Fascination
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— Ce n'était pas drôle, répliqua-t-il en fronçant les sourcils, dégoûté.
— Ça l'était, et tu le sais.
Ce qui ne m'empêcha pas d'examiner attentivement ses iris, histoire de vérifier qu'il me pardonnait. C'était le cas, apparemment.
— Faut-il que je reformule ? demanda-t-il. C'est l'heure du petit-déjeuner pour les humains.
— Très bien.
Il me jeta par-dessus son épaule de pierre, gentiment mais si vivement que j'en eus le souffle coupé. Malgré mes protestations, il me porta au rez-de-chaussée et m'assit de force sur une chaise. La cuisine était claire, joyeuse, comme contaminée par mon humeur folâtre.
— Qu'y a-t-il à manger ?
Ma question le désarçonna, et son front marmoréen se plissa.
— Euh... je ne sais pas. De quoi as-tu envie ?
— T'inquiète ! Je suis capable de m'occuper de moi. Observe un peu comment je chasse.
Sautant sur mes pieds, je pris un bol et la boîte de céréales. Je sentis qu'il suivait chacun de mes gestes, tandis que je versais le lait et attrapais une cuiller. Je posai le tout sur la table puis m'interrompis.
— Tu veux quelque chose ? demandai-je par politesse.
— Mange, Bella ! rétorqua-t-il en levant les yeux au ciel.
Je m'installai et attaquai mon repas tout en l'examinant. Il m'observait de près, ce qui m'embarrassa. Je déglutis et relançai la conversation, histoire de le distraire.
— C'est quoi le programme, aujourd'hui ?
— Voyons...
Il médita soigneusement sa réponse.
— Que dirais-tu de rencontrer ma famille ?
Je faillis m'étrangler.
— Ça t'effraie ?
Il semblait l'espérer.
— Oui, reconnus-je.
Impossible de nier, il le lisait dans mes yeux.
— Ne t'en fais pas, se moqua-t-il, je te protégerai.
— Je n'ai pas peur d'eux. J'ai peur qu'ils... ne m'apprécient pas. Ne risquent-ils pas d'être surpris que tu ramènes quelqu'un... comme moi... à la maison ? Savent-ils que je suis au courant ?
— Oh, on ne peut rien leur cacher, lança-t-il, sarcastique. Hier, ils pariaient sur les chances que tu avais de revenir vivante. C'étaient à six voix contre celle d'Alice. Je me demande bien pourquoi. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas de secret les uns pour les autres. C'est d'ailleurs à peu près impossible, entre moi qui intercepte les pensées et Alice qui devine l'avenir.
— Sans parler de Jasper, qui doit être capable de te donner l'impression qu'il serait tellement agréable et confortable de lui raconter tout ce que tu as sur le cœur.
— Tu es décidément très attentive !
— On me l'a déjà dit. Alors, Alice m'a-t-elle vue rentrer ?
Son étrange réaction m'intrigua.
— Quelque chose comme ça, marmonna-t-il, gêné, en détournant les yeux. C'est bon ? ajouta-t-il, taquin. Franchement, ça n'a pas l'air très appétissant.
— Eh bien, ça ne vaut pas le grizzli irritable.
Il rougit, mais je l'ignorai. Je me demandais pourquoi il s'était dérobé lorsque j'avais mentionné Alice. Je me dépêchai de terminer mes céréales tout en m'interrogeant. Lui se tenait debout au milieu de la pièce, Apollon statufié une fois encore, perdu dans la contemplation de la fenêtre. Puis il se tourna vers moi et me gratifia de son sourire époustouflant.
— Tu devrais aussi me présenter à ton père, hasarda-t-il.
— Il te connaît déjà, lui rappelai-je.
— Pas comme ton petit ami.
— Pourquoi ferais-je ça ?
— Ce n'est pas la coutume ?
— Aucune idée.
Mon expérience en la matière était des plus limitées. Non que les règles usuelles s'appliquassent dans le cas présent.
— Ce n'est pas nécessaire, repris-je. Je ne m'attends pas à ce que... Personne ne te force à jouer le jeu.
— Je ne joue pas.
Repoussant les céréales sur le pourtour du bol, je me mordis les lèvres.
— Diras-tu à Charlie que je suis le garçon avec lequel tu sors, oui ou non ? insista-t-il.
— Car c'est ce que tu es ?
Je m'efforçai de balayer mes craintes à la seule perspective d'Edward, de Charlie et du mot petit copain dans la même pièce.
— J'admets que c'est une acception un peu large du mot garçon.
— J'avais l'impression que tu étais plus que ça, avouai-je en fixant la table.
