Les refuges de pierre

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Les refuges de pierre Page 28

by Jean M. Auel


  Le groupe continua à remonter la Rivière en direction du nord jusqu’au pied d’un escarpement où se trouvait un petit abri de pierre. Ayla remarqua que des débris rocheux s’étaient accumulés sous le bord du surplomb, créant un talus de gravier devant l’entrée.

  Plusieurs indices révélaient que le lieu était habité. On avait dressé des panneaux derrière le talus, dont un qui s’était écroulé. Une vieille fourrure de couchage, si usée qu’elle n’avait presque plus de poils, était jetée contre le mur du fond. Des cercles noirs indiquaient l’emplacement de foyers, dont deux entourés de pierres, et un troisième où l’on avait planté deux bâtons fourchus dans le sol, l’un en face de l’autre, pour rôtir de la viande à la broche, Ayla en était sûre.

  Elle crut voir de minces volutes de fumée s’élever d’un des foyers et en fut surprise. L’endroit avait l’air abandonné mais donnait en même temps l’impression d’avoir été utilisé récemment.

  — Quelle Caverne vit ici ? demanda-t-elle.

  — Aucune, répondit Joharran.

  — Mais toutes s’en servent, ajouta Jondalar.

  — Tout le monde utilise cet endroit à l’occasion, expliqua Willamar. Quelqu’un qui se met à l’abri de la pluie, des jeunes qui se réunissent, un couple qui veut être seul, mais personne n’y vit en permanence. On l’appelle simplement l’Abri.

  Après une halte à l’Abri, ils continuèrent à remonter la Rivière jusqu’au Gué. Regardant devant elle, Ayla vit de nouveau les falaises et l’énorme surplomb de la Neuvième Caverne sur la rive droite, au sortir du coude. Après avoir traversé, ils suivirent un sentier au pied d’une pente semée ça et là d’arbustes chétifs et de broussailles.

  Ils se remirent sur une file quand la piste se rétrécit entre la Rivière et une paroi en à-pic.

  — C’est ce qu’on appelle le Rocher Haut ? demanda Ayla, ralentissant pour laisser Jondalar la rejoindre.

  — Oui, répondit-il alors qu’ils approchaient d’un embranchement qui, juste après la paroi, repartait dans la direction d’où ils venaient, mais en montant.

  — Où cela mène-t-il ?

  — A des grottes situées là-haut, dans cette falaise que nous venons de longer.

  Quelques pas plus loin, la piste du nord menait à une vallée orientée d’est en ouest et encaissée entre de hautes falaises. Le cours d’eau qui en occupait le centre se jetait dans la Rivière qui, à cet endroit, coulait du nord au sud. Si étroite que c’en était presque une gorge, la vallée était nichée entre deux falaises à pic : le Rocher Haut, qu’ils venaient de longer, au sud, et une autre masse rocheuse aux dimensions plus imposantes encore, au nord.

  — Elle a un nom ? demanda Ayla.

  — On l’appelle le Gros Rocher. Et le petit cours d’eau, c’est la Rivière aux Poissons.

  Levant les yeux vers le sentier, ils avisèrent plusieurs personnes qui descendaient vers eux. Brameval ouvrait la marche avec un large sourire.

  — Viens nous rendre visite, Joharran, dit-il en les rejoignant. Nous voudrions présenter Ayla à quelques personnes.

  A l’expression de son frère, Jondalar devina qu’il n’avait pas envie de s’arrêter, encore qu’il sût qu’il serait très discourtois de décliner l’invitation. Comprenant la situation, Marthona intervint pour empêcher son fils aîné de commettre une bévue qui risquait d’irriter un bon voisin.

  — Bien sûr, dit-elle. Nous passerons volontiers un moment chez vous. Toutefois, nous ne pourrons pas rester longtemps : nous devons nous préparer pour la chasse, et Joharran a des choses à faire.

  — Comment a-t-il su que nous passions à ce moment précis ? murmura Ayla à Jondalar tandis qu’ils gravissaient le sentier en direction de la Caverne.

  — Tu te rappelles cet embranchement menant aux grottes du Rocher Haut ? Brameval devait avoir un guetteur là-haut ; quand il nous a vus approcher, l’homme est descendu le prévenir.

  Une foule les attendait. Ayla remarqua que les énormes blocs calcaires face à la Rivière aux Poissons comportaient plusieurs petits abris et grottes, ainsi qu’un immense surplomb. Quand ils y parvinrent, Brameval se retourna et désigna l’ensemble d’un geste circulaire.

  — Bienvenue à Petite Vallée, la demeure de la Quatorzième Caverne des Zelandonii.

