Les chasseurs de mammouths

Home > Literature > Les chasseurs de mammouths > Page 65
Les chasseurs de mammouths Page 65

by Jean M. Auel


  Fralie l’interrompit en se remettant à tousser convulsivement, à s’en étouffer.

  Quand la quinte s’apaisa, Frébec demanda :

  — Fralie, dis-moi la vérité. Vas-tu mettre l’enfant au monde ?

  — Je... je crois, oui.

  Il lui sourit.

  — Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ?

  — J’espérais que ce n’était pas vrai.

  — Mais pourquoi ? insista-t-il, soudain anxieux. Tu n’en veux donc pas, de cet enfant ?

  — Il est trop tôt, Frébec. Les enfants qui naissent trop tôt ne vivent pas, répondit Crozie à la place de sa fille.

  — Ils ne vivent pas ? Fralie, quelque chose ne va pas ? Est-ce vrai que cet enfant ne vivra pas ?

  Frébec était désemparé, frappé de terreur. Le sentiment qu’il se passait quelque chose de grave avait grandi en lui toute la journée, mais il n’avait pas voulu y croire, il n’avait pas cru à une telle éventualité.

  — C’est le premier enfant de mon foyer, Fralie. Ton enfant, né à mon foyer.

  Il s’agenouilla près du lit, prit la main de sa compagne.

  — Il faut que cet enfant vive. Dis-moi qu’il vivra. Fralie, dis-moi que cet enfant vivra.

  — Je ne peux pas te le dire. Je n’en sais rien. Elle parlait d’une voix lasse, rauque.

  — Je croyais que tu savais tout de ces choses, Fralie. Tu es une mère. Tu as déjà deux enfants.

  — Chacun d’eux est différent, murmura-t-elle. Celui-ci a été difficile dès le début. Je redoutais de le perdre. Nous avons eu tant de mal pour trouver un endroit où nous installer... Je ne sais pas. J’ai seulement le sentiment qu’il est trop tôt pour que cet enfant vienne au monde...

  — Pourquoi ne m’as-tu rien dit, Fralie ?

  — Et qu’aurais-tu pu faire ? dit Crozie, d’une voix contenue, presque sans espoir. Qu’aurais-tu pu faire ? Que savais-tu de la grossesse ? De l’accouchement ? De la toux ? De la souffrance ? Elle n’a rien voulu te dire parce que tu n’as rien fait d’autre qu’insulter la seule personne qui pouvait lui venir en aide. A présent, l’enfant va mourir, et je me demande à quel état de faiblesse Fralie en est arrivée.

  Frébec se retourna vers Crozie.

  — Fralie ? Il ne peut rien arriver à Fralie ! N’est-ce pas ? Les femmes mettent constamment des enfants au monde.

  — Je n’en sais rien, Frébec. Regarde-la. Juge par toi-même.

  Fralie essayait de maîtriser une quinte de toux menaçante. La douleur dans son dos reprenait. Elle avait les yeux fermés, les sourcils froncés. Ses cheveux en désordre étaient collés par mèches, son visage luisait de sueur. Frébec bondit sur ses pieds, fit un mouvement pour quitter le foyer.

  — Où vas-tu, Frébec ? demanda Fralie.

  — Je vais chercher Ayla.

  — Ayla ? Mais je croyais...

  — Depuis son arrivée, elle n’a pas cessé de répéter que tu n’allais pas bien. Si elle a su voir ça, elle est peut-être Celle Qui Guérit. Tout le monde le dit. Je ne sais pas si c’est vrai, mais il faut faire quelque chose... à moins que tu ne veuilles pas la voir.

  — Va chercher Ayla, murmura Fralie.

  Une tension fébrile parcourut tous les foyers quand on vit Frébec s’engager dans le passage central et se diriger à grands pas vers le Foyer du Mammouth.

  — Ayla, Fralie est... commença-t-il, trop inquiet, trop bouleversé pour songer à sauver la face.

  — Oui, je sais. Demande à quelqu’un de faire venir Nezzie pour m’aider et apporte ce récipient. Prends garde, ça brûle. C’est une décoction pour sa gorge.

  Ayla, déjà se hâtait vers le Foyer de la Grue.

