— La pauvre petite vous demande, mais on craint de l’agiter, et Mrs Smithers m’a priée de lui transmettre quelques mots de votre part. Le Fanois avait les larmes aux yeux.
— La pauvre enfant ! Dites-lui, dites-lui bien que je…
Il hésita et parut subitement gêné par le regard tranquille de miss Lambart.
L’ombre d’un sourire moqueur effleura les lèvres pâlies de la jeune fille.
— Je saurai ce qu’il faut lui dire, reprit-elle avec une légère nuance d’amertume.
Le Fanois la regarda ; puis il prit sa main, qu’il baisa.
— Je vous en prie, dit-il. Et elle le quitta.
Deux jours plus tard, la pauvre fiancée mourut. Sa mère, qui, jusqu’au dernier moment, s’était figurée qu’elle pourrait la sauver à coups d’argent, resta profondément ébranlée par ce désastre qui, pour la première fois, semblait lui démontrer l’impuissance de ses millions. Elle répétait sans cesse à Blanche et à Le Fanois : « Mais qu’est-ce que j’aurais pu dépenser en plus ? » Et elle se reprochait de ne pas avoir fait venir le spécialiste de New-York, oubliant que la mort était survenue avant qu’il eût pu arriver. Néanmoins, elle se consola un peu quand elle apprit que toute la haute société parisienne, émue par la mort tragique de la jeune fille, avait tenu à assister aux obsèques ; et elle fit chercher une centaine d’exemplaires du Paris Herald, qu’elle expédia à ses amis d’Amérique.
Le Fanois et miss Lambart ne se revirent pas après les funérailles. La jeune fille, reprise par sa grippe, et très attristée par la mort de Catherine, avait dû s’aliter ; et le lendemain même Mrs Smithers pria Le Fanois de l’accompagner à Cannes, où elle parlait d’aller cacher son deuil, bien que la saison mondaine y battît son plein. Le jeune homme ne pouvait guère résister à la prière de celle qui avait dû être sa belle-mère, et miss Lambart resta seule dans le somptueux hôtel où elle s’était installée en arrivant de Londres.
Des semaines s’écoulèrent. Mrs Smithers n’écrivait point, et Blanche, sachant que l’orthographe avait pour elle des difficultés insurmontables, finit par demander de ses nouvelles à Le Fanois. La réponse de celui-ci se fit attendre toute une semaine : puis il écrivit de Barcelone, où il était allé en automobile avec Mrs Smithers, qui cherchait à se distraire par un petit voyage en Espagne.
Quelques jours plus tard. Blanche reçut de Saint-Sébastien deux mots griffonnés à la hâte par Mrs Smithers, qui annonçait son prochain retour, et priait la jeune fille de lui faire préparer par les couturiers de la rue de la Paix un choix de toilettes « convenables ». Dans un post-scriptum elle lui demandait d’aller prendre chez le bijoutier son sautoir de perles noires, « seule parure qu’elle pût songer à porter ». Miss Lambart exécuta ces commissions et retourna s’installer chez elle la veille de l’arrivée de Mrs Smithers.
Le lendemain, à l’heure du thé, elle attendit la visite de Le Fanois, qu’elle avait prié de passer chez elle. Quand le jeune homme se présenta, plus pâle et plus mince que de coutume dans ses vêtements de deuil, elle alla au-devant de lui avec un sourire où une pointe d’attendrissement se mêlait à sa tristesse. Le Fanois fut frappé par le regard doux et lumineux de ses grands yeux gris. On eût dit que, pour la première fois de sa vie, elle osait soulever le masque d’ironie qui voilait habituellement ses jolis traits.
Elle mit la main dans la sienne et le regarda longuement.
— Comme il me tarde de causer avec vous ! J’ai tant de choses à vous dire, dit-elle d’une voix douce et caressante.
Et elle lui fit signe de prendre un fauteuil tout près du sien.
Il s’assit silencieusement, et pendant un instant tous deux se turent ; puis, d’un ton ému, elle se mit à parler de Catherine.
Le visage de Le Fanois s’assombrit, et il eut un geste presque irrité.
— Mais qu’avez-vous donc ? dit-elle, étonnée. Il balbutia :
— J’ai que… que l’amour de cette enfant me pèse, que j’ai honte de ne pas avoir pu le lui rendre comme je l’aurais voulu, comme elle le méritait. N’en parlons plus, je vous en prie.
