Les refuges de pierre

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Les refuges de pierre Page 26

by Jean M. Auel


  Les vallées de la Rivière des Prairies et de la Petite Rivière des Prairies étaient plus humides, presque marécageuses à certaines périodes de l’année. On y trouvait des variétés d’herbe qui poussaient plus haut qu’un homme, par endroit, souvent mêlées de plantes herbacées. Cette diversité attirait de nombreuses espèces d’animaux qui préféraient telle ou telle sorte de végétation dans leur migration saisonnière.

  Comme la terrasse principale du Rocher des Deux Rivières donnait sur les vallées des deux cours d’eau, c’était un endroit idéal pour surveiller les troupeaux itinérants. Au fil des années, les habitants de la Troisième Caverne avaient donc appris à repérer les mouvements migratoires et à reconnaître les changements de temps qui annonçaient l’apparition des divers animaux. Avec cet avantage, leurs talents de chasseur avaient grandi. Si toutes les Cavernes chassaient, les sagaies du Rocher des Deux Rivières abattaient le plus grand nombre des herbivores qui migraient par les deux vallées.

  Cette supériorité de la Troisième Caverne était connue de la plupart des Zelandonii mais plus particulièrement de leurs voisins les plus proches. C’était à ses membres que les autres demandaient conseil chaque fois qu’une chasse était prévue, surtout une vaste chasse en groupe.

  Ayla se tourna vers la gauche, en direction du sud. Les vallées herbeuses des deux rivières, qui se rejoignaient en contrebas, s’étiraient entre de hautes falaises. Grossie par la Rivière des Prairies, la Rivière coulait vers le sud-ouest, au pied de parois abruptes, contournait les rochers puis disparaissait. Plus au sud, elle se jetait dans un fleuve et finalement dans les Grandes Eaux, loin à l’ouest.

  Ayla regarda à droite, vers le nord, la direction d’où ils étaient venus. En amont, la vallée de la Rivière était une large prairie verte où la lumière du soleil se reflétait sur l’eau qui serpentait entre les genévriers, les bouleaux argentés, les saules et les pins, parfois même les chênes verts. Sur la berge opposée, là où la Rivière dessinait une large courbe vers le soleil levant, on distinguait la falaise et l’énorme abri de la Neuvième Caverne.

  Manvelar s’avança avec un sourire de bienvenue. Bien qu’il ne fût pas jeune, l’homme aux cheveux gris marchait d’un pas énergique et assuré. Ayla avait du mal à évaluer son âge. Après les salutations et quelques présentations rituelles, Manvelar conduisit le groupe vers une partie inoccupée de la terrasse, au nord de l’espace habité.

  — Nous préparons un repas de mi-journée pour tout le monde, annonça-t-il, et si quelqu’un a soif, il y a de l’eau et des coupes.

  Il indiqua deux grosses outres humides appuyées contre une pierre, et quelques récipients d’osier.

  La plupart des chasseurs acceptèrent l’offre mais un grand nombre d’entre eux avaient apporté leur coupe personnelle. Il n’était pas rare d’emporter sa coupe, son bol et son couteau à manger dans un sac quand on rendait visite à des amis. Ayla avait non seulement apporté sa coupe personnelle mais aussi un bol pour Loup. Les Zelandonii regardèrent avec fascination le magnifique animal laper l’eau qu’elle lui avait donnée, et plusieurs sourirent. C’était rassurant, d’une certaine façon, de voir que ce loup, qui semblait uni à la jeune femme par un lien mystérieux, pouvait être aussi une bête ordinaire ayant besoin de boire.

  Manvelar attendit que tous fussent installés et silencieux pour adresser un signe à une jeune femme qui se tenait près de lui.

  — Depuis deux jours, nous avons des guetteurs ici et à Autre Vue, dit-il.

  — Voilà Autre Vue, murmura Jondalar en tendant le bras.

  Ayla regarda dans la direction indiquée. De l’autre côté du confluent des deux rivières et de la vaste zone inondable, un petit abri de pierre faisait saillie à l’angle qui marquait le début de la ligne de falaises parallèles à la Rivière, en aval.

  — Bien qu’elle en soit séparée par la Rivière des Prairies, la Troisième Caverne considère qu’Autre Vue fait partie du Rocher des Deux Rivières, ajouta-t-il.

  Ayla regarda de nouveau l’endroit appelé Autre Vue puis s’avança vers le bord de la terrasse. De son promontoire, elle pouvait voir qu’à l’approche de la confluence la Rivière des Prairies s’élargissait en triangle. Sur la rive droite, au pied du Rocher des Deux Rivières, un sentier menant vers l’est, à l’amont, bifurquait en direction de l’eau. Ayla remarqua que l’embranchement conduisait à un endroit où le triangle était large et peu profond, à l’écart des turbulences du confluent. C’était là que la Troisième Caverne franchissait à gué la Rivière des Prairies.

