  (iallant droit à lui, sans regarder personne)

  Vous n’êtes pas facile à trouver, Monsieur !

  PAUL (balbutiant)

  Mais...

  M. VARIN DES ILOTS

  On vous a vu hier, au bois...

  PAUL (se retournant vers Mme de Saint-Laurent)

  J’en étais sûr !

  M. VARIN DES ILOTS

  Votre femme sait tout !

  AMÉDÉE (prenant son chapeau)

  Ma belle-sœur ! (Il se sauve derrière la porte et regarde dans la salle, en passant seulement la tête.)

  M. VARIN DES ILOTS

  Et vos irrégularités sont devenues si scandaleuses, qu’aujourd’hui même vous avez perdu votre place.

  PAUL (abasourdi)

  Ma place ?

  M. VARIN DES ILOTS

  (se retourne et parcourt la salle du regard, Amédée disparaît définitivement)

  Peut-on vous parler en particulier dans cette maison ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (bas à M. de Rumpigny)

  Partez, je vous en supplie ! (M. de Rumpigny se dirige vers la porte en lui envoyant un baiser.)

  M. ROCH (regardant M. Varin des Ilots, à part)

  C’est peut-être un pick-pocket, un faux parrain, cela s’est vu. (Il se retire vers la porte, avec lenteur, déclamant à demi-voix ces deux vers :)

  Replions-nous sans bruit, et que le ciel prospère Ecarte de nos jours le poids de sa colère !

  (Casimir a boutonné fièrement sa redingote jusque sous le menton, mis son chapeau sur sa tête et fait un pas vers M. Varin des Ilots, comme pour protester.)

  M. VARIN DES ILOTS

  (mettant aussi son chapeau, et marchant vers M. Casimir)

  Auriez-vous quelque chose à me dire, Monsieur ?

  PAUL (se précipitant vers lui)

  Général !

  (M. Casimir, au nom du général, et devant la fière attitude du vieillard, ôte involontairement son chapeau, et sort à reculons, sans mot dire.)

  M. VARIN DES ILOTS

  (se retournant vers Mme de Saint-Laurent)

  Vous pouvez vous retirer, Victoire !

  (Mme de Saint-Laurent, subjuguée, obéit à l’ordre, et sort lentement par la droite.)

  LE DOMESTIQUE

  (fait un grand geste d’étonnement dans le fond de la salle, à part)

  Victoire ?

  Scène 11

  (M. Varin des Ilots prend majestueusement un fauteuil et s’y installe ; puis, d’un geste solennel, il indique un siège à Paul. A ce moment on entend un roulement léger, c’est la table poussée par le domestique ; le général se retourne vivement, aperçoit le domestique, et, d’un mouvement muet et impérieux, lui ordonne de sortir.)

  Scène 12

  M. VARIN DES ILOTS

  Savez-vous ce que je représente ici, Monsieur ?... la famille !

  PAUL

  Mon cher parrain, vous ne me tutoyez donc plus ?

  M. VARIN DES ILOTS

  Pas encore !

  PAUL

  Si j’avais commis un crime...

  M. VARIN DES ILOTS (l’interrompant)

  Ç’en est un, une pareille conduite !

  PAUL

  Vous êtes bien dur !

  M. VARIN DES ILOTS

  J’en ai le droit ! Vous cherchiez, sans doute, à faciliter vos désordres en me proposant chez vous un logement ? Tenir compagnie à Madame, pour favoriser les escapades de Monsieur, joli rôle !

  PAUL (avec énergie)

  Pouvez-vous croire !...

  M. VARIN DES ILOTS

  Pourquoi pas ? un homme capable d’une telle faiblesse !...

  (haussant les épaules) Je comprends une amourette, parbleu ! un caprice ; je ne suis pas une vierge, mais on devrait mourir de honte quand on se laisse subjuguer par une donzelle, au point de lui sacrifier l’estime publique et les devoirs de sa position... Moi qui vous parle, Monsieur, durant ma longue carrière...

  PAUL (l’interrompant)

  Oh ! tous les blâmes possibles sont moins forts, pour me ramener chez moi, que mes propres dégoûts et la lassitude où je suis.

  M. VARIN DES ILOTS

  Mais ces dégoûts, Monsieur, vous les promenez en carrosse.

  PAUL (exaspéré)

  Le carrosse ! c’est ce qui m’a perdu, le carrosse !

  M. VARIN DES ILOTS

  Que voulez-vous dire ?

  PAUL

  Que je quitterais cette femme dès ce soir, si je n’étais pas enchaîné ici par mes dettes... (montrant la porte de droite)

  et le remords secret de l’avoir poussée dans cette voie.

  M. VARIN DES ILOTS

  Ah ! le remords secret ! vous êtes bon ! Un remords, ça se guérit ; malheureusement, les dettes, ça se paye... Combien dois-tu ?

  PAUL (étonné d’abord, puis hésitant)

  Beaucoup !... et je n’ai plus ma place, (avec rage) Comme si l’on montrait de pareilles sévérités pour les autres !... Mais Madame de Mérilhac s’est liguée contre moi, avec ma bellemère, depuis qu’elle tripote le mariage de son neveu.