Miss Lambart répondit en souriant :
— Elle ne s’en est jamais doutée ; elle vous croyait sincèrement amoureux.
Il rougit.
— Vous ne voyez donc pas que j’ai honte de cela aussi ?
Elle le regardait toujours avec son sourire attendri.
— Parlons de Mrs Smithers, alors. Je ne l’ai vue qu’un instant ce matin. Elle était tellement prise par ses fournisseurs que je me suis sauvée.
Le Fanois baissa les yeux.
— Elle va mieux, elle cherche à se créer des occupations, dit-il négligemment.
— En effet ; et je crois qu’elle y réussira. Elle m’a parlé d’un déjeuner intime qu’elle compte offrir la semaine prochaine à un grand-duc de passage à Paris. Ne commencez-vous pas à être de mon avis ? reprit-elle, comme Le Fanois se taisait. Ne croyez-vous pas que Mrs Smithers fera un beau mariage ?
— Mais… vraiment… il me semble que ce n’est guère le moment d’y songer.
— Vous croyez ? Eh bien, je ne partage pas votre opinion. Il me semble, au contraire, que cette pauvre femme a besoin de se distraire. Elle aimait sincèrement sa fille, mais elle ne sait pas vivre avec sa douleur. Et puis le deuil lui va si bien ; ses toilettes noires l’amincissent. Et depuis qu’elle a cessé de teindre ses cheveux, elle a rajeuni de dix ans. Est-ce vous qui lui avez donné cet excellent conseil ?
Le Fanois fronça les sourcils avec un petit rire agacé.
— Vraiment, chère amie, si vous croyez que je m’occupe à ce point-là de la toilette de Mrs Smithers !
Miss Lambart sourit.
— Si cela vous ennuie de causer de Mrs Smithers, voulez-vous que nous parlions un peu de moi ?
Tout de suite il parut plus à l’aise.
— De vous ? Vous savez bien que c’est un sujet dont je ne me lasse jamais.
Elle était assise devant lui, svelte et fine dans sa robe sombre, qui faisait ressortir la transparence pâle de son teint, avivait la rougeur des lèvres, mettait des lueurs dorées sur ses cheveux trop blonds. Le Fanois se dit que jamais elle n’avait été plus jolie, plus séduisante ; cependant, comme il sentait son regard grave se poser doucement sur le sien, il détourna les yeux.
— Oui, reprit-elle, je voudrais vous parler de moi. J’ai une nouvelle, — une grosse nouvelle, — à vous annoncer.
Il leva vivement la tête.
— Vous vous mariez ?
— Peut-être ; c’est possible ; je n’en sais rien ! Elle le fixait toujours avec son regard calme et doux, qui semblait éclairé par un rayonnement intérieur.
— Vous m’avez demandé, tantôt, de ne pas vous parler de l’amour de cette pauvre enfant que nous pleurons. Je dois cependant vous dire qu’elle était si heureuse en se croyant aimée de vous, qu’elle a voulu qu’un peu de son bonheur rejaillît sur les autres. Elle savait, la pauvre chérie, que c’était moi qui avais plaidé votre cause auprès de sa mère, que j’avais lutté vaillamment, loyalement pour elle, et le jour même où elle est tombée malade elle m’a appelée chez elle pour m’exprimer sa reconnaissance. Le Fanois avait reculé son fauteuil. Il se souleva à demi avec un mouvement irréfléchi ; puis il se ravisa et se rassit.
— Continuez, dit-il à voix basse.
— Elle était tellement émue, la pauvre chère petite, qu’elle avait de la peine à trouver ses paroles ; mais je devinais bien ce qu’elle voulait me dire, et je l’embrassai, en la priant de se taire et de se calmer. Alors elle me répondit qu’il lui serait impossible de jouir de son propre bonheur sans faire ce qu’elle pouvait pour assurer le mien. Elle me savait presque sans ressources, et ne supportait pas l’idée que je continuasse à vivre aux dépens des autres. Elle avait appris qu’en France une jeune fille ne peut guère se marier sans dot, et elle me pria d’accepter une donation qu’elle glissa dans
ma main avec ses pauvres doigts brûlés de fièvre. Sa mine m’inquiétait déjà, et j’acceptai son cadeau avec un baiser, mais sans même jeter un coup d’œil sur le papier. Le lendemain la pneumonie se déclara, et trois jours après, elle était morte. J’avais serré le papier dans mon écritoire, et ce n’est que le jour après l’enterrement que je le regardai.
