Quand je me suis réveillé le lendemain matin, la campagne avait changé ; il y avait de grands champs de vignes, éclairés du soleil levant, et c’était l’air frais du matin, à 5 heures, dans le mois d’août. Insensiblement le terrain s’abaisse et par une pente douce vous mène aux bords de la Loire que vous longez sur une chaussée de 17 lieues, depuis Blois jusqu’à Tours. Honnête pays, paysages bourgeois, nature comme on l’entend dans la poésie descriptive ; c’est là la Loire, mince filet d’eau au milieu d’un grand lit plein de sable, avec des bateaux qui se traînent à la remorque la voile haute, étroite et à moitié enflée par le vent sans vigueur. D’un autre côté, et sous un certain point de vue de symbolisme littéraire, ce pays m’a semblé représenter une face de la littérature française. A mesure que vous avancez, la vallée se déploie, les arbres de l’autre bord se mirent tranquillement dans l’eau, les coteaux boisés disparaissent les uns après les autres ; on aimerait ici à mettre pied à terre, à s’étendre sur l’herbe, à écouter le bruit de cette pauvre eau paisible, que je n’appelle pas onde ; ce n’est ni grand, ni beau, ni bien vert, mais c’est, si vous voulez, un refrain de Charles d’Orléans, pas plus, où la naïveté seule a une certaine tendresse qui n’est pas même du sentiment, tant c’est faible et calme, mais tranquille est doux.
Il ne faut rien moins que la vue de Blois pour faire penser à quelque chose de plus vigoureux et vous remettre en mémoire la cour d’Henri III. Hélas ! je n’ai point vu le château où Henri se vengea de sa peur, ni ce lit, comme dit Chateaubriand, où tant d’ignominies firent mourir tant de gloire ; la rapidité de ma course m’a à peine laissé la vue des murs extérieurs.
Si j’avais été un beau gentilhomme tourangeau comme ceux à qui je pensais alors, marchant dans son xvie siècle, les mains dans les poches et le large chapeau sur les oreilles, ou s’acheminant sur sa mule aux États de Blois, je n’aurais pas manqué de relire mon Rabelais à l’ombre de ces vignes où il dormit ; car il a vécu là. Ces sentiers sur le sable, dans les roseaux, il y a fait sieste un certain jour peut-être qu’il était soûlas ; son rire a retenti le long des peupliers qui bordent la rivière ; cette voix de Gargantua a rebondi sur ces coteaux, s’en est allée le long de ce courant calme et doux se perdre dans l’Océan plein de clameurs que toutes les autres dérisions ont grossi avec elle ; le géant a marché dans ces larges plaines, sous ce soleil doux ; il lui fallait chaque jour le lait de 3,600 vaches qu’il buvait à large pipée. Toute la contrée est faite à sa taille : plaines larges, arbres frais, eau calme, grand lit qui s’emplit parfois, avenue sans fin qui tourne au fastidieux par sa longueur.
Du reste rien d’original, rien de coloré, une platitude toute française jusqu’à Tours. Je me rappelle seulement trois petites filles qui m’ont demandé l’aumône à Montbazon, le premier relais en sortant de cette ville ; l’aînée surtout, qui avait dix ans à peine, m’a donné la première idée du Midi : pieds nus, elle courait dans la poussière en suivant la portière ; sa voix, qui répétait en crescendo la charité ! la charité ! la charité, avait quelque chose de nasillard et de glapissant ; des cheveux noirs et collés de sueur, un teint de bistre, des dents blanches qui se sont montrées à moi dans un éclat de rire enfantin quand la voiture est partie au galop. Charmante peinture de farce enfantine et de grâce naïve, perdue au milieu de la grande route et que m’a valu l’appât prolongé d’une petite pièce de deux sous.
