by Gallerne
Vincent sentait des gouttes de sueur ruisseler sur son front.
– Michel ? Tu m’entends ?
– Tu te fous de moi ? Tu m’as menti ?
– Je mets en pratique tes leçons. Ne pas être là où t’attend l’adversaire.
– Tu crois vraiment que tu es en position de jouer au con ? Ok. Tu es où, en réalité ?
– J’arrive à proximité de Cabourg. Je suis à une trentaine de kilomètres.
– Tu essayais de me doubler ?
Vincent n’avait jamais été aussi heureux d’avoir les idées claires qu’en cet instant pour pouvoir raisonner rapidement. Mais jamais, depuis deux jours, il n’avait eu autant envie d’un grand verre de whisky pour y puiser le courage de poursuivre. Il déglutit.
– Non, répondit-il. Mais je ne comprends pas ce qui se passe et j’essaie de voir où je mets les pieds. J’ai découvert que tu connaissais Kervalec depuis longtemps, mais je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans. Je ne comprends rien à la situation. Rien à ton attitude. Pourquoi as-tu emmené Julia ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?
Bon sang, que cela lui coûtait de mentir. Quand il tiendrait ce salaud… Mais il ne devait surtout pas lui laisser deviner qu’il savait pratiquement tout de lui. Ne pas l’acculer au désespoir sans lui laisser la moindre issue.
– C’est une longue histoire…
– En tout cas, ça peut s’arranger. Quels qu’aient été tes rapports avec Kervalec, on doit pouvoir te sortir de là. Tu aurais dû me faire confiance…
Michel émit un petit ricanement.
– Si tu le dis…
– Bien sûr. Je suis ton ami. Je ne te laisserai pas tomber. Kervalec était un repris de justice, tu devais avoir de bonnes raisons de le tuer. Il te menaçait ? On comprendra ton geste… Mais pour ça on doit parler.
– Seulement si tu arrives vite. Sinon…
– Attends, ne parle pas comme ça. Et Julia ? Comment va-t-elle ?
– Elle va bien. Je m’occupe d’elle, ne t’inquiète pas.
– Passe-la moi.
– Si tu veux lui parler, sois ici rapidement. Tu as une demi-heure pour arriver. Après quoi nous ne serons plus là ni l’un ni l’autre. Nous serons partis.
– Michel…
– Je te dis que nous serons partis. Définitivement partis. Tu as une demi-heure.
Michel coupa la communication.
Vincent leva les yeux vers Monnier qui avait suivi la fin de leur échange.
– Le RAID ne sera jamais là à temps. Il faut gagner du temps.
– Nous ne pouvons pas. Il va faire une connerie. Vous avez entendu comment il a dit : « Nous serons partis ». Il ne parle pas d’une croisière. Il va la tuer et se tuer.
– Qu’est-ce que vous voulez faire ?
– Foncer.
– Rappelez-vous de ce qu’il vous disait. Ne foncez pas droit devant vous.
– J’ai joué la bande, ça n’a pas marché. Je reviens à ma méthode à moi. Cela m’a déjà réussi une fois, espérons que cela fera deux.
– Et quelle a été alors sa réaction ?
Vincent hésita.
– Il a fichu l’échiquier en l’air.
Monnier secoua la tête.
– Je ne peux pas vous laisser y aller. Nous aurons deux otages au lieu d’un.
– Vous préférez trouver deux cadavres ? Ma fille est là-bas.
– Le RAID…
– Le RAID arrivera trop tard. Ma fille sera morte. C’est ce que vous voulez ?
Monnier réfléchissait, cherchant une solution à leur problème. Il devait recenser les effectifs dont il disposait, savoir combien parmi ses hommes seraient en mesure de monter un assaut contre un forcené armé et preneur d’otage…
Vincent consulta sa montre.
– Il reste vingt-sept minutes.
Monnier capitula.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– Il me faut un Glock, et un flingue plus petit dans un étui de cheville.
– Pourquoi deux ?
– Le Glock, parce que c’est mon arme de service, et Michel ignore qu’il est resté à la PJ. Il va me le prendre mais il ne pensera pas que j’ai une deuxième arme. Je suis parti en catastrophe, je n’ai pas eu le temps de m’équiper.
– Je n’aime pas trop l’idée de lui livrer à domicile deux armes supplémentaires.
– On pourrait ne pas mettre de balles dans le chargeur du Glock…
– Faudrait déjà que je trouve un Glock.
Monnier ouvrit la porte de son bureau, pensif.