  Quand Fralie leva les yeux et la vit, elle se sentit tout à coup profondément soulagée.

  — La première chose à faire est d’arranger ce lit pour que tu sois mieux, déclara la jeune femme.

  Elle tirait les couvertures, redressait la patiente, la soutenait à l’aide de fourrures et de coussins.

  Fralie lui sourit. Elle remarquait soudain, sans trop savoir pourquoi, qu’Ayla s’exprimait encore avec un petit accent. Non, pas véritablement un accent, se dit-elle. Elle avait simplement quelques difficultés avec certains sons. Curieux comme on s’habituait facilement à une particularité comme celle-là.

  La tête de Crozie apparut au-dessus de la couche. La vieille femme tendit à Ayla une pièce de cuir soigneusement pliée.

  — C’est sa couverture d’enfantement, Ayla.

  Elles la déplièrent et, tandis que Fralie se déplaçait légèrement, l’étalèrent sur le lit.

  — Il était grand temps qu’ils te fassent venir, reprit Crozie, mais il est trop tard maintenant pour empêcher la naissance. Dommage. J’avais l’intuition que ce serait une fille, cette fois. C’est bien dommage qu’elle doive mourir.

  — N’en soit pas trop sûre, Crozie, dit Ayla.

  — Cet enfant arrive trop tôt. Tu le sais bien.

  — Oui, mais n’abandonne pas encore l’enfant à l’autre monde. On peut prendre certaines mesures, s’il n’est pas vraiment trop tôt... et si la mise au monde se passe bien.

  La jeune femme baissa les yeux sur Fralie.

  — Attendons. Nous verrons bien.

  — Ayla, demanda Fralie, les yeux brillants, crois-tu qu’il y ait de l’espoir ?

  — Il y a toujours de l’espoir. Bois ceci, à présent. La tisane apaisera ta toux, et tu te sentiras mieux. Nous verrons ensuite où tu en es.

  — Qu’y a-t-il là-dedans ? questionna Crozie.

  Ayla la dévisagea un instant avant de répondre. Le ton avait contenu un ordre, mais Ayla sentait que la question était motivée par l’inquiétude et par un intérêt sincère. C’était chez Crozie une façon de parler, comme si elle avait été accoutumée à donner des ordres. Mais on pouvait se méprendre, quand une question était posée d’un tel ton par quelqu’un qui n’était pas en position d’autorité.

  — L’intérieur de l’écorce de merisier, pour la calmer, pour apaiser sa toux, pour soulager les douleurs de l’enfantement, expliqua-t-elle, bouillie avec la racine séchée et réduite en poudre de la renoncule âcre, pour aider les muscles à pousser plus fort afin d’aider la délivrance. Le travail est trop avancé pour qu’on puisse l’interrompre.

  — Hum... fit Crozie avec un signe d’approbation.

  Elle était satisfaite : la réponse d’Ayla l’avait convaincue qu’elle ne se contentait pas d’appliquer un remède dont elle avait entendu parler mais qu’elle savait ce qu’elle faisait. Crozie elle-même ignorait les propriétés des plantes, mais Ayla, elle, les connaissait.

  A mesure que la journée avançait, chacun prit le temps de passer quelques instants au chevet de Fralie pour lui offrir un soutien moral, mais les sourires encourageants contenaient une nuance de tristesse. Tout le monde savait que la jeune femme affrontait une épreuve qui avait peu de chance de connaître un dénouement heureux. Pour Frébec, le temps se traînait. Il ne savait à quoi s’attendre, et il se sentait perdu, déséquilibré. Il lui était arrivé d’être présent lors d’accouchements : il ne se rappelait pas que l’enfantement eût pris si longtemps. Apparemment, pour les autres femmes, les difficultés étaient moindres. Faisaient-elles toutes tant d’efforts, se débattaient-elles, criaient-elles ainsi ?