A Poitiers, le Midi commence : larges bonnets, moins gracieux toutefois que ceux de Montbazon, quelque chose de sévère, autant que j’ai pu en juger par un mauvais dfner et me rappelant que le Poitou est la patrie des… Je garde un souvenir plus gracieux d’Angoulême et de la colline où elle est bâtie. On commence à rencontrer des attelages de bœufs qui m’ont fait penser au tableau de Léopold Robert. Les postillons ont le béret rouge des Basques et le pantalon à galons, les chevaux sont plus petits, plus efflanqués ; les toits deviennent plats ; les tuiles rouges et bosselées qui les couvrent, les murs blancs des maisons dont le faîte n’est pas souvent plus haut que les vignes, tout cela c’est bien du Midi. Partout cheveux noirs et barbes fortes, costumes bigarrés comme dans un bal masqué, des paysans battant le blé devant leur grange. Quand vous passez dans ces petits villages blancs comme la campagne où ils sont assis et comme le soleil qui les éclaire, que vous tournez aux angles de mur uni, percé de petites fenêtres, on se croirait, j’imagine, en Espagne.
Vous n’êtes plus assailli, comme dans le Poitou, de femmes qui exploitent la soif ou la pitié du voyageur, seulement la poussière tourbillonne et le soleil darde ; point de bruit ni de chants dans la campagne. Pour rendre la ressemblance plus parfaite, le rapport plus juste, à Savignac j’ai eu une véritable apparition moresque : pendant que nous relayons, un contrevent vert s’est ouvert, une main est d’abord aperçue (pour qu’on ne m’accuse pas trop d’exploration féminine, je déclare que c’est sur la découverte de mon grave et savant compagnon M. Cloquet), une main, puis un profil, puis deux, deux têtes noires avec un sourcil superbe à peine entrevues ! Dérision ! une plaque jaune me fait conjecturer que c’étaient les deux filles du notaire.
Ce qu’on appelle ordinairement un bel homme est une chose assez bête ; jusqu’à présent, j’ai peur que Bordeaux ne soit une belle ville. Larges rues, places ouvertes, beaucoup de mouchoirs sur des têtes brunes, telle est la phrase synthétique dans laquelle je la résume avant d’en savoir davantage. II me faut pour que je l’aime quelque chose de plus que son pont, que les pantalons blancs de ses commerçants, que ses rues alignées et son port qui est le type du port. II n’y fait, selon moi, ni assez chaud ni assez froid ; il n’y a rien d’incisif et d’accentué : c’est un Rouen méridional, avec une Garonne aux eaux bourbeuses. Je comptais donc me jeter à l’eau et me laisser entraîner par le courant, m’étendre dans le duvet moelleux du fleuve, couche suave dont les draps limpides vous baisent la peau. Imaginez un espace fermé où l’eau reste stagnante comme dans un bocal, comparaison peu flatteuse pour ceux qui y vivent même momentanément, des grilles en bois qui empêchent l’air de circuler et même de vider l’eau, une atmosphère de cigare éteint, de la boue et des oies qui y pataugeaient, telle était l’école de natation. J’hésitai à y souiller mes membres, mon héroïsme m’y fit plonger jusqu’au coude, car un plancher bourgeois remplace le lit du fleuve, de sorte qu’il n’y a pas même la possibilité de se mouiller la tête sans crainte de tomber sur le plancher. Allez-vous donc ici vous reposer dans 1 herbe, effleurer du bout du nez les pointes dardées des roseaux, remuer les cailloux au fond du lit, monter à califourchon sur les câbles étendus et suivre la barque grillée où l’on entend des voix ? Vous voulez de la fraîcheur, du silence, de l’ombrage, de l’eau claire et caressante, et vous avez la puanteur des ruisseaux, le cri des tavernes, la chaleur grasse qui suinte des murs ; car l’onde ici est empoisonnée, le cours arrêté, tant ils sont habiles à souiller ce qui purifie, à salir ce qui lave !
