Complete Works of Gustave Flaubert

Home > Fiction > Complete Works of Gustave Flaubert > Page 494
Complete Works of Gustave Flaubert Page 494

by Gustave Flaubert


  (*> Après avoir donné la pièce à notre garde- chiourme, qui nous fit en signe de remerciement une grimace de chat-tigre, nous redescendîmes les escaliers, e cinq minutes après nous étions de retour dans l’intérieur du village où des femmes, assises devant les portes, faisaient des filets sur leurs genoux.

  Quand on va à Tombelaine, qui est un rocher à une demi-lieue du Mont Saint-Michel et comme lui placé tout au milieu de la mer, on prend un guide pour éviter les courants. Même aux en- droits non dangereux si l’on s’arrête on se sent enfoncer dans le sable qui se met à bouillonner et à monter sur vous ; en dix minutes on en aurait jusqu’au ventre, en une demi-heure jusqu’aux épaules.

  Lorsqu’on traverse les courants, l’eau rapide coule entre vos jambes avec la force d’un torrent ; le vertige viendrait si on restait à la regarder. De tous côtés, partout, ce n’est que du sable, des étendues monotones qui se succèdent et s’en-

  (*’ Inédit, pages 317 à 319. fuient ; mais lorsqu’on détourne la tête, le Mont paraît si près qu’il a l’air de vous poursuivre, vous le voyez tout entier avec ses maisons en bas, ses arbustes accrochés sur ses pentes et son église tout en haut.

  Tombelaine est un petit îlot de granit aplati sur les flots, à ras du sol. Dans l’herbe, on distingue encore des restes de fondations et sur toute la lon- gueur du rocher deux traces parallèles comme des ornières de voiture. C’est là que Montgommery avait fait transporter le pillage des églises catho- liques, il y battait monnaie, les beaux écus d’or tout neufs ont sauté sur ces pierres où les cormo- rans fatigués viennent poser leurs pieds roses, dans les orages. Jusqu’à la Révolution, dans une petite chapelle dont il ne reste rien, une lampe perpétuelle brûlait.

  Tombelaine ! d’où vient ce nom ? est-ce celui de la jeune fille qui, n’ayant pu suivre son amant parti à la conquête avec le roi Guillaume, resta longtemps à l’attendre sur ce rocher, y mourut enfin de douleur et y fut enterrée, ou celui de la mère du roi Hoël qui, ravie à ses parents par un seigneur espagnol, y aurait été transportée, violée et assassinée. Vague histoire de femme et d’amour qui flotte sur cet écueil !

  Le soir, pendant que nous dînions, une pro- cession d’enfants conduits par le curé a passé en chantant sous nos fenêtres. Ils tenaient tous des cierges à la main et, marchant deux à deux, ils ont monté l’escalier qui conduit de la rue sur les remparts. On voyait s’élever les robes blanches des petites filles avec les lumières des flambeaux et on entendait les voix s’éloigner.

  A la nuit tombante, nous avons été sur les tours voir se coucher le soleil ; nous y avons causé avec un vieux marin qui, appuyé sur le parapet, fumait comme nous la pipe en faisant la digestion. II avait fait de longs voyages, été en Cochinchine et dans les Indes, visité le Japon et la mer Blanche ; il nous parlait de ces pays qu’il avait vus, pen- dant que la marée montante battait le pied des tours, que les étoiles s’allumaient et que de temps à autre la voix éloignée des sentinelles qui criaient : Garde à vous ! allait se répétant dans l’ombre.

  Le lendemain, quand la grève se fut découverte encore, nous partîmes du Mont par un ardent soleil qui chauffait les cuirs de la voiture. Nous avancions au pas ; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au bout de la grève, quand le gazon a paru, j’ai appliqué mon œil à la petite lucarne qui est au fond des voitures et j’ai dit adieu au Mont Saint-Michel.

  Pour aller à Combourg il fallait revenir à Dol ; ce fut le gros maître de poste de Pontorson qui nous y mena lui-même. Assis sur le tablier de son tape-cul (nous avions quitté notre équipage), les deux pieds posés sur le brancard, en chemise et la pipe aux lèvres, il poussait au grand trot ses deux pommelés et faisait claquer son petpignan ; du plus loin qu’il apercevait des voitures il leur criait de se garer, injuriant celles qui ne se ran- geaient pas, injuriant celles qui se rangeaient, les premières pour tout de bon, les secondes pour rire, vociférant, sacrant, furieux et facétieux, des- pote de la grande route comme si elle eût été sa propriété particulière.