  De l’autre côté, un sentier courait à travers la vallée formée par les zones inondables des deux cours d’eau, jusqu’au surplomb de l’angle. Petit, élevé, il n’offrait guère de protection, mais une piste rocailleuse menait au sommet, plate-forme d’où l’on découvrait sous un autre angle les vallées des deux rivières.

  — Thefona nous a renseignés juste avant votre arrivée, disait Manvelar. Je crois qu’il y a deux possibilités pour réussir une bonne chasse, Joharran. Nous sommes sur les traces d’une harde de trois biches avec leurs petits qui se dirige par ici sous la conduite d’un grand cerf, et Thefona vient de repérer un troupeau de bisons de bonne taille.

  — L’une ou l’autre des deux possibilités me conviendrait. Que suggères-tu ? demanda Joharran.

  — Si c’était seulement pour la Troisième Caverne, nous attendrions la harde à la Rivière pour abattre une ou deux bêtes au Gué, mais, pour en tuer davantage, je construirais un piège vers lequel je pousserais les bisons.

  — Nous pourrions faire les deux, dit Jondalar. Plusieurs personnes sourirent.

  — Il lui faut tout ? lança une voix qu’Ayla ne reconnut pas. Jondalar a toujours été aussi ardent ?

  — Ardent, oui, repartit une femme, mais pas pour chasser les animaux, le plus souvent.

  Des rires s’élevèrent. Ayla repéra celle qui venait de parler. C’était Kareja, le chef de la Onzième Caverne, qui l’avait beaucoup impressionnée lors de leur première rencontre, mais elle n’aimait pas le ton de sa remarque. On aurait dit que cette femme cherchait à se moquer de Jondalar. Ayla jeta un coup d’œil à son compagnon pour voir comment il réagissait. Son visage s’était empourpré mais il souriait. Il est gêné et essaie de ne pas le montrer, pensa-t-elle.

  — Je sais que ça semble impossible mais nous pouvons y parvenir, insista-t-il. Quand nous vivions chez les Mamutoï, Ayla, sur son cheval, a aidé le Camp du Lion à pousser des bisons dans un piège. Un cheval court plus vite que n’importe quel chasseur, et on peut le diriger dans la direction qu’on veut lui faire prendre. Nous pouvons pousser les bisons dans le piège, et les rabattre quand ils tenteront de s’échapper. Et vous serez tous surpris par ce que ce lance-sagaie peut faire.

  En parlant, Jondalar tint l’arme de chasse au-dessus de sa tête. C’était une sorte de bâton plat et fin qui semblait trop rudimentaire pour les prouesses que le voyageur lui attribuait.

  La réunion s’interrompit lorsque des membres de la Troisième Caverne apportèrent à manger. Après un repas pris sans hâte, la discussion recommença et révéla que le troupeau de bisons se trouvait non loin d’un piège construit la saison précédente et qui ne demandait que quelques réparations mineures pour redevenir utilisable. On décida de passer l’après-midi à obstruer les brèches de l’enceinte et, si elle était prête à temps, de chasser les bisons le lendemain matin ou le surlendemain au plus tard. Ayla écouta avec attention quand on aborda la préparation stratégique de la chasse mais n’offrit pas son aide ni celle de Whinney. Elle préférait attendre pour voir comment tourneraient les choses.

  — Bon, montre-nous maintenant cette nouvelle arme, Jondalar, dit Joharran.

  — Oui, acquiesça Manvelar. Tu as éveillé ma curiosité. Nous pouvons utiliser le terrain d’entraînement de la Vallée des Prairies.

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  Le terrain d’entraînement se trouvait au pied du Rocher des Deux Rivières et consistait en une large bande de terre mise à nu par un usage fréquent. L�
�herbe qui la bordait avait été aplatie par les nombreuses personnes qui l’avaient foulée. A une extrémité, une ancienne corniche écroulée formait un tas de pierres aux arêtes érodées par le temps. A l’autre bout, quatre peaux enveloppaient des ballots d’une herbe sèche qui s’échappait de plusieurs trous percés par des sagaies. Sur chacune des peaux, on avait peint la silhouette d’un animal différent.

  — Il faudra éloigner les cibles, dit Jondalar. Les placer deux fois plus loin.

  — Deux fois plus loin ? s’étonna Kareja tout en examinant l’instrument qu’il tenait dans sa main.

  — Au moins.

  Taillé dans un morceau de bois bien droit, le propulseur avait à peu près la longueur de l’avant-bras de Jondalar, de son coude à l’extrémité de ses doigts. Il était plat et étroit, avec une longue rainure centrale, et deux boucles en cuir sur le devant. A l’arrière, il se terminait par une butée en forme de crochet qui se logeait dans un trou.

