Edward se perdit dans une réflexion intense. Au bout d'un long moment, il se secoua et tapota la toile.
— C'est en Italie qu'il a découvert les autres. Ils étaient bien plus civilisés et savants que les apparitions hantant les égouts de Londres.
Il désigna un groupe de quatre personnages représentés sur le plus haut des balcons, observant avec une certaine placidité le chaos qui régnait en dessous d'eux. Je les examinai avec soin et me rendis compte, ébahie, que je reconnaissais Carlisle en l'homme aux cheveux d'or.
— Solimena1 s'est beaucoup inspiré des amis de Carlisle, reprit Edward, amusé. Il les a souvent peints sous l'aspect de dieux. Aro, Marcus et Caïus, énuméra-t-il en montrant les trois compagnons de son père, deux bruns et un à la chevelure blanche. Les ténébreux protecteurs des arts.
— Que sont-ils devenus ?
— Ils sont toujours là-bas. Comme ils l'ont été pendant qui sait combien de millénaires. Carlisle ne s'est pas attardé auprès d'eux, à peine quelques décennies. S'il admirait beaucoup leur érudition et leur raffinement, il supportait mal leur entêtement à vouloir le guérir de son aversion envers « son alimentation naturelle », comme ils l'appelaient. Ils ont mutuellement tenté de se convaincre, sans effet. C'est à cette époque que Carlisle a décidé de donner sa chance au Nouveau Monde. Il rêvait de contacter des créatures qui lui ressemblent. Il était extrêmement seul, vois-tu. Pendant très longtemps, ses recherches n'ont rien donné. Parallèlement, au fur et à mesure que les monstres commençaient à peupler les contes de fées, il s'est aperçu qu'il arrivait à se mêler aux humains, à passer pour l'un d'eux, et il s'est mis à pratiquer la médecine. Malheureusement, la camaraderie à laquelle il aspirait lui échappait sans cesse, car il ne pouvait prendre le risque de se lier. Quand l'épidémie de grippe espagnole a frappé, il travaillait dans un hôpital de Chicago. Depuis plusieurs années, il mûrissait un projet qu'il s'était presque résolu à mettre en œuvre : puisqu'il ne trouvait pas de compagnon, il s'en créerait un. N'étant pas complètement certain de la façon dont sa propre transformation s'était produite, il hésitait encore. Par ailleurs, il répugnait à voler la vie d'un être comme on lui avait volé la sienne. C'est dans cet état d'esprit qu'il m'a découvert. J'étais perdu, on m'avait abandonné au fond d'un mouroir. Il avait soigné mes parents, savait que je n'avais personne. Alors, il a osé tenter l'expérience...
Sa voix, presque un chuchotis maintenant, se tut. Il posa un regard vide sur les grandes fenêtres. Quelles images défilaient dans sa tête ? Les souvenirs de Carlisle ou les siens ? J'attendis sans impatience. Quand il se tourna vers moi, un sourire tendre illuminait ses traits.
— Et voilà, conclut-il, la boucle est bouclée.
— Et tu n'as jamais quitté Carlisle ?
— Quasiment pas.
Posant une main légère sur ma taille, il m'entraîna hors du bureau. Je jetai un ultime coup d'œil aux tableaux en me demandant si j'aurais un jour l'occasion d'entendre d'autres histoires.
— Quasiment ? repris-je, une fois sur le palier.
Il soupira, visiblement réticent à me répondre.
— Eh bien, disons que je suis passé par la phase de rébellion adolescente typique, environ dix ans après ma... naissance, ma création, appelle-la comme tu voudras. Cette vie d'abstinence ne m'emballait pas, et je reprochais à Carlisle de réfréner mon appétit. Bref, j'ai vécu seul pendant un moment.
— Et ?
J'étais plus intriguée qu'effrayée, ce qui n'était peut-être pas normal. Il le sentait. J'eus vaguement conscience que nous montions au deuxième étage, même si j'avais d'autres priorités en tête que le décor.
— Cela ne te révulse pas ?
— Non.
— Pourquoi donc ?
— Parce que... ça me semble raisonnable.
Il aboya de rire, très fort. Nous étions en haut des marches, dans un autre vestibule lambrissé.
— Depuis ma renaissance, murmura-t-il, j'ai bénéficié du privilège de savoir ce que tout le monde autour de moi pensait, humains et non-humains. C'est d'ailleurs pourquoi il m'a fallu dix ans avant de défier Carlisle — je connaissais sa parfaite sincérité, je comprenais exactement pourquoi il vivait comme il vivait. Je n'ai mis que quelques années pour revenir vers lui et me ranger à sa vision des choses. J'avais cru échapper à... la dépression qui accompagne la prise de conscience. Puisque je lisais les pensées de mes proies, je pouvais après tout épargner l'innocent et ne m'attaquer qu'au bourreau. Si je pourchassais un meurtrier qui traquait une jeune fille dans une ruelle sombre, si je sauvais sa victime, c'est que je n'étais pas si diabolique.