  De Doï à Combourg nous eûmes au contraire pour conduire notre tilbury un pauvre bonhomme qui tenait à peine ses guides et roupillait accablé par la chaleur. Quant à nous, nous causâmes si peu que nous ne pensâmes à rien regarder.

  Une lettre du vicomte de Vesin devait nous ouvrir l’entrée du château. Aussi à peine arrivés nous allâmes chez M. Corvesier qui en est le régisseur.

  On nous fit attendre dans une grande cuisine où une demoiselle en noir, fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d’écaillé sur de gros yeux myopes, égrenait des groseilles dans une terrine. La marmite aux confitures était sur le feu et on écrasait du sucre avec des bouteilles.

  f

  Evidemment nous dérangions. Au bout de quel- ques minutes, on descendit nous dire que M. Cor- vesier, malade et grelottant de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre service, mais qu’il nous présentait ses respects. Cependant, son commis, qui venait de rentrer de course et faisait la collation dans la cuisine en bu- vant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, s’offrit à sa place à nous montrer le château. II déposa sa serviette, se suça les dents, alluma sa pipe, prit un paquet de clefs accroché à un clou et se mit à marcher devant nous dans le village.

  Après avoir longé un grand mur, on entre par une vieille porte ronde dans une cour de ferme silencieuse. Le silex sort ses pointes sur la terre battue où se montre une herbe rare salie par les fumiers qu’on traîne. II n’y avait personne ; les écuries étaient vides. Dans les hangars, les poules, huchées sur le timon des charrettes, dormaient la tête sous l’aile. Au pied des bâtiments, la pous- sière de la paille tombée des granges assourdissait le bruit des pas.

  Quatre grosses tours, rejointes par des cour- tines, laissent voir sous leur toit pointu les trous de leurs créneaux qui ressemblent aux sabords d’un navire ; et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées font des baies noires iné- gales sur la couleur grise des pierres. Un large per- rojï d’une trentaine de marches monte tout droit au premier étage, devenu le rez-de-chaussée des appartements de l’intérieur depuis qu’on en a comblé les douves.

  Le « violier jaune » n’y croissait pas, mais les lentisques et les orties, avec la mousse verdâtre et les lichens. A gauche, à côté de la tourelle, un bouquet de marronniers a gagné jusqu’à son toit et l’abrite de son feuillage.

  Quand la clef eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à coups de pieds, eut longtemps grincé sur le pavé collant, nous entrâmes dans un

  21 couloir sombre qu’encombraient des planches et des échelles avec des cercles de futailles et des brouettes. *

  Ce passage vous mène à une petite cour com- prise entre les pans intérieurs du château et res- serrée par l’épaisseur des murs. Le jour n’arrive que d’en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles, des gouttes humides coulaient le long des pierres.

  Une autre porte fut ouverte. C’était une vaste salle dégarnie, sonore ; le dallage est brisé en mille endroits ; on a repeint le vieux lambris.

  Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d’en face jetait un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied, le lac est répandu, étalé sur l’herbe parmi les joncs ; sous les fenêtres, les troènes, les acacias et les Iilas, poussés pêle- mêle dans l’ancien parterre, couvrent de leur tail- lis sauvage le talus qui descend jusqu’à la grande route ; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par la forêt.

  Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s’asseyait sur le bord de ces fenêtres l’enfant qui fut René. Le commis fumait sa pipe et crachait par terre. Son chien, qu’il avait amené, se promenait en furetant les souris, et les ongles de ses pattes sonnaient sur le pavé.

  Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne des mains. Sur les mar- ches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon lumine
ux, passant par la fente des murs et frap- frappant dessus d’aplomb, en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l’ombre, scintille comme une étoile. Nous avons erré partout : dans les longs couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des mâchicoulis béants tirent l’œil en bas vers l’abîme.

  Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce basse dont la porte de chêne, ornée de rainures moulées, s’ouvre par un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l’on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse ; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille qui a de grandes taches sales ; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés sous la poussière. C’était là sa chambre. Elle a vue vers l’ouest, du côté des soleils couchants .