  Il n’y avait pas de place pour lui à son foyer, avec toutes ces femmes, et l’on n’avait pas besoin de lui, de toute manière. Il s’était assis sur le lit de Crisavec, pour regarder, pour attendre, mais personne ne lui prêtait attention. Il finit par se lever, par s’éloigner, sans trop savoir où il allait. Il décida qu’il avait faim, se dirigea vers le premier foyer, dans l’espoir d’y découvrir un reste de rôti, quelque chose. Au fond de lui-même, il pensait essayer de trouver Talut. Il éprouvait le besoin de parler à quelqu’un, de partager cette expérience avec un autre homme qui serait en mesure de le comprendre. Lorsqu’il parvint au Foyer du Mammouth, Ranec, Danug et Tornec, près du trou à feu, s’entretenaient avec Mamut et obstruaient en partie le passage cen
tral. Frébec s’immobilisa : il ne tenait pas à leur demander de le laisser passer.

  — Comment va-t-elle, Frébec ? demanda Tornec. La question amicale le surprit vaguement.

  — Je voudrais bien le savoir, répondit-il.

  — Je sais ce que tu éprouves, reprit Tornec, avec un sourire mi-figue mi-raisin. Jamais je ne me sens aussi inutile que lorsque Tronie est dans les douleurs de l’enfantement. J’ai horreur de la voir souffrir et je souhaite toujours pouvoir faire quelque chose pour elle, mais il n’y a jamais rien. C’est une affaire de femme, il faut bien qu’elle aille jusqu’au bout. Je suis toujours étonné, après coup, de voir comme elle oublie vite ses efforts, ses souffrances, dès qu’elle voit l’enfant et qu’elle sait qu’il...

  Il s’interrompit, de peur d’avoir trop parlé. Frébec fronça les sourcils, se tourna vers Mamut.

  — Fralie m’a dit qu’à son avis, cet enfant venait trop tôt. A entendre Crozie, les enfants qui naissent trop tôt ne survivent pas. Est-ce vrai ? Cet enfant va-t-il mourir ?

  — Je ne peux pas te répondre, Frébec. Tout est entre les mains de Mut, déclara le vieil homme. Mais je sais une chose : Ayla ne renoncera pas. Tout dépend de l’avance qu’a prise l’enfant. Ceux qui naissent prématurément, sont petits et faibles, et, c’est pourquoi, généralement, ils meurent. Mais cela n’arrive pas toujours, surtout s’ils n’ont pas trop d’avance. Plus longtemps ils vivent et plus ils ont de chances de ne pas mourir. J’ignore ce qu’Ayla peut faire, mais, si quelqu’un peut sauver l’enfant, c’est bien elle. Elle a reçu en partage un don puissant, et, je peux te l’assurer, aucune Femme Qui Guérit n’aurait pu bénéficier d’un meilleur enseignement. Je sais par expérience personnelle quel talent possèdent les guérisseuses du Clan. Jadis, l’une d’elles m’a guéri.

  — Toi ! Tu as été guéri par une Tête Plate ! dit Frébec. Je ne comprends pas. Comment ? Quand ?

  — Quand j’étais un jeune homme et que j’accomplissais mon Voyage. Les autres attendaient la suite de l’histoire de Mamut, mais il devint vite évident qu’il n’avait pas l’intention de donner d’autres précisions.

  — Vieil homme, fit Ranec avec un large sourire, je me demande combien d’histoires et de secrets se cachent au sein des années de ta longue vie.

  — J’en ai oublié plus que n’en pourrait contenir ta propre existence, jeune homme, et j’ai pourtant de nombreux souvenirs. J’étais déjà vieux quand tu es né.

  — Quel âge as-tu ? demanda Danug. Le sais-tu ?

  — Il fut un temps où je tenais le compte des années en traçant sur une peau sacrée, chaque printemps, un signe qui me rappelait un événement survenu dans l’année, J’ai ainsi couvert plusieurs peaux, l’écran des cérémonies est l’une d’entre elles. A présent, je suis si vieux que je ne compte plus. Mais je vais te dire, Danug, à quel point je suis vieux. Ma première compagne a eu trois enfants.

  Mamut se tourna vers Frébec.

  — Le premier-né, un fils, est mort. Le deuxième, une fille, a eu quatre enfants. L’aîné de ces quatre-là était une fille, et elle a donné naissance à Tulie et Talut. Toi, tu es le premier enfant de la compagne de Talut. La compagne du premier-né de Tulie attend peut-être déjà un enfant. Si Mut m’accorde encore une saison, je pourrai voir la cinquième génération. Voilà à quel point je suis vieux, Danug.