— Eh bien, je ne suis pas sûr que nous soyons obligés de lui donner les détails les plus sanglants. Mais il va falloir lui expliquer pourquoi je passe autant de temps avec toi, ajouta-t-il en me soulevant le menton d'un doigt froid par-dessus la table. Je ne tiens pas à ce que le Chef Swan prenne des mesures de coercition à mon encontre.
— Seras-tu là ? demandai-je, soudain inquiète. Seras-tu vraiment là ? Toujours ?
— Aussi longtemps que tu voudras de moi.
— Je ne me lasserai jamais de toi. Jamais !
Il contourna la table et, s'arrêtant à quelques pas, me frôla la joue. Son expression était insondable.
— Ça t'embête ?
Il ne répondit pas, se contentant de me scruter pendant très longtemps.
— Tu as terminé ? finit-il par dire.
— Oui.
— Va t'habiller. Je t'attends ici.
J'eus du mal à décider quoi porter. À mon humble avis, il n'existait sûrement pas de livres de bienséance détaillant comment se vêtir lorsque votre vampire de petit ami tient à vous présenter à ses vampires de parents. Vampires — ça me faisait du bien d'oser penser ce mot. J'étais consciente de l'éviter constamment, exprès.
Au bout du compte, je mis ma seule jupe, assez longue, kaki, décontractée, et le corsage bleu marine sur lequel il m'avait un jour complimentée. Un rapide examen dans le miroir confirma que dompter mes cheveux était impossible, je les attachai en une queue-de-cheval.
— Ça y est, criai-je en dégringolant les marches, je suis à peu près décente.
Il était assis au pied de l'escalier, ce que je n'avais pas prévu, et je lui rentrai dedans de plein fouet. Il m'empêcha de tomber, me tenant à une distance prudente avant, brusquement, de m'attirer contre lui.
— Encore une fois, tu as tout faux, murmura-t-il à mon oreille. Tu es scandaleusement indécente. Aucune femme ne devrait avoir le droit d'être aussi tentante, c'est injuste.
— Comment ça, tentante ? Je peux me changer...
— Tu es absurde, soupira-t-il en secouant la tête.
Il appuya délicatement ses lèvres glacées contre mon front, et la pièce se mit à tourner. L'arôme de son haleine me privait de tous mes moyens.
— Est-il vraiment nécessaire que je t'explique pourquoi tu me tentes ?
Question de pure rhétorique. Ses doigts caressaient mon dos, sa respiration était plus hachée. Lentement, sa bouche entrouverte effleura la mienne pour la deuxième fois en deux jours.
Alors, je m'écroulai.
— Bella ? s'écria-t-il, inquiet, en me rattrapant.
— Tu... m'as... fait... tomber... dans les pommes.
— Mais comment faut-il que je me comporte ? s'exaspéra-t-il. Hier, quand je t'ai embrassée, tu m'as carrément attaqué. Aujourd'hui, tu t'évanouis.
J'eus un rire faible. Prise de vertige, je me laissai aller dans ses bras.
— Apparemment, tu vas devoir réviser ta théorie sur mon excellence dans tous les domaines...
— Ne te dénigre pas. Tu es trop habile, c'est ça le problème. Beaucoup, beaucoup trop habile.
— Tu ne vas pas être malade, hein ?
— Non. Ce n'est pas comme l'autre fois. Je crois juste que j'ai oublié de respirer.
— Tu n'es pas en état de sortir.
— Je vais bien. De toute façon, ta famille va me prendre pour une folle, alors, quelle importance ?
Il me contempla un moment.
— J'ai un faible pour la manière dont la couleu
r de ce chemisier s'accorde à ta peau, lança-t-il de façon inattendue.
Rougissant de plaisir, je détournai les yeux.
— Écoute, je m'escrime à éviter de réfléchir à ce que je suis sur le point de faire. Alors, pourrions-nous y aller, maintenant ?
— Tu t'angoisses non parce que tu vas mettre les pieds dans un nid de vampires, mais parce que tu as peur que ces vampires te rejettent, c'est ça ?
— Exactement, ripostai-je en cachant ma surprise de l'avoir entendu utiliser le mot avec tant de facilité.
— Tu es incroyable, conclut-il en secouant le menton.
Au volant de ma camionnette, il me conduisit en dehors de la ville, et je me rendis compte que je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où il habitait. Nous franchîmes le pont qui enjambait la rivière Calawah, empruntant la route qui serpentait vers le nord. Les maisons étaient de plus en plus rares et imposantes, puis elles disparurent complètement, et nous nous retrouvâmes dans la forêt embrumée. J'hésitai entre l'interroger et prendre mon mal en patience, lorsqu'il bifurqua soudain dans un chemin de terre. Aucun panneau n'indiquait son existence, et il était à peine visible parmi les fougères. Les bois débordaient de part et d'autre, ne laissant deviner l'allée sinueuse que sur quelques mètres. Au bout de plusieurs kilomètres, les arbres s'éclaircirent, et nous débouchâmes sur une petite prairie — à moins qu'il ne s'agît d'une vaste pelouse. Pour autant, la pénombre mélancolique de la forêt persistait, car six cèdres séculaires ombrageaient entièrement l'endroit de leurs ramures majestueuses. Les branches protectrices s'étendaient jusqu'aux murs de la maison qui s'élevait au milieu d'eux, rendant inutile la grande loggia qui ceignait le premier étage.