Je frissonnai, imaginant trop bien la ruelle, l'obscurité, la fille, la peur, la silhouette menaçante, la traque. Et Edward, le prédateur, terrifiant et magnifique et invincible comme un jeune dieu. Lui avait-elle été reconnaissante, cette fille, ou plus terrorisée encore ?
— Avec le temps cependant, j'ai fini par voir le monstre en moi. Rien n'effacerait jamais la dette de tant d'existences humaines volées, quelles que soient les justifications que je m'inventais. Alors, je suis retourné vers Carlisle et Esmé. Ils m'ont accueilli tel le fils prodigue. C'était plus que je ne méritais.
Nous venions de nous arrêter devant la dernière porte du couloir.
— Ma chambre, m'informa-t-il en ouvrant et en m'attirant à l'intérieur.
La pièce donnait au sud, avec une façade toute en verre, comme au rez-de-chaussée. L'arrière de la maison devait n'être qu'une immense fenêtre. On distinguait les méandres de la rivière et la forêt qui se déployait jusqu'aux contreforts du massif de l'Olympus, beaucoup plus proche que je ne l'avais cru.
Un mur était entièrement tapissé d'étagères supportant des CD. Sa chambre était mieux approvisionnée que la boutique d'un disquaire. Dans un coin, une chaîne sophistiquée, de celles que j'aurais eu peur de toucher tant j'étais certaine de casser quelque chose. Il n'y avait pas de lit, juste un vaste canapé de cuir noir à l'allure confortable. Une épaisse moquette dorée dissimulait le plancher, et des tissus lourds d'une teinte légèrement plus soutenue étaient tendus sur les murs.
— Pour l'acoustique ?
Il acquiesça en souriant. S'emparant d'une télécommande, il alluma la stéréo. Le volume était bas, mais l'air de jazz résonna comme si l'orchestre avait été sur place. J'allai inspecter son époustouflante collection.
— Comment les ranges-tu ? demandai-je, vu que je ne trouvais ni rime ni raison à sa classification.
— Mmm ? Oh, par année. Mes préférés sont sur cette étagère-là.
Il avait répondu d'une voix distraite, et je me retournai. Il me contemplait d'un air très particulier.
— Qu'y a-t-il ?
— Je m'étais préparé à... être soulagé. Que tu saches... qu'il n'y ait plus de secrets entre nous. Je ne m'attendais pas à éprouver plus. Mais j'aime ça. Ça me rend... heureux.
Il haussa les épaules avec un sourire timide.
— Alors, je suis heureuse aussi, le rassurai-je en lui renvoyant son sourire.
J'avais craint qu'il regrette de m'avoir parlé si ouvertement, et ça faisait du bien d'apprendre que ce n'était pas le cas. Soudain, il redevint sérieux, son front se plissa.
— Tu guettes toujours le moment où je vais déguerpir en braillant comme une perdue, hein ? devinai-je.
Il hocha la tête, vaguement penaud.
— Désolée de te décevoir, mais tu es loin d'être aussi terrifiant que tu le penses. D'ailleurs, je n'ai absolument pas peur de toi.
Un mensonge éhonté, qu'il n'avala pas le moins du monde. Il sourcilla.
— Tu aurais mieux fait de te taire, s'esclaffa-t-il avec espièglerie.
Sur ce, il se mit à gronder, un son grave qui émanait du tréfonds de sa gorge. Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents sans défaut, son corps bougea brusquement, et il se retrouva à demi accroupi, tendu comme un lion prêt à bondir. Je reculai, furieuse.
— Tu n'oserais...
Je ne le vis pas me sau
ter dessus, ce fut bien trop rapide. Simplement, le sol se déroba tout à coup sous mes pieds, et nous nous écrasâmes sur le divan, l'envoyant valser contre le mur. Ses bras d'airain avaient formé une cage protectrice autour de moi, et je fus à peine bousculée, mais je haletais lorsque je tentai de me redresser. Il ne me laissa d'ailleurs pas faire. Me roulant en boule contre son torse, il m'emprisonna contre lui. Je lui jetai un coup d'œil affolé ; il paraissait contrôler la situation, hilare, les iris pétillant de malice.
— Tu disais ? me nargua-t-il avec un nouveau grognement de comédie.
— Que tu es le plus terrifiant de tous les monstres.
Mon ironie fut quelque peu atténuée par les trémolos de ma voix.
— C'est déjà mieux.
Je me débattis.
— J'ai le droit de me relever maintenant ?
Il me ricana au nez.
— On peut entrer ? lança quelqu'un depuis le couloir.