  Le jeune homme secouait la tête. C’était plus d’années qu’il n’aurait jamais pu en imaginer.

  — Manuv et toi n’êtes-vous pas parents, Mamut ? demanda Tornec.

  — Il est le troisième enfant de la compagne d’un cousin plus jeune, comme tu es toi-même le troisième enfant de la compagne de Manuv.

  En ce moment précis, ils prirent conscience d’une certaine agitation au Foyer de la Grue, et tous se tournèrent dans cette direction.

  — Allons, respire bien à fond, dit Ayla, et pousse encore une fois. Tu y es presque.

  Fralie reprit bruyamment son souffle et, accrochée aux mains de Nezzie, fit un grand effort.

  — Bien ! Très bien ! l’encouragea Ayla. Le voilà qui vient ! Le voilà ! Bien ! Nous y sommes !

  — C’est une fille, Fralie ! annonça Crozie. Je t’avais bien dit que, cette fois, ce serait une fille !

  — Comment est-elle ? questionna Fralie. Est-elle...

  — Nezzie, veux-tu l’aider à expulser le délivre ? dit Ayla.

  Elle enlevait le mucus de la bouche de la toute petite qui luttait pour trouver son premier souffle.

  Il y eut un terrible silence. Et puis, miraculeux, saisissant, le cri de la vie.

  — Elle est vivante ! Elle est vivante ! dit Fralie.

  Des larmes de soulagement et d’espoir brillaient dans ses yeux.

  Oui, pensait Ayla, elle est vivante, mais si petite. Jamais elle n’avait vu de bébé aussi minuscule. Pourtant elle était vivante, elle se débattait, elle gigotait, elle respirait. Ayla la coucha sur le ventre, en travers du corps de Fralie. Elle n’avait vu, se rappelait-elle, que des nouveau-nés du Clan. Les enfants des Autres étaient sans doute plus petits, à la naissance. Elle aida Nezzie à se débarrasser du délivre, retourna le petit être et lia le cordon ombilical en deux endroits, avec les morceaux de fibres de tendons qu’elle avait préparés. A l’aide d’un couteau en silex bien aiguisé, elle trancha le cordon entre les deux attaches. Pour le meilleur et pour le pire, la petite fille était maintenant un être humain indépendant, qui vivait, qui respirait. Mais les deux jours à venir seraient critiques.

  Tout en nettoyant l’enfant, Ayla l’examina avec attention. Elle paraissait parfaite. Simplement exceptionnellement menue. Et ses vagissements étaient faibles. Ayla l’enveloppa d’une peau souple, la tendit à Crozie. Nezzie et Tulie enlevèrent la couverture d’enfantement. Quand la jeune femme se fut assurée que Fralie était propre, bien installée, garnie d’une couche absorbante de laine de mammouth, elle posa au creux du bras de l’accouchée la petite fille nouveau-née. Elle fit signe ensuite à Frébec de venir voir la première fille de son foyer. Crozie ne bougea pas de sa place.

  Fralie écarta la peau souple, leva vers Ayla des yeux pleins de larmes.

  — Elle est si petite, dit-elle en serrant le bébé contre elle.

  Elle déplaça le devant de sa tunique, approcha l’enfant de son sein. La petite y frotta son visage, trouva le mamelon. Au sourire qui illumina les traits de Fralie, Ayla comprit que la nouveau-née tétait. Mais au bout d’un instant, elle lâcha le mamelon, apparemment épuisée par l’effort.

  — Elle est si petite... Va-t-elle vivre ? demanda Frébec. Mais c’était plutôt une supplication.

  — Elle respire. Si elle peut téter, il y a de l’espoir. Mais, pour vivre, elle aura besoin d’aide. Il faut la tenir au chaud, et le peu de force dont elle dispose doit être employé à téter. Tout le lait qu’elle absorbera doit être consacré à sa croissance.

  Ayla fit peser sur Frébec et Crozie un regard sévère.