  Le vaste abri était prolongé par une large terrasse accessible de chaque côté par une rampe assez peu pentue dans laquelle on avait taillé un étroit escalier aux marches basses. Au-dessus, un trou dans la roche avait été élargi pour accueillir un guetteur ou permettre l’évacuation de la fumée. Une partie de l’ouverture de l’abri était protégée des intempéries par un empilement de pierres calcaires.

  Les visiteurs de la Neuvième Caverne furent conviés dans le principal espace à vivre de la communauté, où on leur offrit une coupe de tisane déjà infusée. De la camomille, reconnut Ayla après l’avoir goûtée. Loup éprouvait une forte envie d’explorer ce nouvel abri – autant qu’Ayla – mais elle le gardait près d’elle. Tout le monde avait entendu parler du loup qui obéissait à la femme, bien sûr, et beaucoup l’avaient déjà aperçu de loin. C’était cependant plus troublant de l’avoir chez soi.

  Elle présenta l’animal à la sœur de Brameval et à Zelandoni sous les regards curieux. Après les présentations et une seconde coupe de tisane, il y eut un silence gêné, comme entre des inconnus qui ne savent plus quoi dire. Joharran fixait le sentier menant à la Rivière.

  — Veux-tu voir le reste de Petite Vallée, Ayla ? proposa Brameval quand il devint évident qu’il tardait à Joharran de partir.

  — Volontiers, répondit-elle.

  Avec soulagement, les visiteurs de la Neuvième Caverne et plusieurs membres de la Quatorzième descendirent l’escalier cependant que les enfants sautaient de la terrasse. Au pied de la paroi exposée au sud, deux autres abris plus petits et proches l’un de l’autre étaient également utilisés. Le groupe s’arrêta au premier.

  — Voici l’Abri du Saumon, dit Brameval, précédant ses invités dans une petite enceinte quasi circulaire d’une vingtaine de pieds de large.

  Il pointa un doigt vers le haut. Ayla leva la tête et vit, gravé en relief dans la voûte, un saumon grandeur nature de près de quatre pieds de long, avec les mâchoires recourbées d’un mâle remontant le courant pour se reproduire. Il faisait partie d’un ensemble plus complexe comprenant un rectangle divisé par sept traits, les jambes antérieures d’un cheval et d’autres peintures et gravures énigmatiques, ainsi que l’empreinte d’une main sur un fond noir. Sur toute la voûte, de grandes zones peintes en rouge et en noir mettaient en valeur les gravures.

  La visite du reste de Petite Vallée fut rapide. Au sud-ouest, en face du grand abri, une grotte assez spacieuse, et au sud, une corniche surplombant un abri plus petit, prolongé dans la falaise par une galerie de quelque soixante-cinq pieds de long. A droite de l’entrée, sur une plate-forme, on avait gravé les contours énergiques de deux aurochs et l’esquisse d’un rhinocéros.

  Ayla fut impressionnée par le site de Petite Vallée et n’hésita pas à le montrer. Brameval et les siens étaient fiers de leur demeure, ravis de la faire visiter à quelqu’un qui exprimait ouvertement son admiration. Ils tentèrent de convaincre les invités, ou tout au moins Ayla, de rester pour le repas.

  — Pas cette fois, déclina-t-elle. Mais je reviendrai avec plaisir.

  — Avant de partir, tu dois voir notre barrage, décida Brameval. Il est sur le chemin de la Rivière.

  Il conduisit le groupe à un piège construit dans la Rivière aux Poissons, que les saumons adultes remontaient chaque année pour se reproduire. Avec quelques modifications, le barrage permettait d’attraper d’autres espèces de poissons également tentées par le petit cours d’eau. Mais avec ses quatre pieds de long, parfois cinq pour un mâle adulte, le saumon était la prise la plus appréciée.

  — Nous fabriquons aussi des filets pour pêcher dans la Rivière, dit Brameval.

  — Ceux chez qui j’ai grandi vivaient près d’une mer intérieure, rappo
rta Ayla. Ils se rendaient souvent à l’embouchure d’une rivière qui coulait près de leur grotte et péchaient l’esturgeon avec un filet. Ils étaient très contents quand ils capturaient une femelle parce qu’ils étaient friands de ses petits œufs noirs.

  — J’en ai goûté quand nous avons rendu visite au peuple qui vit près des Grandes Eaux de l’Ouest, dit Brameval. C’est très bon mais l’esturgeon ne remonte pas souvent jusqu’ici. Le saumon, si, et ses œufs sont bons aussi : ils sont plus gros et de couleur vive, un peu rouge. Je préfère le poisson aux œufs, quand même. Je crois que le saumon aime le rouge. Sais-tu que le mâle devient rouge quand il remonte les rivières ? Je connais moins bien l’esturgeon mais je crois savoir qu’il peut être d’une belle longueur.

  — Jondalar a pris l’un des plus gros esturgeons que j’aie jamais vus, dit Ayla. Deux fois sa taille, presque.