Chapitre Quarante-Huit
La rue était calme. Au loin, une jeune femme revenait de faire ses courses, un panier à chaque bras. Une petite fille courait sur le trottoir devant elle. La gamine s’arrêta pour regarder un gros chat qui, perché sur un mur, la toisait avec méfiance. Un instant, Vincent eut l’impression de revoir Julia lorsqu’elle avait cet âge. L’époque d’un bonheur révolu qui remontait à moins de dix ans. Alexandra vivait encore, Julia était insouciante, et lui-même croyait que le monde leur appartenait. Et, à peine une décennie plus tard, seul dans cette rue, il avait rendez-vous avec la mort. Une arme chargée contre sa cheville gauche, une autre, vide, à sa ceinture.
Il se rapprochait de la petite maison où ils avaient été heureux et qu’un monstre avait choisie comme repaire, gardant entre ses griffes sa fille, la seule personne qui comptait maintenant pour lui.
S’il l’avait touchée…
Mais Vincent savait qu’il était trop tard pour s’inquiéter de cela. Michel l’avait touchée. Plus que touchée. Et depuis longtemps. Comment avait-il pu être aveugle à ce point ?
L’alcool… ?
L’alcool n’expliquait et n’excusait pas tout. Cet alcool dont il aurait bien voulu s’enivrer encore aujourd’hui pour oublier ces pensées immondes. Mais il ne le pouvait plus. La survie de sa fille était à ce prix. Depuis combien de temps n’avait-il pas bu ? Deux jours ? Trois ? La gorge sèche, il passa le revers de sa main sur ses lèvres desséchées également.
La maison n’était plus qu’à deux pas. Machinalement, il porta la main au Glock à sa ceinture. Non. Celui-ci était vide. C’était l’autre qui comptait, le Smith et Wesson attaché à sa cheville, qu’un lieutenant lui avait confié en lui recommandant d’en prendre soin. Et comment, qu’il allait en prendre soin ! Cinq balles. Il en manquerait au moins une quand il le rendrait à son propriétaire.
Il poussa la petite porte en bois du jardin et franchit les deux mètres le séparant de l’entrée de la maisonnette.
Michel avait guetté son arrivée par la fenêtre.
– Pour quelqu’un qui était à Pontivy il y a moins de trois heures, tu as fait vite, constata-t-il en ouvrant la porte.
Il lui braquait un Manurhin sur le visage et s’écarta pour le laisser entrer.
– Je t’avais un peu menti pour gagner du temps.
– Eh bien, ça ne t’aura pas servi à grand-chose ! Entre…
Vincent fit un pas prudent à l’intérieur, son regard balayant le petit salon plongé dans la pénombre. Julia était assise dans le fauteuil le plus éloigné de l’entrée, le visage défait et les yeux bouffis par les larmes.
– Tu vas bien ? lui demanda-t-il.
Elle hocha la tête sans lui répondre, incapable de parler. Vincent sentit une boule lui obstruer la gorge et voulut se tourner vers Michel. Sa pommette se heurta au canon du revolver.
– Ne bouge pas, ordonna Michel en glissant la main sous sa veste.
Il lui palpa rapidement le torse et la ceinture, à la recherche d’un micro, avant de le délester du Glock.
– Assieds-toi là.
Vincent se laissa tomber dans le fauteuil qu’il lui désignait, à l’opposé de sa fille.
Michel avait à présent deux armes en main.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Vincent.
– Tu ne me laisses guère de choix.
– Tu comptes me tuer comme tu as tué Alexandra ?
– Tu as compris
ça ?
– Depuis un certain temps. Ce que je n’avais pas compris, c’était pourquoi. Et puis tout s’est éclairé quand je suis venu ici.
Il posa le regard sur Julia qui détourna la tête, dissimulant son visage sous la frange de ses cheveux.
– Il y a longtemps que cela dure ?
– Que « quoi » dure ?
– Il y a longtemps que tu abuses de Julia ?
Vincent était surpris par le calme avec lequel il avait posé cette question. Compte tenu de la rage qui bouillonnait en lui, il était étonnant qu’il soit parvenu à articuler ces quelques mots. Il haïssait maintenant cet homme, et ne rêvait que d’une chose : le voir mort.
– Abuser est un bien vilain mot, se défendit Michel. Tu ne peux pas comprendre la nature des liens qui nous unissent, ta fille et moi.
L’éternelle justification des pédophiles !
Vincent inspira profondément pour ne pas lui sauter à la gorge.
– Alexandra s’en était aperçu ?
– Elle ne s’était aperçu de rien. Il a fallu que ce rat lui parle.
– Kervalec ? Qu’est-ce que tu as fait pour le mettre soudain en colère, après tout ce temps où il a été ta chose ?