Elle s’arrêta un instant ; puis elle glissa sa main sous les dentelles de son corsage, et en retira une feuille pliée qu’elle remit à Le Fanois.
— Tenez, dit-elle d’une voix tremblante.
Machinalement le jeune homme déplia la feuille, et y jeta un coup d’œil étonné.
— Un million… un million… balbutia-t-il.
— Ma foi, oui. La richesse de ces gens est invraisemblable. Ils vous font des donations d’un million comme ils régleraient la note du boulanger.
Elle se tut et leurs yeux se rencontrèrent.
— C’est comme dans les contes de fée, n’est-ce pas ? dit-elle avec un petit rire nerveux.
Le Fanois s’était levé, et lui avait remis le papier d’une main qui tremblait légèrement.
De nouveau, il y eut un silence entre eux. Il était allé s’accouder à la cheminée, tandis que la jeune fille demeurait assise, les mains croisées sur les genoux, la tête légèrement inclinée. Ce fut Le Fanois qui parla le premier.
— Comme je suis heureux pour vous ! Vous n’en doutez pas, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix émue, mais sans se rapprocher de Blanche.
Celle-ci leva lentement la tête et le regarda en rougissant.
— Et votre promesse ; l’avez-vous oubliée ? demanda-t-elle brusquement.
— Ma promesse ?
Les joues de Le Fanois s’inondèrent de sang-.
Elle continuait à l’envisager avec ses yeux profonds et tendres, qui semblaient chercher à deviner ce qui se passait en lui. Puis, comme il se taisait toujours, et restait appuyé contre la cheminée, sans faire mine de s’approcher d’elle, elle pâlit subitement et se leva.
— Je vois que vous l’avez oubliée en effet ; tant pis ! dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, que démentaient ses pauvres yeux subitement voilés de larmes.
Le Fanois, au son de sa voix, se retourna brusquement, et s’avançant vers elle, lui saisit les poignets d’un geste violent et passionné.
— Non, non, je ne l’ai pas oubliée, je ne l’ai pas oubliée ! s’écria-t-il, en l’attirant vers lui.
Elle eut un petit cri d’effarement joyeux ; puis, au moment où elle allait céder à son étreinte, elle le regarda de nouveau et se jeta en arrière en le repoussant de toute la force de ses bras raidis.
— Mais qu’avez-vous, qu’avez-vous donc ? dit-elle d’un ton d’épouvante.
Le Fanois lui tenait toujours les poignets serrés entre ses doigts crispés, et ils restèrent ainsi, un instant, les yeux dans les yeux.
— Jean, qu’avez-vous ? Parlez, je vous en supplie ! répéta-t-elle, haletante.
Il lâcha brusquement ses mains, et se détourna d’elle avec un geste désespéré.
— J’ai… que j’épouse la mère, dit-il en ricanant.
(Revue des Deux Mondes 67, October 1908)
Writing a War Story.
Miss Ivy Spang of Cornwall-on-Hudson had published a little volume of verse before the war.
It was called “Vibrations,” and was preceded by a “Foreword” in which the author stated that she had yielded to the urgent request of “friends” in exposing her first-born to the public gaze. The public had not gazed very hard or very long, but the Cornwall-on-Hudson “News-Dispatch” had a flattering notice by the wife of the rector of St. Dunstan’s (signed “Asterisk”), in which, while the somewhat unconventional sentiment of the poems was gently deprecated, a graceful and lady-like tribute was paid to the “brilliant daughter of one of our most prominent and influential citizens, who has voluntarily abandoned the primrose way of pleasure to scale the rugged heights of Parnassus.”
Also, after sitting one evening next to him at a bohemian dinner in New York, Miss Spang was honored by an article by the editor of “Zig-zag,” the new “Weekly Journal of Defiance,” in which that gentleman hinted that there was more than she knew in Ivy Spang’s poems, and that their esoteric significance showed that she was a vers-librist in thought as well as in technique. He added that they would “gain incommensurably in meaning” when she abandoned the superannuated habit of beginning each line with a capital letter.
The editor sent a heavily-marked copy to Miss Spang, who was immensely flattered, and felt that at last she had been understood. But nobody she knew read “Zig-zag,” and nobody who read “Zig-zag” seemed to care to know her. So nothing in particular resulted from this tribute to her genius.
Then the war came, and she forgot all about writing poetry.