  Dans un carquois de cuir brut, Jondalar prit une pointe de silex attachée à un morceau de bois par du filament de tendon et fixée par une colle obtenue en faisant bouillir des sabots. L’autre extrémité du bois s’effilait en une pointe arrondie. On aurait dit une lance très courte ou peut-être un couteau avec un manche bizarre. Jondalar tira ensuite d’un étui une longue hampe empennée à une extrémité, comme une sagaie, mais dépourvue de pointe à l’autre. Un murmure de curiosité parcourut la foule.

  Il inséra la partie effilée du bois auquel était fixée la pointe de silex dans un trou au bout de la hampe, et montra le projectile qu’il avait obtenu.

  — J’ai apporté quelques changements depuis que j’ai mis au point cette technique de lancer, dit Jondalar aux Zelandonii assemblés. J’essaie toujours de nouvelles idées pour voir si elles marchent, et cette pointe détachable est une bonne idée, à l’usage. Plutôt que de briser la hampe chaque fois que la lance manque la cible et heurte un rocher, ou que l’animal touché s’enfuit, avec ça... (Il montra la sagaie, la démonta)... la pointe se sépare de la hampe et on n’a pas à fabriquer une nouvelle sagaie.

  La foule exprima son intérêt : il fallait du temps et du travail pour façonner une hampe, la rendre bien droite afin qu’elle ne dévie pas de sa trajectoire et, parmi les chasseurs présents, il n’y en avait pas un qui n’eût brisé une sagaie.

  — Vous remarquerez que cette lance est un peu plus petite et plus légère que les lances ordinaires, poursuivit Jondalar.

  — Ah, voilà ! s’exclama Willamar. Je savais bien qu’elle avait quelque chose de différent, en plus d’être en deux parties. Elle est plus gracieuse, presque féminine. Comme une lance « Mère ».

  — Nous avons découvert qu’une lance plus légère vole mieux, dit Jondalar.

  — Elle perce ? questionna Brameval. Moi, j’ai découvert qu’il faut du poids à une lance. Si elle est trop légère, elle rebondit sur une peau épaisse, ou la pointe se brise.

  — Il est temps de vous offrir une démonstration, conclut Jondalar.

  Il ramassa le carquois et l’étui, retourna près de l’éboulis. Il avait apporté des hampes et des pointes détachables de rechange, certaines en silex, présentant des formes légèrement différentes, d’autres constituées d’un long morceau d’os effilé dont la base était fendue pour qu’on puisse le fixer plus facilement. Jondalar assembla quelques autres sagaies tandis que Solaban et Rushemar éloignaient une cible.

  — C’est assez loin ? lui cria Solaban.

  Jondalar regarda Ayla. Elle avait son propulseur à la main et, sur le dos, un long carquois contenant des projectiles déjà assemblés. Elle lui sourit, il lui rendit son sourire, mais avec une certaine nervosité. Il avait décidé de procéder d’abord à une démonstration et de fournir ensuite des explications.

  — Ça ira, répondit-il.

  La cible était à sa portée, très près en fait, mais pour une première démonstration cette distance lui convenait. Elle lui permettrait d’être plus précis. Il n’eut pas à demander aux autres de s’éloigner : tous reculaient déjà pour ne pas se trouver sur la trajectoire d’une sagaie lancée avec cet étrange instrument. Et tandis qu’ils le regardaient avec des expressions allant de la curiosité au doute, il se prépara à lancer.

  Tenant le propulseur à l’horizontale dans sa main droite, le pouce et l’index dans les boucles en cuir de devant, il engagea une sagaie dans la rainure, la fit coulisser jusqu’à ce que le crochet, qui servait aussi de butée, s’insère dans le trou de l’extrémité empennée, et, sans la moindre hésitation, il lança le projectile. Il le fit si rapidement que rares furent ceux qui virent la partie arrière du propulseur s’élever tandis qu’il maintenait l’avant en place à l’aide des boucles, ajoutant la longueur de l’instrument à celle de son bras, et augmentant ainsi l’effet de levier.

  Ce qu’ils virent, ce fut une sagaie fendant l’air à une vitesse inouïe et se plantant au milieu du cerf peint sur la peau, avec une telle force qu’elle traversa de part en part le ballot d’herbe. A la surprise des spectateurs, une seconde sagaie suivit la première et se ficha avec presque autant de force près de la première. Ayla avait procédé à un lancer aussitôt après son compagnon. Il y eut un silence stupéfait puis un brouhaha d’acclamations et de questions.

  — Vous avez vu ça ?