J'ignore ce à quoi je m'étais attendue. Certainement pas à ça. La villa était sans âge, élégante, sans doute centenaire. D'un blanc un peu fané, comportant trois niveaux, rectangulaire, elle avait des proportions harmonieuses. Les portes et fenêtres étaient d'origine ou avaient été l'objet d'une habile restauration. Il n'y avait aucune voiture en vue, hormis la mienne. J'entendais la rivière, cachée par la forêt obscure.
— Dis donc !
— Elle te plaît ?
— Elle... ne manque pas de charme.
S'esclaffant, il tira sur ma queue-de-cheval.
— Prête ?
— Pas le moins du monde, tentai-je de plaisanter. Allons-y.
Mon rire se coinça dans ma gorge, et je me lissai les cheveux d'un geste nerveux.
— Tu es magnifique, me lança Edward en prenant ma main sans même y réfléchir.
Nous traversâmes l'ombre profonde jusqu'au porche. J'étais tendue, et Edward le savait ; son pouce traçait des cercles tendres sur le dos de ma main.
Il me tint la porte.
L'intérieur se révéla encore plus surprenant, moins classique que l'extérieur. Le rez-de-chaussée était très clair, très ouvert, immense. Il avait dû y avoir plusieurs pièces, mais on avait abattu les murs pratiquement partout afin de créer un espace gigantesque. À l'arrière, la façade sud avait été entièrement remplacée par des vitres et, au-delà des cèdres, la pelouse nue s'étendait jusqu'à la rivière. Un colossal escalier à révolution dominait l'ouest de la salle. Les parois, les hauts plafonds à poutres apparentes, les planchers et les tapis moelleux couvraient toute la palette des blancs. À gauche, sur une estrade supportant un spectaculaire piano à queue, nous attendaient les parents d'Edward.
J'avais déjà rencontré le docteur Cullen, naturellement. Ça ne m'empêcha pas cependant d'être une nouvelle fois frappée par sa jeunesse et son insolente vénusté. À côté de lui se tenait celle qui devait être Esmé, la seule de la famille que je n'avais pas encore vue. Elle avait la même splendeur pâle que les autres. Quelque chose dans son visage en forme de cœur et les douces boucles caramel de ses cheveux me fit penser aux ingénues des films muets d'autrefois. Elle était mince, plus petite mais moins anguleuse que le reste de la famille. Lui comme elle étaient vêtus sans apprêts de vêtements clairs qui s'harmonisaient avec la décoration intérieure. Malgré leur sourire accueillant, ils ne vinrent pas à ma rencontre. J'imagine qu'ils ne voulaient pas m'effrayer.
— Carlisle, Esmé, je vous présente Bella, lança Edward en brisant le silence.
— Sois la bienvenue, Bella, me dit Carlisle en avançant à pas mesurés.
Il tendit une main timide, et je m'approchai pour la serrer.
— Ravie de vous revoir, docteur Cullen.
— Je t'en prie, appelle-moi Carlisle.
— Entendu, répondis-je, enchantée.
Ma soudaine confiance en moi m'étonna, et je perçus aussi le soulagement d'Edward. Se mêlant à nous, Esmé me donna à son tour une poignée de main. Sa prise froide et marmoréenne ne me surprit pas.
— Heureuse de te connaître, dit-elle, apparemment sincère.
— Où sont Alice et Jasper ? demanda Edward.
Au même instant, ces derniers surgirent en haut du vaste escalier.
— Hé, Edward ! le héla Alice, radieuse.
Elle dévala les marches, feu follet noir (cheveux) et blanc (peau) avant de s'arrêter gracieusement devant moi. Ses parents parurent inquiets de sa vivacité, mais son attitude me plut. Elle était si... naturelle.
— Salut, Bella !
Alice plongea en avant et embrassa ma joue, ce qui eut le don de transformer en hébétude la réserve de Carlisle et d'Esmé. Moi aussi, j'étais étonnée, bien que contente qu'elle parût m'accepter entièrement. En revanche, je fus ébranlée en sentant Edward se raidir. Je lui jetai un coup d'œil — son expression était indéchiffrable.
— Tu sens très bon, ajouta-t-elle à mon plus grand embarras, je ne l'avais pas encore remarqué.