Je voulus me libérer, mais Edward m'assit sur ses genoux, de façon juste un peu moins débraillée.
— Venez, venez, cria-t-il.
Alice surgit, Jasper sur ses talons. Si le rouge me monta aux joues, Edward paraissait très à l'aise. Alice sembla trouver notre posture parfaitement normale. Elle s'approcha en dansant — quel autre mot pour décrire sa grâce ? — et s'assit par terre au milieu de la pièce. Jasper préféra se planter dans l'encadrement de la porte, l'air un peu choqué. Il dévisagea son frère, et je me demandai si son exceptionnelle sensibilité lui permettait de détecter ce qui s'était passé.
— Nous avons cru que tu t'apprêtais à manger Bella et nous sommes venus voir si tu étais prêt à partager ton déjeuner, annonça Alice.
Je me raidis, puis m'aperçus qu'Edward rigolait. De ce commentaire ou de ma réaction, je ne sus dire.
— Navré, mais je n'en ai déjà pas assez pour moi, répliqua-t-il en me serrant contre lui avec témérité.
— En fait, expliqua Jasper en riant malgré lui et en avançant, Alice annonce une vraie tempête pour ce soir. Emmett a envie de jouer. Tu en es ?
Les yeux d'Edward s'éclairèrent, mais il hésita.
— Naturellement, tu viens avec Bella, susurra Alice, à laquelle Jasper lança un bref regard.
— Ça te dit ? s'enquit Edward, brusquement excité comme un gosse.
— Bien sûr, répondis-je. (Comment décevoir un tel visage ?) Euh... quel rapport entre la météo et...
— Nous devons attendre qu'il y ait du tonnerre, pour jouer. Tu comprendras sur place.
— Il faut que je prenne un parapluie ?
Tous trois hurlèrent de rire.
— Elle en aura besoin ? demanda néanmoins Jasper à Alice.
— Non, affirma-t-elle avec certitude. L'orage restera cantonné sur la ville. Le champ devrait être sec.
— Super !
L'enthousiasme de Jasper était contagieux, et je me surpris à avoir hâte de les accompagner au lieu de mourir de frousse.
— Allons voir si Carlisle veut jouer, décréta Alice en sautant sur ses pieds et en filant avec une élégance qui aurait brisé le cœur d'une ballerine.
— Comme si tu ne le savais pas ! persifla Jasper.
Sur ce, ils disparurent en refermant discrètement la porte derrière eux.
— À quoi jouerons-nous ?
— Toi, à rien. Tu te contenteras de regarder. Nous, nous allons faire une partie de base-ball.
— Les vampires aiment le base-ball ? m'exclamai-je, dubitative.
— N'oublie pas qu'il s'agit du sport préféré des Américains, rétorqua Edward avec une solennité ironique.
1 Solimena (Francesco) : peintre italien, 1657-1747, auteur de célèbres fresques.
17
LE MATCH
Il commençait tout juste à bruiner quand Edward tourna dans ma rue. Jusqu'alors, je n'avais pas douté qu'il resterait avec moi tandis que je passerais un peu de temps dans le monde réel — une sorte d'intérim. Puis je vis la voiture noire, une Ford délabrée, garée dans l'allée de Charlie, et mon chauffeur bougonna des mots inintelligibles d'une voix basse et dure. Tâchant de s'abriter de la pluie sous le porche étroit, Jacob Black se tenait derrière le fauteuil roulant de son père. Le visage de Billy, impassible comme du granit, ne trahit rien lorsque Edward gara ma camionnette. Jacob, lui, baissa les yeux, mortifié.
— Il dépasse les bornes ! râla Edward, furieux.
— Il est venu avertir Charlie, tu crois ? demandai-je, plus horrifiée que mécontente.
Il acquiesça, tout en retournant son regard noir à Billy d'une manière qui n'augurait rien de bon. Je fus sacrément soulagée que Charlie ne fût pas encore revenu.
— Laisse-moi gérer ça, dis-je.
— C'est sûrement plus raisonnable, accepta-t-il (à ma grande surprise). Mais sois prudente. L'enfant ne se doute de rien.
— Jacob est à peine plus jeune que moi ! protestai-je, hérissée par l'emploi du mot « enfant ».
— Je sais.
Il me sourit, sa colère soudain évanouie. Je posai la main sur la poignée de la portière.
— Invite-les à entrer pour que je puisse m'éclipser, continua-t-il. Je reviendrai à la tombée de la nuit.
— Tu veux garder la voiture ? proposai-je tout en m'interrogeant sur la façon dont j'allais expliquer à mon père mon absence ce soir-là.
— Je serai rendu plus vite à pied que dans cet engin ! s'esclaffa-t-il.