  M. VARIN DES ILOTS (appuyant sur chaque mot)

  Combien dois-tu ?

  PAUL

  (tirant de sa poche une liasse de notes et de protêts)

  Tout est là.

  M. VARIN DES ILOTS

  Donne !

  PAUL (hésitant)

  Si vous saviez !

  M. VARIN DES ILOTS

  (tendant la main avec impatience)

  Dépêche-toi !... (prenant les papiers et tâtant toutes ses poches) J’ai oublié ma loupe, je lirai tout cela à la maison, ça me regarde.

  PAUL (se levant)

  Comment ?

  M. VARIN DES ILOTS (mettant tout dans sa poche)

  Ça me regarde ! comprends-tu le français ?

  PAUL (lui saisissant la main)

  Cher p
arrain !

  M. VARIN DES ILOTS

  Si tu as l’audace de répliquer un mot... (lui faisant un geste terrible) Sors d’ici ! Va-t’en te jeter au cou de ta femme.

  PAUL

  Ce soir ?

  M. VARIN DES ILOTS

  Tout de suite !

  PAUL

  Oh ! demain, pas ce soir ! le temps seulement...

  M. VARIN DES ILOTS

  (roulant son fauteuil devant la porte de droite)

  Halte-là !

  PAUL (avec un grand geste de dénégation)

  Je n’ai aucunement le dessein...

  M. VARIN DES ILOTS (froidement)

  Espérons-le !

  PAUL

  Quant à revoir ma femme, sans préparation, face à face...

  après tout ce qui s’est passé aujourd’hui... c’est impossible !

  M. VARIN DES ILOTS (toujours en sentinelle)

  Eh ! ça m’est bien égal !... va chez toi, va au diable ! mais va-t’en !

  PAUL (timidement)

  Vous restez ici ?

  M. VARIN DES ILOTS

  Un peu !

  PAUL

  Vous allez tout rompre ?

  M. VARIN DES ILOTS

  Je le suppose !

  PAUL (revenant à lui)

  Dites-moi au moins que vous m’avez pardonné !...

  M. VARIN DES ILOTS (lui montrant la porte)

  Qu’est-ce que ça te fait ? (Paul sort tout rêveur.)

  Scène 13

  M. VARIN DES ILOTS (seul)

  A l’autre ! (Il se lève avec peine.) Je n’en peux plus (Il va à la porte de droite.) je n’en ai jamais tant brassé... depuis vingt ans ! (Il frappe à la porte.)

  Scène 14

  M. VARIN DES ILOTS

  (à Mme de Saint-Laurent qui arrive dans un déshabillé des plus élégants)

  Deux mots seulement à vous dire.

  Mme DE SAINT-LAURENT (inquiète et très humble)

  Si Monsieur le général veut bien me faire l’honneur de passer dans une pièce plus convenable...

  M. VARIN DES ILOTS

  Nous sommes parfaitement ici.

  Mme DE SAINT-LAURENT (s’inclinant)

  A vos ordres !

  M. VARIN DES ILOTS

  (s’installe dans un grand fauteuil et laisse Mme de SaintLaurent s’asseoir sur une chaise, en face de lui)

  J’ai soixante-cinq ans sur la tête, un âge qui n’attend guère, et où il faut mener les choses rondement.

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (allant chercher deux coussinets et voulant les placer sous les bras de M. Varin des Ilots)

  Le fauteuil est d’un dur ! Ces deux coussins...

  M. VARIN DES ILOTS (froidement)

  Inutile ! un peu d’attention, s’il vous plaît !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (les plaçant malgré lui sur chaque bras du fauteuil)

  Ah ! tout ce qu’il vous plaira !

  M. VARIN DES ILOTS (sévèrement)

  Honorée de la confiance de Madame Duvernier, mêlée par vos fonctions au plus intéressant des ménages, vous avez compromis sciemment l’avenir d’un homme, et la sécurité d’une famille.

  Mme DE SAINT-LAURENT (très humble et très interdite)

  Monsieur... mais... Monsieur (lui apportant un petit tabouret) seulement cela...

  M. VARIN DES ILOTS (refusant du geste)

  Vous détournez la question !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (se courbant et plaçant le tabouret à portée de ses pieds)

  J’écoute ! c’est un honneur pour moi d’écouter...

  M. VARIN DES ILOTS

  Sans parler, ici, de vos dettes, ces promenades ensemble, ces rendez-vous au théâtre, ce mépris pour le monde, et cette impudeur dans le désordre...

  (Il laisse tomber son mouchoir, elle se précipite pour le ramasser et le lui donner en saluant.) Bien obligé !

  Mme DE SAINT-LAURENT (avec humilité)

  Mais ces mains-là sont faites pour vous servir (minaudant)

  comme autrefois.

  M. VARIN DES ILOTS

  (regardant la main de Victoire, et cherchant à ressaisir l’ordre de ses idées)

  Ce désordre, dis-je, dans l’impudeur... et... le mépris du monde... ou plutôt... ce monde du mépris... dans le désordre de l’impudeur...