J’ai pourtant vu aujourd’hui, en plein soleil, une nacelle couverte d’une tente carrée, sous laquelle on doit bien dormir et d’où cette pauvre Garonne doit apparaître belle aux clairs de lune quand la ville s’est tue et que les hommes laissent parler les joncs dans le courant. J’y rêverais volontiers de l’Inde et du Gange, avec les cadavres qu’il charrie comme des feuilles et que le soir les vautours viennent becqueter avec de grands cris. J’aurais tout autant aimé passer ainsi ma soirée que d’aller comme j’ai fait tout à l’heure dîner en ville, chez un brave homme dans toute la force du terme, à sa maison de campagne qui est dans un faubourg, pour boire d’excellent vin, j’en conviens, dont la digestion a été gâtée par des romances au piano et deux cigarettes au Maryland, musique d’épiciers, tabac de clerc de notaire, le tout fadasse et doux comme du jus de nojau. Je crois qu’il a été question d’un air italien de Rossini chanté en français. Pauvre Rossini ! plus disséqué que mes cadavres du Gange, et par des becs féminins encore, ce qui est pis. Le salon et la salle à manger étaient ornés d’insectes et d’oisea
ux adaptés verticalement à la muraille dans des boites garnies de vitres. J’ai promis de la graine de melon à mon cordial amphytrion. Le dîner après tout a été aimable, et je me suis un peu réconcilié avec ma voisine qui, au premier abord, m’a eu tout l’air d’une bécasse qui a peur de se mouiller les pieds dans de l’eau claire ; et voici pourquoi. J’étais débarqué d’omnibus par une chaleur confortable, ficelé et tiré dans mes dessous de pieds, avec une cravate de satin toute neuve, le lorgnon au bouton du gilet et des gants de la plus scrupuleuse blancheur dont mon bras avait l’air de sortir tant la main y était enchevêtrée. Après les salutations d’introduction on fit un tour de jardin ; le bon ton le plus exquis régnait dans mes manières, je laissais marcher seule dans les allées une jeune dame, la fille de la maison, dans la crainte de faire l’empressé. Me trouvant simplement près d’elle, je lui offris enfin mon bras qu’elle refusa, ce que je trouvai de fort mauvais goût ; car aussitôt je fis un retour sur moi-même où je ne me flattai pas médiocrement, et je repassai dans un éclair tous mes avantages physiques et intellectuels, avec une telle lucidité que j’en rougis presque d’humilité. Au reste, on enfonçait dans les allées du jardin comme dans des landes, et ce que j’y trouvais de plus beau, c’est le chant des cri-cris le soir, après dîner, qui valait mieux que les maigres accords du piano asthmatique.
Puisque j’en suis au jardin, j’ai vu aussi hier le cimetière de Bordeaux, grand jardin planté d’érables, où les tombes sont, je crois, plus bêtes que les vivants trépassés qu’elles renferment ; les pauvres habitent au milieu et ont l’avantage de ne point porter de nom et de regrets peints sur bois ou gravés sur pierre.
La vanité ici a eu recours à la bêtise qui l’a bien secondée. Des pyramides de granit sont entassées sur des épiciers, des sarcophages de marbre sur des armateurs ; au jour du jugement ceux qui ont le plus de pierre sur eux ne seront peut-être pas les plus prompts à monter au ciel, chargés qu’ils seront du poids de leur orgueil. Le concierge avait l’air piteux et rapace, sa mâchoire a souri comme une tombe qui s’ouvre quand il nous a vus entrer. Les cyprès étaient poudreux, déjà des feuilles jaunes étaient dans l’herbe, rien que la platitude du lieu était triste.
Un voyageur est tenu de dire tout ce qu’il a vu, son grand talent est de raconter dans l’ordre chronologique : déjeuner au café et au lait, monté en fiacre, station au cours de la borne, musée, bibliothèque, cabinet d’histoire naturelle, le tout assaisonné d’émotions et de réflexions sur les ruines ; je m’y conformerai donc autant qu’il sera possible.
J’étais curieux de voir le musée d’antiques pour expliquer à mes compagnons deux bas-reliefs dont j’avais lu la description le matin, mais je ne les ai point retrouvés et M. Cloquet, par intuition, m’en a nommé un que je ne reconnais pas.