— Tu n'es peut-être pas obligé de t'en aller, non ? soupirai-je avec regret.
— Oh que si ! Et quand tu te seras débarrassée d'eux, n'oublie pas de préparer Charlie à l'idée de rencontrer ton nouveau petit ami.
Son rire dévoila ses dents blanches.
— Merci du cadeau !
Il me gratifia du sourire en coin que j'adorais.
— Je serai bientôt de retour, me promit-il.
Après avoir jeté un coup d'œil en direction de la maison, il se pencha et embrassa rapidement l'arête de ma mâchoire. Le cœur battant, je me tournai vers mes invités surprise. Billy avait perdu son flegme, et ses mains agrippaient les accoudoirs de son fauteuil.
— Reviens vite, insistai-je avant de sortir sous l'averse et de me précipiter jusqu'à la porte. Salut, Billy ! Salut, Jacob ! lançai-je le plus joyeusement possible. Charlie s'est absenté pour la journée. J'espère que vous n'êtes pas là depuis trop longtemps.
— Ne t'inquiète donc pas, répondit le vieil homme d'une voix étrangement contrôlée en me scrutant du regard. Je voulais juste lui apporter ça.
Il montra un sac en papier sur ses genoux. Je le remerciai machinalement, bien qu'ignorant de quoi il s'agissait.
— Venez vous mettre au sec.
Je fis semblant de ne pas m'apercevoir qu'il m'observait pendant que je déverrouillais la porte et leur indiquais de me suivre à l'intérieur.
— Donnez-moi ça, proposai-je.
Me retournant pour fermer derrière nous, j'en profitai pour jeter un dernier coup d'œil à Edward. Parfaitement immobile et grave, il attendait.
— Mets-le au réfrigérateur, me conseilla Billy en me tendant son paquet. C'est du poisson frit maison de Harry Clearwater. Charlie adore ça.
Je réitérai mes remerciements, sincère cette fois.
— Je commençais à être à court de recettes, et Charlie va sûrement rapporter du poisson ce soir.
— Il est à la pêche ? demanda Billy, en s'animant brusquement. À l'endroit habituel ? Et si j'allais à sa rencontre ?
— Inutile, me dépêchai-je de mentir, ne tenant pas à ce qu'il se retrouve en tête à tête avec mon père. Il voulait essayer un nouveau coin. Je n'ai aucune idée du lieu où il se trouve.
Billy ne s'y laissa pas prendre et m'envisagea d'un air songeur.
— Jacob, va donc chercher cette photo de Rebecca que j'avais l'intention d'offrir à Charlie.
— Où est-elle ? répliqua l'adolescent, morose.
Sourcils froncés, il s'absorbait dans la contemplation du plancher.
— Dans le coffre, je
crois. Tu n'as qu'à fouiller au milieu du bazar.
Traînant la jambe, Jacob ressortit sous la pluie. Billy et moi nous affrontâmes du regard en silence. Un silence qui ne tarda pas à devenir embarrassant. Aussi, je tournai les talons et me dirigeai dans la cuisine, suivie par le couinement des roues humides du fauteuil sur le lino. Je flanquai le sachet de Billy sur l'étagère supérieure du réfrigérateur puis virevoltai vivement pour lui faire face. Son visage aux rides profondes était indéchiffrable.
— Charlie ne sera pas là avant un bon moment, attaquai-je, sur un ton qui frisait l'impolitesse.
Il se contenta de hocher la tête.
— Merci encore pour le poisson.
Nouvel acquiescement, et toujours pas une parole. Je soupirai et croisai les bras sur ma poitrine. Le vieillard sembla deviner que je n'ajouterai rien, car il se lança, hésitant.
— Bella.
J'attendis.
— Bella. Charlie est l'un de mes meilleurs amis.
— Oui.
— J'ai remarqué que tu passais beaucoup de temps avec ce Cullen.
Il détachait chaque mot soigneusement, et sa voix était sourde.
— Oui.
— Ce n'est sûrement pas mes affaires, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Vous avez raison, ce ne sont pas vos oignons.
— Tu ignores sans doute que la famille Cullen n'a pas bonne réputation dans la réserve, persista-t-il, irrité par mon impudence.
— Si, je le sais, figurez-vous ! Et je ne vois pas en quoi cette réputation est méritée. Après tout, ils ne mettent jamais les pieds sur votre territoire, non ?
Billy était décontenancé d'apprendre que j'étais au courant du vieil accord passé par sa tribu.
— C'est vrai, reconnut-il, prudent. Tu as l'air... bien informée sur les Cullen. Plus que je ne le pensais.
— Et plus que vous, si ça se trouve.
— Peut-être, admit-il à regret. Charlie est-il aussi bien informé ? enchaîna-t-il avec une lueur astucieuse dans les yeux.
Fascination Page 29