The war was two years old, and she had been pouring tea once a week for a whole winter in a big Anglo-American hospital in Paris, when one day, as she was passing through a flower-edged court on her way to her ward, she heard one of the doctors say to a pale gentleman in civilian clothes and spectacles, “But I believe that pretty Miss Spang writes. If you want an American contributor, why not ask her?” And the next moment the pale gentleman had been introduced and, beaming anxiously at her through his spectacles, was urging her to contribute a rattling war story to “The Man-at-Arms,” a monthly publication that was to bring joy to the wounded and disabled in British hospitals.
“A good rousing story, Miss Spang; a dash of sentiment of course, but nothing to depress or discourage. I’m sure you catch my meaning? A tragedy with a happy ending—that’s about the idea. But I leave it to you; with your large experience of hospital work of course you know just what hits the poor fellows’ taste. Do you think you could have it ready for our first number? And have you a portrait—if possible in nurse’s dress—to publish with it? The Queen of Norromania has promised us a poem, with a picture of herself giving the baby Crown Prince his morning tub. We want the first number to be an ‘actuality,’ as the French say; all the articles written by people who’ve done the thing themselves, or seen it done. You’ve been at the front, I suppose? As far as Rheims, once? That’s capital! Give us a good stirring trench story, with a Coming-Home scene to close with … a Christmas scene, if you can manage it, as we hope to be out in November. Yes—that’s the very thing; and I’ll try to get Sargent to do us the wounded V. C. coming back to the old home on Christmas Eve—snow effect.”
It was lucky that Ivy Spang’s leave was due about that time, for, devoted though she was to her patients, the tea she poured for them might have suffered from her absorption in her new task.
Was it any wonder that she took it seriously?
She, Ivy Spang, of Cornwall-on-Hudson, had been asked to write a war story for the opening number of “The Man-at-Arms,” to which Queens and Archbishops and Field Marshals were to contribute poetry and photographs and patriotic sentiment in autograph! And her full-length photograph in nurse’s dress was to precede her prose; and in the table of contents she was to figure as “Ivy Spang, author of Vibrations: A Book of Verse.”
She was dizzy with triumph, and went off to hide her exultation in a quiet corner of Brittany, where she happened to have an old governess, who took her in and promised to defend at all costs the sacredness of her mornings—for Ivy knew that the morning hours of great authors were always “sacred.”
She shut herself up in her room with a ream of mauve paper, and began to think.
At first the process was less exhilarating than she had expected. She knew so much about the war that she hardly knew where to begin; she found herself suffering from a plethora of impressions.
Moreover, the more she thought of the matter, the less she seemed to understand how a war story—or any story, for that matter—was written. Why did stories ever begin, and why did they ever leave off? Life didn’t—it just went on and on.
 
; This unforeseen problem troubled her exceedingly, and on the second morning she stealthily broke from her seclusion and slipped out for a walk on the beach. She had been ashamed to make known her projected escapade, and went alone, leaving her faithful governess to mount guard on her threshold while she sneaked out by a back way.
There were plenty of people on the beach, and among them some whom she knew; but she dared not join them lest they should frighten away her “Inspiration.” She knew that “Inspirations” were fussy and contrarious, and she felt rather as if she were dragging along a reluctant dog on a string.
“If you wanted to stay indoors, why didn’t you say so?” she grumbled to it. But the inspiration continued to sulk.
She wandered about under the cliff till she came to an empty bench, where she sat down and gazed at the sea. After a while her eyes were dazzled by the light, and she turned them toward the bench and saw lying on it a battered magazine—the midsummer “All-Story” number of “Fact and Fiction.” Ivy pounced upon it.
She had heard a good deal about not allowing one’s self to be “influenced,” about jealously guarding one’s originality, and so forth; the editor of “Zig-zag” had been particularly strong on that theme. But her story had to be written, and she didn’t know how to begin it; so she decided just to glance casually at a few beginnings.
The first tale in the magazine was signed by a name great in fiction, one of the most famous names of the past generation of novelists. “The opening sentence ran: ”In the month of October, 1914—" and Ivy turned the page impatiently. She may not have known much about story-writing, but she did know that that kind of a beginning was played out. She turned to the next.
“‘My God!’ roared the engineer, tightening his grasp on the lever, while the white, sneering face under the red lamp …”
No; that was beginning to be out of date, too.
Edith Wharton - SSC 11 Page 20