Mauvais sort de savant. A la bibliothèque j’ai touché le manuscrit de Montaigne avec autant de vénération qu’une relique, car il y a aussi des reliques profanes. Les additions qui sont en marge sont nombreuses, surchargées, mais nettes et sans rature, écrites comme le reste de veine primesautière ; c’est plus souvent une extension qu’une correction de la pensée ou du mot, ce qui arrive pourtant quelquefois par scrupule d’artiste et pour rendre son idée avec toutes ses nuances.
J’ai feuilleté ce livre avec plus de” religion historique, si cela peut se dire, que je suis entré avec recueillement dans la cathédrale de Bordeaux, église qui veut faire la gothique, mais qui trahit le sol païen où elle est bâtie, alliance de deux architectures, amalgame de deux idées qui ne produit rien de beau. Le jubé est orné de sculptures mignardes et bien ouvragées qui seraient mieux à quelque rendez-vous de chasse de François Ier, à quelque boudoir de pierre au milieu des bois, pour y renfermer à l’heure de midi la maîtresse du roi ; des arceaux romans s’étendent tout le long de l’église, et les ogives supérieures forment la voûte, ogives rondes encore, quoi qu’elles fassent, qui n’ont pas eu la force de s’élever au ciel dans un élan d’amour et qui sont retombées presque en plein cintre, accablées et fatiguées. On a remplacé les anciens vitraux par des neufs, de sorte que le soleil entre malgré les rideaux qu’on a tendus, fait mille jeux de lumière riants sur les dalles, ce qui emporte l’esprit loin du lieu saint dans les champs, sous les vignes. J’ai pensé alors à nos bonnes églises du Nord où il fait toujours sombre et toujours froid, où les peintures des vitraux ne laissent pénétrer que des rayons mystiques qui se reflètent sévèrement, pleins de mélancolie, sur les dalles grises. Si vous montez aux clochers, vous voyez toute la plaine de Bordeaux, blanche et illuminée ; le ciel est bleu et les tours octogones se détachent sur ce fond limpide ; la terre et le ciel se confondent à l’horizon dans leur blancheur, et l’esprit charmé et fatigué retombe de toute la hauteur des tours sur ce sol qui attiédit les âmes.
J’ai voulu grimper aux échelles et aller jusqu’au haut, mais j’ai senti le vertige venir ; des jours partis d’en bas me montaient entre les rayons des échelles et les fentes des charpentes, je suis redescendu avec plaisir tout content d’avoir à temps fui la peur. L’orgue, qu’on raccommodait pendant que nous visitions l’église, bourdonnait comme une grosse mouche.
C’est dans la tour Saint-Michel que se trouve le fameux caveau corroyeur, qui a la propriété de tanner les hommes ; ingénieux caveau qui n’a pas été aux écoles d’arts et métiers et qui fait de peaux de chrétiens des peaux d’ânes, car j’atteste qu’elles sont toutes dures, brunes, coriaces et retentissantes. Je suis désespéré de ne pas avoir eu d’idées fantastiques au milieu de ces vénérables momies ; je ne suis pas assez sensible non plus pour que cela m’ait fait horreur ; j’avoue que je me suis assez diverti à contempler les grimaces de tous ces cadavres de diverses grandeurs, dont les uns ont l’air de pleurer, les autres de sourire, tous d’être éveillés et de vous regarder comme vous les regardez. Qui sait ? ce sont peut-être eux qui vivent et qui s’amusent à nous voir venir les voir. Ils se tenaient en rond autour d’un caveau circulaire, dont le sol est monté à moitié des arceaux, car ces morts-là sont debout sur 17 pieds d’autres morts, et ceux-ci sur d’autres sans doute, et nous, face à face avec les premiers. On vient, on les examine à la lanterne, le gardien leur fait sonner la poitrine pour faire voir qu’elle est dure ; on passe au suivant et, quand la revue est passée, on remonte l’escalier. C’est là leur métier, à ces morts ; on les a retirés de dessous terre, et on les a alignés en cercle ; l’un a 100 ans, l’autre 80, etc., un troisième 76, tous aussi âgés les uns que les autres pourtant ! Quand on vous a raconté leur genre de mort et que vous avez donné vos dix sous, tout est dit et vous faites place à d’autres. J’envie ici le sort de ces braves morts tannés qu’on va voir nus (car la mort n’a pas de pudeur) ; il y a une négresse qui a encore un air d’odalisque, un portefaix, joli garçon de plus de 6 pieds, superbe à voir, et un comte du pays tué en duel. Je ne demande pas à être plus célèbre, car il y a bien des gens vertueux,. des poètes et des membres de l’Institut qui ne sont pas aussi curieux à voir que ces cuirs racornis, et qui n’auront jamais le renom de cette poussière obscure.