  — Je ne t’ai pas vu lancer, Jondalar. Tu peux recommencer ?

  — Cette sagaie a quasiment transpercé la cible ! Comment l’as-tu lancée avec autant de force ?

  — Celle de la femme l’a transpercée aussi. Qu’est-ce qui leur donne cette puissance ?

  — Je peux voir cet instrument ? Comment tu appelles ça ? Un lance-sagaie ?

  Ces dernières questions émanaient de Joharran, à qui son frère tendit le propulseur. Le chef de la Neuvième Caverne l’examina avec attention, le retourna et remarqua le cerf géant gravé au dos. Cela le fit sourire : il avait déjà vu une gravure semblable.

  — Pas mal pour un tailleur de silex.

  — Comment sais-tu que c’est moi qui l’ai gravé ?

  — Je me rappelle l’époque où tu pensais devenir sculpteur. J’ai encore un plat orné d’un cerf dont tu m’as fait cadeau... D’où vient ce lance-sagaie ? demanda Joharran en lui rendant le propulseur. Je voudrais mieux voir comment tu t’en sers.

  — Je l’ai fabriqué alors que je vivais avec Ayla dans sa vallée. Ce n’est pas difficile de s’en servir mais il faut de l’entraînement pour acquérir de la précision, expliqua Jondalar en prenant une autre sagaie. Tu vois ce trou que j’ai creusé au bout ?

  Joharran et plusieurs autres s’approchèrent.

  — A quoi ça sert ? demanda Kareja.

  — Je vais te montrer. Tu vois cette espèce de crochet à l’arrière du lance-sagaie ? Il entre dans le trou... comme ça.

  Jondalar glissa ensuite la sagaie dans la rainure, une plume de l’empennage de chaque côté, passa son pouce et son index dans les boucles de cuir, tint propulseur et projectile à l’horizontale.

  — Ayla, montre-leur, toi aussi. La jeune femme s’exécuta.

  — Elle le tient autrement, nota Kareja. Avec l’index et le majeur, alors que Jondalar utilise son pouce.

  — Tu es très observatrice, commenta Marthona.

  — Je préfère comme ça, dit Ayla. Avant, Jondalar s’y prenait de cette façon mais il a changé. On peut le tenir comme on veut, du moment qu’on se sent à l’aise.

  Kareja hocha la tête et reprit :

  — Vos sagaies sont plus petites et plus légères, aussi.

  — Au début, nous utilisions des sagaies normales, mais au bout d’un moment Jondalar a essayé avec de plus petites. Elles sont plus faciles à manier, elles donnent plus de précision.

  Jondalar poursuivit :

  — Vous remarquerez que l’arrière du lance-sagaie se relève, ce qui ajoute à la poussée.

  La sagaie et le propulseur dans la main droite, il tint le projectile avec la gauche pour montrer le mouvement au ralenti sans le faire tomber.

  — C’e
st cela qui donne cette force, conclut-il.

  — Avec le lance-sagaie, c’est comme si tu avais le bras plus long, dit Brameval.

  Il n’avait que peu parlé et il fallut un moment à Ayla pour se rappeler qu’il était le chef de la Quatorzième Caverne.

  — Tu recommences ? sollicita Manvelar. Pour nous montrer encore ?

  Jondalar ramena le propulseur en arrière, visa, lança. La sagaie transperça de nouveau la cible ; celle d’Ayla suivit une seconde plus tard.

  Kareja observa l’étrangère que Jondalar avait ramenée et sourit. Elle n’avait pas imaginé qu’Ayla était une femme aussi accomplie. Elle avait cru que cette créature splendide ressemblerait à Marona, celle que Jondalar avait choisie avant de partir, mais cette Ayla méritait peut-être d’être mieux connue.

  — Tu veux essayer, Kareja ? proposa Ayla en lui tendant le propulseur.

  — Oui, je veux bien, répondit le chef de la Onzième Caverne avec un large sourire.

  Elle prit l’instrument, l’examina pendant qu’Ayla allait chercher une autre hampe avec une pointe détachable. Elle remarqua le bison gravé en dessous et se demanda si c’était aussi l’œuvre de Jondalar. La gravure était honnête : pas exceptionnelle mais plutôt bonne.

  Loup s’éloigna tandis que Jondalar et Ayla montraient aux autres la technique à laquelle ils devraient s’exercer s’ils voulaient se servir efficacement de la nouvelle arme de chasse. Si certains réussirent quelques lancers à de bonnes distances, la précision exigerait plus de temps. Ayla les observait, un peu en retrait, quand elle décela un mouvement du coin de l’œil. Elle se tourna, vit Loup lancé à la poursuite d’un animal. Aussitôt, elle tira d’un sac sa fronde ainsi que deux pierres rondes et lisses.

 

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