  Mme DE SAINT-LAURENT (se levant)

  Si Monsieur le général veut permettre... il me semble que c’est l’heure de son bouillon. (Elle va au fond, vers la table.)

  M. VARIN DES ILOTS (étonné)

  Vous croyez ?

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (revenant avec un verre sur un plateau)

  Oui ! et un verre de madère plutôt. (Il hésite.) Allons buvez !

  M. VARIN DES ILOTS (prenant le verre)

  Merci !

  Mme DE SAINT-LAURENT

  Me remercier ! quand c’est moi au contraire...

  M. VARIN DES ILOTS (remettant le verre sur le plateau)

  Bref, sans nous perdre encore dans des récriminations inutiles... et mettant de côté les épithètes dont je pourrais qualifier votre conduite...

  MME DE SAINT-LAURENT

  Monsieur le général est si bon.

  M. VARIN DES ILOTS

  Non, je ne suis pas bon ! et je vous suppose assez d’intelligence pour comprendre qu’entre vous et Paul, tout est fini désormais. (Il se lève pour sortir.)

  Mme DE SAINT-LAURENT (fondant en larmes)

  Oui... oui... tout est fini, pour moi ! je comprends !

  M. VARIN DES ILOTS (se retourne et la regarde, à part)

  Allons ! les pleurnicheries commencent ! (haut) Calmezvous !

  Mme DE SAINT-LAURENT (sanglotant)

  Pardon ! j’avais tort... Vous ai-je manqué ?... Je serai calme.

  M. VARIN DES ILOTS (à demi-voix, serrant les poings)

  Si elle pouvait se mettre un peu en colère !... J’aurais moins de mal à m’en débarrasser.

  Mme DE SAINT-LAURENT (qui a saisi la phrase, à part)

  Ah ! non, par exemple ! (haut) Est-ce que je pleure encore trop haut, Monsieur ?

  M. VARIN DES ILOTS (commençant à être ému)

  Vous aimez donc bien mon filleul ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (vivement)

  Moi ? (Elle éclate en sanglots.) Si j’avais su, si j’avais su !

  M. VARIN DES ILOTS

  Que voulez-vous dire ?

  Mme DE SAINT-LAURENT (à part)

  Il fléchit.

  M. VARIN DES ILOTS (insistant avec bonté)

  Parlez franchement.

  Mme DE SAINT-LAURENT (d’un air désespéré)

  A quoi bon ? il y a des hommes qui n’ont pas de cœur !

  M. VARIN DES ILOTS (vivement)

  Est-ce que Paul ?

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (l’interrompant, et la voix coupée de sanglots)

  Ne craignez rien, Monsieur, je n’accuse personne, c’est l’usage !... On prend une pauvre fille à son travail, à sa joie, à son ignorance des choses... on est jeune, séduisant... on se met à ses pieds, on l’adore... la malheureuse succombe... tout va bien, la famille n’est pas encore en danger ; mais si, par un reste de pudeur, ou mieux, pour faire de la victime une esclave, on lui jette une robe sur les épaules, et l’abri d’un toit sur la tête... horreur et scandale ! tout est perdu, tout s’écroule... les mères se désolent, les vieillards se lèvent, comme des juges, et tandis qu’il y a, dans le monde, des cous qui ploient, sans crainte, sous la charge de leurs diamants, une perle à notre oreille fait pencher la société vers sa ruine ! (Elle sanglote, et, à part, en se détournant pour cacher sa douleur.) Monsieur Roch serait content de moi, cette fois !

  M. VARIN DES ILOTS (cherchant à l’apaiser)

  Paix là ! paix là ! (à part) Où va-t-elle donc chercher ce qu’elle dit ?

  Mme DE SAINT-LAURENT

  (d’une voix creuse et frémissante)

  Que la société se rassure ! (mettant la main sur sa poitrine) Je le sens ici
... j’ai mon compte... je ne troublerai pas longtemps les familles !

  M. VARIN DES ILOTS

  Un peu de courage, allons !

  Mme DE SAINT-LAURENT (arrachant ses bracelets)

  Ce bracelet vient de lui (le jetant à terre), le voilà ! je n’en veux plus ! Ah ! ses bagues, tenez ! le collier... voilà son peigne, oui, oui, tout ! (Elle a successivement tout retiré, arraché, et, se posant, échevelée, devant M. Varin des Ilots.)

  Suis-je maintenant assez nue pour que la société dorme tranquille ? (Elle est prise d’un spasme nerveux, chancelle tout à coup, et tombe, pâmée, sur la chaise, en face de M. Varin des Ilots.)

  M. VARIN DES ILOTS

  (très embarrassé et la soutenant)

  Quelqu’un !... (cherchant partout des yeux) La sonnette ?...

  (regardant Mme de Saint-Laurent) Elle se trouve mal !

  (appelant) Au secours ! (cherchant encore du regard) Où diable a-t-on pendu cette sonnette ?... Si je pouvais la laisser seulement une seconde...

 

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