  — Il ne doit plus y avoir de querelles dans ce foyer, si vous voulez qu’elle vive. Sinon, elle sera dérangée, et il ne faut pas la déranger si vous tenez à la voir prospérer. Il ne faudra même pas la laisser pleurer elle n’en a pas la force. Pleurer empêcherait le lait de la faire grandir.

  — Mais comment l’empêcher de pleurer, Ayla ? Comment savoir quand je dois lui donner le sein, si elle ne pleure pas ? questionna Fralie.

  — Frébec et Crozie devront t’aider l’un et l’autre, parce qu’elle doit rester constamment avec toi, comme si tu la portais encore dans ton ventre, Fralie. Le mieux, je crois, serait de lui faire un support qui la maintiendrait contre ta poitrine. Ainsi tu la tiendras au chaud. Elle sera rassurée par ton contact et par les battements de ton cœur, parce qu’elle y est habituée. Plus important encore, toutes les fois qu’elle aura envie de se nourrir, elle n’aura qu’à tourner la tête pour trouver ton sein. Elle n’aura pas ainsi à dépenser des forces qui lui sont nécessaires pour sa croissance.

  — Et comment la changer ? demanda Crozie.

  — Enduis-la de cette crème adou
cissante que je t’ai donnée, Crozie. J’en ferai d’autre. Pour absorber ses excréments, sers-toi de bouse séchée dont tu l’envelopperas. Quand elle aura besoin d’être changée, ne la remue pas trop. Et toi, Fralie, tu dois te reposer. Ça te fera du bien. Nous devons essayer d’apaiser cette toux. Si l’enfant passe les tout prochains jours, chaque jour de vie supplémentaire la rendra plus forte. Avec votre aide, Frébec et Crozie, elle a une chance.

  Une impression d’espoir contenu planait sur tout l’abri quand on tira les rideaux sur un soleil rouge qui se couchait dans un banc de nuages au ras de l’horizon. La plupart des habitants avaient achevé le repas du soir. Ils garnissaient les feux, nettoyaient les ustensiles, couchaient les enfants, avant de se rassembler pour une soirée de conversation. Au foyer du Mammouth plusieurs personnes étaient réunies autour du feu, mais les propos s’échangeaient dans un murmure, comme si des voix plus fortes n’étaient pas de mise.

  Après avoir fait prendre à Fralie une tisane calmante, Ayla l’avait laissée dormir. Au cours des jours qui allaient suivre, la jeune femme n’aurait pas beaucoup de sommeil. La plupart des tout-petits s’adaptaient à une routine qui les faisait dormir pendant un temps raisonnable avant de s’éveiller pour se nourrir, mais la nouveau-née de Fralie n’était pas assez forte pour téter longuement chaque fois, et en conséquence, ne dormait pas bien longtemps avant d’avoir de nouveau besoin de se sustenter. Fralie allait devoir, elle aussi, se contenter de sommes très brefs, jusqu’au moment où l’enfant serait plus vigoureux.

  Il était presque étrange de voir Frébec et Crozie travailler ensemble, s’aider mutuellement pour venir en aide à Fralie, se témoigner l’un à l’autre une courtoisie mesurée. Peut-être cela ne durerait-il pas, mais ils faisaient des efforts et leur animosité semblait s’éteindre.

  Crozie était allée se coucher de bonne heure. La journée avait été dure, et elle n’était plus toute jeune. Elle était lasse et elle pensait bien se lever tôt pour s’occuper de Fralie. Crisavec couchait toujours avec le fils de Tulie, et Tronie gardait Tasher.

  Frébec, seul au Foyer de la Grue, contemplait le feu. Il éprouvait des émotions mêlées. Ce tout petit enfant, le premier-né de son foyer, lui inspirait de l’anxiété et un instinct de protection. De la peur, aussi. Ayla lui avait mis le bébé dans les bras, pour qu’il le tînt un instant pendant que Crozie et elle veillaient au bien-être de Fralie. Il l’avait détaillée, sans parvenir à croire qu’un être aussi minuscule pût être aussi parfait. Les toutes petites mains avaient même des ongles. Il avait peur de bouger, peur de briser l’enfant. Pourtant, il se la laissa prendre à regret.

 

‹ Prev