  Nous continuâmes ; nous allions toujours ; quand nous passions près d’une brèche, d’une meurtrière ou d’une fenêtre, nous nous réchauffions à l’air chaud qui venait du dehors, et cette transition subite rendait tous ces délabrements encore plus tristes et plus froids. Dans les chambres, les parquets pourris s’effondrent, le jour descend par les cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurons d’or, et l’écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux. Comme nous étions là, une volée d’oiseaux est entrée tout à coup, a tourbillonné avec des cris et s’est enfuie par le trou de la cheminée.

  Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l’autre côté dans la prairie. La terre le gagne, il s’y perd de plus en plus, il disparaîtra bientôt, et les blés pousseront où tremblent maintenant les nénufars. La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré dans sa verdure et dominant le village qu’il écrase, étendait sa grande masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l’atteindre, le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois immobiles.

  Assis sur l’herbe, au pied d’un chêne, nous lisions René. Nous étions devant ce lac où il contemplait l’hirondelle agile sur le roseau mobile, à l’ombre de ces bois où il poursuivait l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce bruit de l’eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de sa jeunesse. A mesure que l’ombre tombait sur les pages du livre, l’amertume des phrases gagnait nos cœurs, et nous nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux.

  Près de nous, une charrette a passé en claquant dans les ornières son essieu sonore. On sentait l’odeur des foins coupés. On entendait le bruit des grenouilles qui coassaient dans le marécage. Nous rentrâmes.

  Le ciel était lourd ; toute la nuit il y eut de l’orage. A la lueur des éclairs, la façade de plâtre d’une maison voisine s’illuminait et flambait comme embrasée. Haletant, lassé de me retourner sur mes matelas, je me suis levé, j’ai allumé ma chandelle, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai regardé la nuit.

  Elle était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui brûlait dessinait monstrueuse- ment sur le mur d’en face ma silhouette agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup m’éblouissaît les yeux.

  J’ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa dou- leur.

  Je le voyais d’abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l’église ou la fauvette dans les bois. Je me le figu- rais dans sa petite chambre, triste et le coude sur sa table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s’envolaient ; je me figu- rais les longs après-midi rêveurs qu’il y avait eus ; je songeais aux amères solitudes de l’adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d’amour qui rendent les cœurs malades. N’est-ce pas ici que fut couvée notre douleur à nous autres, le golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ?

  Rien ne dira les gestations de l’idée ni les tres- saillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; mais on s’éprend à voir les lieux où nous savons qu’elles ont été con- çues, vécues, comme s’ils avaient gardé quelque chose de l’idéal inconnu qui vibra jadis.

  O sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d’enfant ! C’est là que tourbillonnaient, l’appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cy modocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René !

  Un jour, cependant, il la quitte, il s’en arrache, il dit adieu et pour n’y plus revenir au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes ; puis, l’inquiétude le prend, il part.

  Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la pa- trie qu’il abandonne. II arrive ; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez ; il regarde couler l’eau des grands fleuves paresseux et con- temple sur leurs bords briller l’écaillé des serpents avec les yeux des femmes sauvages. II abandonne son âme aux langueurs de la savane ; de l’un à l’autre, ils s’épanchent leurs mélancolies natives et il épuise le désert comme il avait tari l’amour. II revient, il parle, et on se tient suspendu à l’enchan- tement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, dra- pée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des cha- pelles.

  II part encore ; il va, remuant de ses pieds la poussière antique ; il s’asseoit aux Thermopyles et crie : Léonidas ! Léonidas ! court autour du tom- beau d’Achille, cherche Lacédémone, égrène dans ses mains les caroubiers de Carthage, et, comme le pâtre engourdi qui lève la tête au bruit des ca- ravanes, tous ces grands paysages se réveillent quand il passe dans leurs solitudes.

  Tour à tour rappelé, proscrit, comblé d’hon- neurs, il dînera ensuite à la table des rois, lui qui s’était évanoui de faim dans les rues ; il sera ambassadeur, ministre, essayera de retenir dans ses mains la monarchie qui s’écroule et, au milieu des ruines de ses croyances, assistera enfin à sa propre gloire, comme s’il était déjà compté parmi les morts.