– Il était ma chose, comme tu dis. Mais il n’a pas apprécié que je m’intéresse à son fils. J’aime bien les petits garçons. Ils sont tellement différents des petites filles, et pourtant si semblables…
Michel le regardait avec un air de profonde candeur en disant cela, et Vincent réalisa qu’il était probablement satisfait de pouvoir en parler, soulagé de trouver enfin quelqu’un à qui expliquer sa façon de voir les choses, après toutes ces années passées à se cacher. Pour autant, cet aveu ne lui laissait aucune illusion sur ce qu’il comptait faire de lui une fois sa confession terminée.
– Tu te rends compte qu’il avait décidé de me tuer ? Il a même acheté un flingue pour ça. Mais au dernier moment, il s’est dégonflé. Il a préféré parler à Alexandra, sachant que son mari était flic.
– Et tu as tué Alexandra.
Julia tourna la tête dans leur direction en entendant cette accusation. L’horreur qui se lisait au fond de son regard, dépassait tout ce qu’elle avait pu éprouver jusqu’à cet instant.
– Elle ne m’a pas laissé le choix. Elle allait t’en parler, prévenir les collègues… Je ne peux pas me permettre d’aller en prison. C’était elle ou moi. Je suis désolé.
Il ne le paraissait guère.
– Et comment as-tu pu la convaincre de se laisser « suicider » ?
– Très simple. Julia devait rentrer de l’école moins d’une heure plus tard. Je lui ai dit que si elle ne se laissait pas faire pour que sa mort ait l’air d’un suicide, je la tuerais quand même, puis je tuerais Julia, et j’attendrais ton retour pour te tuer à ton tour et faire en sorte que l’on croie que tu avais assassiné tout le monde avant de te donner la mort.
Sans doute, comptait-il appliquer le même plan aujourd’hui, en espérant s’en sortir une nouvelle fois par une pirouette. Aucune chance qu’il réussisse, avec les policiers entourant la maison, mais cela, il ne pouvait pas le savoir.
Michel glissa le Manurhin dans sa ceinture et changea le Glock de main.
– Crois bien que je suis désolé, dit-il en le posant contre la tempe de Vincent.
La main droite de Vincent fusa et se referma sur son poignet à l’instant où retentissait un petit « clic » dérisoire. Vincent se levait déjà, en lui tordant le poignet de toutes ses forces. Michel bascula en arrière en hurlant, se dégageant dans sa chute et roulant jusqu’aux pieds de la table tandis qu’il lâchait l’arme inutile pour reprendre la crosse du Manurhin qui dépassait de sa ceinture.
Vincent plongea la main droite vers sa cheville. De la gauche, il releva le bas de son pantalon, mais l’ourlet se prit dans l’étui de cuir et demeura accroché.
Là-bas, à quatre mètres de lui, Michel refermait sa paume sur la crosse striée du Manurhin.
Vincent vit comme dans un cauchemar la main de son ennemi arrachant l’arme de sa ceinture tandis qu’il se relevait sur un coude, et son bras qui commençait à effectuer un balayage pour la braquer sur lui.
La gueule noire du canon court arrivait en direction de sa tête. Le Manurhin était chambré en 357 Magnum, ce qui ne lui laisserait aucune chance. Qu’une seule balle le touche et l’onde de choc le secouerait tellement que l’achever ne serait plus qu’une formalité.
Et l’ourlet de son pantalon céda soudain.
Vincent bascula en arrière tandis que sa main droite se refermait enfin sur la petite crosse du Smith & Wesson.
Sa chute le sauva. Le Manurhin tonna et une balle passa en sifflant au ras de ses cheveux. Vincent tira à son tour alors que le canon de l’arme de Michel s’abaissait déjà pour un second tir.
La détonation du 38 fut plus faible que celle du 357, et la balle n’avait pas la même puissance, mais elle toucha sa cible. Et quatre mètres seulement les séparaient. Michel bascula en arrière, une étoile pourpre maculant sa chemise.
Il n’avait pas lâché le Manurhin et tentait de se relever. Vincent se redressa et s’approcha pour le désarmer d’un coup de pied. Puis il lui braqua le petit revolver entre les yeux. Il tenait à sa merci l’homme qui avait tué sa femme, l’homme qui violait sa fille depuis des années, l’homme qui avait trahi sa confiance et une amitié de vingt ans. Il ramena le chien de l’arme en arrière. Michel le fixait sans ciller.
– C’est l’heure de payer, dit Vincent.
– Papa !
Le cri de sa fille perça l’écran de haine qui l’entourait depuis quelques secondes. Il réalisa qu’elle se tenait à deux mètres d’eux et les regardait.
– Va dans ta chambre, dit-il.