Le christianisme n’est point sérieux à Bordeaux. L’église est entourée d’un ancien cimetière où entre autres dorment les Girondins ( Vergniaud, et sur l’affirmation d’un ancien camarade de Julien, M. Mabitte, médecin de Bordeaux) converti maintenant en promenade. Ici c’est pire qu’à Saint-Michel, les vivants ne marchent plus seulement sur les morts, ils y font l’amour et on nomme ce lieu l’allée d’Amour, antithèse à la Shakespeare, où se trouvent opposés tout ce que la vie a de beau, tout ce que la mort a de hideux. A côté, sous ces arbres dont l’ombrage est si doux dans le Midi, l’église n’a guère de valeur ; l’amour nargue le ciel et se pose sur les tombeaux.
Sainte-Croix, vieux temple païen, église à demi romane, d’un beau roman du reste ; les phallus sont multipliés dans les murs. La petite église Saint-Pierre est badigeonnée, ouverte au soleil et rit dans ses peintures de théâtre. Non loin, dans la rue de la Bahuterie, je viens de
voir une petite façade de maison qui vaut bien à elle tous les monuments de Bordeaux pour les nombreuses conjectures qu’on peut en faire sortir : le panneau principal est occupé par une figure humaine à trois faciès, quatre yeux servent aux trois figures, emblème de la Trinité ; à droite et à gauche, sont des chevaux ailés, plus bas un griffon ; dans une autre cour une tête d’homme couverte d’un turban. Un caractère asiatique persan ressort de cette énigme de pierre, attribuée par mon cicérone à l’invention d’un membre du parlement, alchimiste autrefois célèbre. Symbolisme curieux qui se rattacherait peut-être aux dogmes orientaux du moyen âge. Est-ce qu’Arriman serait venu si loin jusque dans l’anglaise Gascogne ? Un homme du peuple disait près de là que c’était l’hôpital des pauvres. Que conclure de tout ceci ? Rien que du vague.
Comme il faut essentiellement s’instruire en voyage, je me suis laissé mener à la manufacture de porcelaine de M. Johnston, dans laquelle nous avons été pilotés par un petit homme rempli de suffisance, d’ailleurs extrêmement poli pour nous. Pendant deux heures nous avons marché au milieu des cruches, tasses, pots, plats et assiettes de différentes grandeurs et je m’ennuyais si bien que je n’étais point dans la mienne. Je sens au rebours des autres, est-ce ma faute ? Mais je n’aime point à voir travailler et suer la pauvre humanité ; j’aime autant la voir dormir. Voilà un sentiment qu’un philanthrope ne comprendrait guère, j’imagine, mais ce n’est jamais sans être froissé que je vois piteusement entassés des enfants et des jeunes filles sous des vitres et dans une atmosphère lourde, tandis qu’à côté, derrière la muraille, s’étend la campagne, l’herbe verte, la forêt ombreuse, le lac si frais, le champ de vignes tout doré. On nous vante le bonheur matériel du monde moderne et la douceur de l’enchâssement social, et, reportant sur le passé un immense regard de pitié, nous faisons les capables et les forts, nous nous rengorgeons dans notre linge frais et dans nos maisons bien fermées, qui sont plus vides, hélas, que les caravansérails délabrés de l’Orient, abandonnés qu’ils sont à tous les vents qui dessèchent, où nous habitons seuls, sans dieux et sans fées, sans passé et sans avenir, sans orgueil de nos ancêtres, sans espoir religieux dans notre postérité, sans gloires ni armoiries sur nos portes, ni sans christ au chevet.
Complete Works of Gustave Flaubert Page 496