  Né sur le déclin d’une société et à l’aurore d’une autre, il est venu pour en être la transition et comme pour en résumer en lui les espérances et les souvenirs. II a été l’embaumeur du catholi- cisme et I’acclamateur de la liberté. Homme des vieilles traditions et des vieilles illusions, en poli- tique il fut constitutionnel et en littérature révo- lutionnaire. Religieux d’instinct et d’éducation, c’est lui qui, avant tous les autres, avant Bjron, a poussé le cri le plus sauvage de l’orgueil, exprimé son plus épouvantable désespoir.

  Artiste, il eut cela de commun avec ceux du xvme siècle qu’il fut comme eux toujours gêné dans des poétiques étroites, mais qui, débordées à tout instant par l’étendue de son génie, en ont malgré lui craqué dans toute leur circonférence. Comme homme, il a partagé la misère de ceux du xixe siècle ; il a eu leurs préoccupations turbu- lentes, leurs gravités futiles. Non content d’être grand, il a voulu paraître grandiose, et il s’est trouvé pourtant que cette manie vaniteuse n’a pas effacé sa vraie grandeur. Il n’est point certes de la race des contemplateurs qui ne sont pas descendus dans la vie, maîtres au front serein qui n’ont eu ni siècle, ni patrie, ni famille même. Mais lui, on ne le peut séparer des passions de son temps ; elles l’avaient fait et il en a fait plusieurs. L’avenir peut- être ne lui tiendra pas compte de ses entêtements héroïques et ce seront, sans doute, les épisodes de ses livres qui en immortaliseront les titres avec le nom des causes qu’ils défendaient.

 
; Ainsi, tout seul, devisant en moi-même, je res- tais accoudé, savourant la nuit douce et me trem- pant avec plaisir dans l’air froid du matin qui rafraîchissait mes paupières. Petit à petit, le jour venait ; la chandelle allongeait sa mèche noire dans sa flamme pâlissante. Le pignon des halles a paru au loin, un coq a chanté ; l’orage avait fui ; quel- ques gouttes d’eau cependant tombées sur la poussière de la rue y faisaient de grosses taches rondes. Comme je m’assoupissais de fatigue, je me suis recouché et j’ai dormi.

  Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg ; et puis la fin de notre voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que nous me- nions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi, comme le départ, a ses tristesses an- ticipées qui vous envoient par avance la fade exha- laison de la vie qu’on traîne.

  (*> La tête sur la poitrine, ne parlant pas et regar- dant sans trop la voir la route vide qui s’allongeait, nous humions l’odeur des feuilles vertes, dandinés au mouvement du cheval qui trottait dans les brancards. Aux montées quand il soufflait, on en- tendait de dessous le feuillage quelque petit oiseau qui gazouillait. Nous nous arrêtâmes au village de Hédé pour voir les ruines du château, notre guide pour boire un verre de vin blanc, notre cheval pour prendre un picotin d’avoine : à chacun sa pitance.

  II ne reste du château que son enceinte rasée qui sort encore à quelque sept pieds du sol et qui forme comme un grand cirque dont on fait le tour en marchant sur les murs. De là, le paysage se déroulant semble une gigantesque nappe de ver-

  (*’ Inédit, pages 329 à 332. dure rayée par les blanches lignes droites des routes, posée tout à plat dans les prairies, ou ondu- leuse ailleurs sous le mouvement des collines qui la bombent. Le soleil brillait, les arbres ver- doyaient, l’air était bleu ; près de là un ruisseau qui descendait de la colline sautillait de cascades en cascades sur les cailloux.

  Un bruit de voiture a passé sur la route ; elle était cachée par les arbres, et nous entendions seu- lement le glissement rauque de son sabot qui écra- sait la poussière. Au bas de la côte elle s’est ar- rêtée ; j’ai pris mon lorgnon : c’était une vraie berline de voyage, ayant siège par derrière, femme de chambre à un bout, chasseur à l’autre, avec quatre chevaux, deux postillons, couverte de vaches, de boîtes, de cartons, et de parapluies accrochés en dehors dans leur étui de cuir ciré. Les stores de soie jaune étaient baissés, je n’ai dis- tingué personne. Qu’y avait-il là dedans ? pour- quoi voyageaient-ils, ceux-là, s’ils passaient si vite à côté des ruines sans y mettre un peu les pieds, à côté des beaux ombrages sans lever la tête vers eux, et tout près de cette eau courante sans s’asseoir une minute pour en écouter la chanson ?

 

‹ Prev