  Elle se tourna pour sourire à son compagnon et ajouta, l’œil pétillant :

  — Il lui a donné du mal.

  — A moins que vous n’ayez l’intention de rester, je crois que Jondalar devra raconter cette histoire une autre fois, intervint Joharran.

  — Oui, plus tard, acquiesça son frère.

  L’anecdote était un peu embarrassante pour lui et il ne tenait pas trop à la dévoiler. Ils continuèrent à bavarder en retournant à la Rivière.

  — Quand nous voulons pêcher seuls, nous nous servons d’un tout petit morceau de bois, taillé en pointe aux deux extrémités, et attaché au milieu par une fine corde, expliqua Brameval en agitant les mains avec excitation. Moi, j’y mets souvent un flotteur et j’attache l’autre bout de la corde à un bâton. On fixe un ver de terre sur le morceau de bois, on le jette dans l’eau et on le surveille. Quand on le voit bouger, on tire un coup sec et, avec de la chance, le morceau de bois se plante dans le gosier ou la bouche du poisson. Même les jeunes y arrivent très bien.

  — Je sais, dit Jondalar avec un sourire. Tu m’as appris à pêcher de cette manière quand j’étais enfant. (Il se tourna vers sa compagne.) Il ne faut surtout pas le lancer sur les poissons, il n’arrête plus. Ayla pêche, elle aussi. Elle attrape les poissons à la main.

  — A la main ? fit Brameval. J’aimerais voir ça.

  — Cela demande beaucoup de patience mais ce n’est pas difficile, affirma-t-elle. Je te montrerai un jour.

  Après avoir quitté Petite Vallée, Ayla remarqua que l’énorme masse calcaire appelée le Gros Rocher, qui constituait la paroi nord de la gorge, s’élevait à la verticale mais, à la différence du Rocher Haut, ne serrait pas de près la Rivière.

  Au bout d’une dizaine de pas, le sentier s’élargit, les hautes falaises de la rive droite s’écartèrent du bord de l’eau pour laisser place à une étendue plate.

  — Voici le Champ de Rassemblement, dit Jondalar. C’est un autre endroit utilisé par toutes les Cavernes environnantes. Quand nous voulons nous réunir pour une fête ou informer tout le monde de quelque chose, ce lieu est assez grand pour nous accueillir tous. Nous nous en servons aussi parfois pour mettre la viande à sécher après une grande chasse. S’il y avait un abri ou une grotte utilisables à proximité, ce champ aurait été revendiqué par une Caverne, mais pour le moment chacun peut l’utiliser. Surtout en été, quand il suffit d’un tente pour y rester quelques jours.

  Ayla examina la paroi. Bien qu’il n’y eût en effet ni abris ni grottes, la roche était creusée de crevasses où nichaient des oiseaux.

  — Je grimpais souvent là-haut quand j’étais enfant, se souvint Jondalar à voix haute. On a une très bonne vue sur la vallée de la Rivière.

  — Les jeunes continuent à le faire, dit Brameval.

  Au-delà du Champ, en aval de la Neuvième Caverne, une autre ligne de falaises bordait la Rivière. A cet endroit, les forces ayant érodé la roche avaient créé une masse ventrue et arrondie qui s’élevait vers le sommet. Comme pour toutes les autres falaises, la chaude couleur jaune du calcaire était striée de gris sombre.

  Selon une pente assez forte, la piste s’élevait de la Rivière à une terrasse de bonne dimension qui s’étendait sous une rangée de surplombs massifs, interrompue à certains endroits par des parois en à-pic sans saillie. En venant du sud, on apercevait sous ces surplombs des constructions simples en peaux et en bois, bâties sur le modèle d’une maison longue, avec au milieu une rangée de foyers parallèle à la paroi.

  A l’extrémité nord de la terrasse, deux abris assez spacieux, distants d’une cinquantaine de pas l’un de l’autre, jouxtaient presque l’énorme surplomb de la Neuvième Caverne, mais, en raison de l’incurvation de la falaise, ils n’étaient pas exposés au sud, ce qui les rendait moins agréables, pensa Ayla. Elle porta son regard vers l’extrémité sud de la Neuvième Caverne, par-delà une ravine recueillant l’eau qui coulait du bord de la terrasse, et se rendit compte que cette corniche était un peu plus élevée.

  — A quelle Caverne appartient cet endroit ? voulut-elle savoir.

  — Aucune ne le revendique, répondit Jondalar. On l’appelle En-Aval, sans doute parce qu’il se trouve en aval de la Neuvième Caverne. L’eau de la source qui coule sur la paroi a creusé la terrasse, en créant une séparation naturelle entre la Neuvième Caverne et En-Aval. Nous avons construit un pont pour les relier. C’est la Neuvième Caverne qui se sert le plus d’En-Aval, mais les autres l’utilisent également.