Mais elle ne paraissait pas décidée à bouger. Il reporta son attention sur Michel. La blessure ne mettait pas sa vie en danger. Il l’avait touché à l’épaule gauche, loin du cœur. Il allait remédier à cela.
Michel le fixait. Sur son visage, Vincent voyait se superposer celui d’Alexandra qu’il avait abattue sans pitié. Il lui braqua à nouveau son arme sur le front.
– Adieu.
– Papa ! Non ! C’est ce qu’il veut !
Vincent s’immobilisa. La pression blanchissait son doigt sur la détente, à un cheveu de libérer le percuteur sur une détonation qui mettrait fin à la vie de celui qui avait apporté le malheur sur leur famille.
– Papa ! Je t’en prie ! Si tu le tues, c’est toi qui iras en prison. Tout à l’heure, il a voulu me tuer, mais il ne l’a pas fait quand je lui ai dit que tu le tuerais. Il sait que la police va l’arrêter et il ne veut pas aller en prison. Il est bien trop lâche pour se suicider.
Vincent hésita, et Michel lut le doute dans son regard. La panique figea ses traits.
– Qu’est-ce que tu attends, connard ? Tu veux que je te dise comment j’ai baisé ta fille ? Tu veux que je te raconte comment elle couinait…
Un voile rouge passa devant les yeux de Vincent et il remonta l’arme pour la braquer à nouveau sur le visage de Michel.
– Papa !
Les cris de sa fille venaient de très loin.
– S’il te plaît ! Je ne veux pas que tu ailles en prison. J’ai besoin de toi…
La vengeance était à portée de sa main, si douce… si tentante…
Sous lui, Michel s’était mis à hurler des insanités qu’il n’écoutait plus, des mots où il était question d’Alexandra qu’il avait baisée aussi avant de la tuer… Vincent savait que c’était du bluff. Mais il redoutait que ne soit vrai ce qu’il allait entendre à propos de sa fille.
Vincent tira, pour le faire taire, pour éviter de décevoir sa fille, pour ne pas lui mettre une balle dans la tête comme il le méritait.
Michel hurla, de douleur cette fois.
Entre ses cuisses, une tache écarlate s’élargissait sur son pantalon. Vincent avait détourné son bras au dernier moment.
Cette nouvelle détonation le tira de sa torpeur. Il fit deux pas, l’arme encore fumante
au poing, et tendit la main gauche à sa fille.
– Viens, dit-il.
Elle prit sa main, et il l’aida à s’extraire du fauteuil d’où elle n’avait pas osé bouger jusque-là. Elle lui enserra aussitôt la taille de ses bras et enfouit son visage contre sa chemise. Il lui caressa doucement les cheveux.
– C’est fini, dit-il. La police est dehors. Elle nous attend.
Doucement, il l’entraîna vers la porte.
– Reste là, dit-il en la poussant dans le recoin du mur.
Puis il ouvrit. La lumière extérieure envahit la petite pièce, le forçant à cligner des yeux.
– C’est moi, cria-t-il, Vincent Brémont. Tout va bien.
Du pied, il jeta le Manurhin au-dehors, avant de balancer le Smith & Wesson. Le Glock devait être quelque part sous un meuble, mais il était vide.
Puis il sortit, les bras levés.
Trois policiers se tenaient de part et d’autre de la petite grille, arme au poing.
– C’est bon, leur dit Monnier. Venez, Vincent.
Vincent se retourna pour faire signe à sa fille de sortir à son tour. Julia apparut, clignant des yeux, ébouriffée, les cheveux emmêlés.
Mais c’était la plus jolie petite fille qu’il ait jamais vue. Il la prit par les épaules et ils sortirent dans la rue tandis que les policiers se ruaient à l’intérieur.
– Il n’est que blessé, expliqua Vincent devant le regard interrogateur de Monnier.
– Il y a eu trois coups de feu…
– Le premier était le sien. J’ai riposté et je l’ai touché à l’épaule. Ensuite, le dernier coup est parti tout seul quand j’ai voulu ranger mon arme. Désolé, je ne suis pas habitué à ce modèle. La détente est sensible…
Monnier le fixait, dubitatif, mais ne dit rien.
Une ambulance déferlait vers eux, toute sirène hurlante, et elle s’arrêta dans un crissement de pneus. Une jeune infirmière en descendit avec une couverture dans laquelle elle enveloppa Julia.
– Nous allons vous conduire à l’hôpital, dit Monnier.
– Un blessé, il faut une autre ambulance, annonça un des lieutenants qui venait de ressortir de la maison.
– Elle est en route.
Vincent serra sa fille contre lui.
– Il va aller en prison ? demanda Julia.