Il y eut un bref silence gêné, puis Jasper, grand et léonin, nous rejoignit d'un bond. Je me détendis tout à coup, à l'aise en dépit du lieu où je me trouvais. Edward sourcilla en direction de son frère, et le don de celui-ci me revint à l'esprit.
— Bonjour, Bella, me salua-t-il.
Il gardait ses distances et ne me tendit pas la main, pourtant on ne pouvait qu'être bien en sa présence.
— Bonjour, Jasper, répondis-je, intimidée. Je suis très contente de vous rencontrer, ajoutai-je à la cantonade. Vous avez une très belle maison.
— Merci, dit Esmé. Nous sommes enchantés que tu sois venue.
Elle était chaleureuse, et je compris qu'elle me trouvait courageuse. Je m'aperçus aussi que ni Rosalie ni Emmett n'étaient là et me rappelai les dénégations par trop innocentes d'Edward lorsque je lui avais demandé si ses frères et sœurs ne m'aimaient pas. Carlisle me tira de mes réflexions. Il contemplait Edward de manière éloquente et intense. Du coin de l'œil, je vis Edward hocher une fois la tête.
Par politesse, je détournai le regard pour m'attarder sur le splendide piano de concert. J'avais eu, enfant, le rêve d'acheter un de ces instruments à ma mère, si je gagnais un jour au loto. Elle n'était pas très douée, ne jouait que pour elle-même sur notre piano droit d'occasion, mais j'adorais ces instants. Heureuse et concentrée, elle me donnait l'impression d'être une personne nouvelle et mystérieuse, quelqu'un d'autre que le personnage de mère que je tenais pour acquis. Bien sûr, elle m'avait inscrite à des leçons. Comme la plupart des enfants, je m'étais plainte jusqu'à ce qu'elle m'autorise à abandonner. Esmé remarqua mon intérêt.
— Tu joues ? demanda-t-elle.
— Pas du tout. C'est un merveilleux instrument. Il est à vous ?
— Non, rit-elle. Edward ne t'a pas dit qu'il était musicien ?
— Jamais, affirmai-je en fusillant l'intéressé des yeux. Quoique j'aurais dû m'en douter, j'imagine.
Esmé parut décontenancée.
— Edward réussit tout ce qu'il entreprend, non ? expliquai-je.
Jasper ricana, et Esmé dévisagea son fils d'un air de reproche.
— J'espère que tu n'as pas fanfaronné, le morigéna-t-elle, ce n'est pas très élégant.
— Juste un peu, riposta-t-il gaiement.
Il s'esclaffa
sans retenue, et sa mère s'adoucit, presque complice, fière.
— En réalité, il a été trop modeste, intervins-je.
— Eh bien, joue donc pour Bella, Edward, l'encouragea Esmé.
— Tu viens juste de dire que fanfaronner était mal élevé.
— J'aimerais t'écouter, insistai-je.
— Affaire conclue, décréta alors Esmé en le poussant en direction de l'estrade.
Il m'entraîna avec lui, allant jusqu'à m'inviter à m'asseoir sur le tabouret à son côté. Avant de se tourner vers le clavier, il m'adressa une grimace exaspérée. Puis ses doigts voletèrent sur l'ivoire, et un morceau envahit la pièce, si complexe et foisonnant qu'on avait du mal à croire que deux mains seulement jouaient. J'en béai d'ahurissement. Derrière moi, de petits rires accueillirent ma réaction. Sans s'arrêter ni donner l'impression d'un quelconque effort, Edward me lança un clin d'œil.
— Tu aimes ?
— C'est toi qui l'as écrit ? m'exclamai-je, interdite.
— Oui. C'est le préféré d'Esmé.
Fermant les yeux, je secouai la tête.
— Qu'y a-t-il ?
— À côté de toi, j'ai l'impression d'être totalement insignifiante.
La musique ralentit et se transforma en mélodie plus douce. À ma grande surprise, je reconnus, derrière la profusion de notes, le thème de la berceuse qu'il m'avait chantée.
— C'est toi qui as inspiré celui-ci, chuchota-t-il.
La composition devint infiniment tendre. J'étais muette de stupeur.
— Ils t'aiment bien, tu sais, continua Edward sur le ton de la conversation. Esmé, surtout.
Je me retournai brièvement, la pièce était vide.
— Pourquoi sont-ils partis ?
— Un moyen très discret de nous donner un peu d'intimité, je suppose.
— Eux peut-être, soupirai-je. Restent Rosalie et Emmett...
Il se renfrogna.
— Ne t'occupe pas de Rosalie, elle s'y fera.
— Et Emmett ? persistai-je, sceptique.
— Oh, il pense que je suis fou, mais tu ne lui poses aucun problème. Et il essaie de raisonner Rosalie.
— Qu'est-ce qui l'ennuie tant que ça ? demandai-je bien que je ne fusse pas certaine d'avoir envie de connaître la réponse.