  — Comment ?

  — C’est un lieu de travail. Les Zelandonii viennent y fabriquer des choses, en particulier avec des matériaux durs.

  Ayla nota alors que toute la terrasse d’En-Aval, mais surtout les deux abris et la zone environnante, était jonchée d’éclats d’ivoire, d’os, de bois de cerf et de pierre provenant de la taille de silex, de la fabrication d’outils, d’armes de chasse et d’instruments divers.

  — Je pars devant, annonça Joharran à son frère. Nous sommes presque arrivés et je sais que tu comptes rester un moment ici pour expliquer à Ayla ce qu’est En-Aval.

  Le reste de la Neuvième Caverne accompagna son chef. La nuit tombait, il ferait bientôt noir.

  — Le premier de ces abris accueille surtout ceux qui travaillent le silex, reprit Jondalar. La taille laisse beaucoup d’éclats pointus qu’il vaut mieux rassembler au même endroit.

  Il regarda autour de lui, constata que les débris de la fabrication de couteaux, de pointes de lance, de burins, et d’autres armes et outils taillés dans la roche siliceuse dure étaient partout.

  — Du moins, c’était l’idée au départ, marmonna-t-il avec un sourire.

  Il expliqua à Ayla que la plupart des outils de pierre étaient ensuite portés au second abri afin qu’on y fixe des manches en bois ou en os, et qu’ils seraient ensuite utilisés pour fabriquer d’autres objets avec les mêmes matériaux durs, mais qu’il n’y avait pas de règle absolue. Les deux abris travaillaient souvent ensemble.

  Par exemple, le tailleur qui avait transformé un morceau de silex en lame de couteau collaborait souvent avec celui qui fabriquait le manche, ôtant un autre éclat à la soie pour qu’elle s’adapte mieux ou proposant d’amincir le manche pour obtenir un meilleur équilibre. L’homme qui fabriquait une pointe de lance en os demandait au tailleur de silex d’affûter un outil ou suggérait de le modifier pour le rendre d’un emploi plus facile. Le sculpteur qui décorait le manche ou la hampe avait besoin d’une pointe spéciale et seul un tailleur expérimenté pouvait détacher un éclat de l’extrémité d’un outil en silex pour lui donner l’angle voulu.

  Jondalar salua quelques artisans qui travaillaient encore autour du second abri, à l’extrémité nord de la terrasse, et leur présenta Ayla. Ils jetèrent un coup d’œil méfiant au loup mais reprirent leur travail après le passage du couple et de l’animal.

  — Il commence à faire sombre, observa Ayla. Où vont-ils dormir ?

  — Ils pourraient aller à la Neuvième Caverne, mais ils allumeront sans doute un feu et veilleront tard, puis ils passeront la nuit dans l’une des cabanes situées dans les premiers abris que nous avons vus. Ils es
saient de finir avant demain. Il y avait beaucoup plus d’artisans ici, plus tôt dans la journée. Les autres sont rentrés chez eux ou sont chez des amis, à la Neuvième Caverne.

  — Tout le monde vient travailler ici ?

  — Chaque Caverne a une aire de travail comme celle-ci, près de son espace à vivre, généralement plus petite, mais quand quelqu’un a des questions à poser ou une idée à expérimenter, il vient ici.

  C’était là aussi que venaient les jeunes qui s’intéressaient à une activité particulière et souhaitaient mieux la connaître, poursuivit Jondalar. En-Aval était un bon endroit pour discuter de sujets comme la qualité du silex de diverses régions ou la meilleure utilisation de chaque variété. Ou encore pour échanger des idées sur toutes sortes de techniques : comment abattre un arbre avec une hache de silex, comment prélever des morceaux d’ivoire adéquats sur une défense de mammouth, couper un andouiller, pratiquer un trou dans un coquillage ou une dent, façonner et percer des perles, dégrossir une pointe de lance en os. C’était l’endroit où l’on évoquait l’approvisionnement en matières premières, où l’on planifiait les voyages et les missions de troc destinées à se les procurer.

  Enfin, et ce n’était pas son moindre intérêt, on échangeait des potins : qui s’intéressait à qui, qui connaissait des problèmes avec une compagne ou la mère de cette compagne, qui avait une fille, un fils ou un enfant de son foyer qui venait de faire ses premiers pas, qui avait prononcé un nouveau mot, fabriqué un outil, trouvé un bon coin à mûres, tué son premier animal. Ayla comprit qu’En-Aval était l’endroit idéal pour le travail sérieux et la camaraderie.

  — Nous ferions mieux de partir avant la nuit, afin de trouver notre chemin, dit Jondalar. D’autant que nous n’avons pas de torches. Et nous devrons nous lever tôt demain pour nous préparer, si nous allons à la chasse.

 

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