Je commençais à comprendre pourquoi elle trouvait la situation ironique.
— Ils ne vont pas être très contents qu'Edward leur gâche ce jour, hein ?
— Non, admit-elle en perdant sa bonne humeur. Et ils sont prompts à la détente.
Je détournai la tête et m'efforçai de retenir mes dents qui mordaient mes lèvres avec une force stupéfiante. Ce n'était pas le moment de saigner. Dans le ciel, le soleil était affreusement haut.
— Il est toujours décidé à attendre midi ? m'enquis-je.
— Oui. Et eux le surveillent.
— Explique-moi ce que je dois faire.
Elle me répondit sans quitter des yeux la route sinueuse. L'aiguille du compteur restait cantonnée dans la partie droite du cadran.
— Rien de particulier. Il suffit qu'il t'aperçoive avant d'entrer dans la lumière. Et il vaudrait mieux qu'il te voie la première, et pas moi.
— Comment allons-nous nous débrouiller ?
Elle doubla une petite auto rouge à toute vitesse.
— Je vais te rapprocher autant que possible, puis tu courras dans la direction que je t'indiquerai.
J'acquiesçai.
— Essaie de ne pas tomber, ajouta-t-elle. Une commotion cérébrale n'est pas au programme aujourd'hui.
Je grognai. Ça me ressemblerait bien de tout fiche en l'air à cause de ma maladresse.
Le soleil poursuivait sa course, et Alice la sienne, dans l'espoir de le battre au poteau. La lumière trop vive m'angoissait. Edward n'estimerait peut-être pas utile de patienter jusqu'à midi.
— Là-bas, dit soudain Alice en tendant le doigt vers une bourgade perchée sur la colline la plus proche.
Je la contemplai en éprouvant les premiers élans d'une peur nouvelle. Depuis la veille au matin - j'avais l'impression qu'une semaine s'était écoulée -, lorsque Alice avait prononcé son nom au pied de l'escalier, à la maison, je n'avais éprouvé qu'une crainte. À présent, alors que j'examinais les antiques remparts et tours couleur sienne qui surplombaient l'à-pic, je fus submergée par une angoisse autre, plus égoïste. J'imaginai que la ville était très belle — elle me terrifiait.
— Volterra, annonça Alice d'une voix glaciale.
20
VOLTERRA
Quand nous commençâmes l'ascension de la colline, la circulation se densifia. Plus nous montions, plus nombreuses étaient les voitures, trop proches les unes des autres pour qu'Alice puisse continuer à les doubler. Nous ralentîmes, bloquées par une petite Peugeot marron clair. De son côté, la pendule du tableau de bord semblait avoir accéléré son cours.
— Alice ! m'énervai-je.
— Il n'y a pas d'autre accès à la ville, tenta-t-elle de m'apaiser.
Malheureusement, son ton était si tendu que ce ne fut guère efficace. Nous avancions à une lenteur d'escargot, le soleil éclatant était pratiquement à son zénith. Au fur et à mesure que nous approchions, je constatai que les véhicules se garaient sur les bas-côtés, et que leurs passagers préféraient terminer le chemin à pied. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'impatients incapables de supporter notre allure — ce que je comprenais parfaitement. Puis nous parvînmes à un virage en lacet, et je m'aperçus que le parking situé en dehors des remparts de la cité était plein, et que l'intérieur de la ville était interdit aux voitures.
— Flûte ! marmonnai-je.
— Oui, acquiesça Alice dont le visage était de glace.
Le temps paraissait extrêmement venteux, les badauds agrippaient leurs chapeaux et écartaient les cheveux de leurs yeux. Leurs vêtements tourbillonnaient. Je notai également que le rouge était de mise. Pourpres les chemises, vermillon les casquettes, écarlates les longs drapeaux dégoulinant comme des guirlandes autour des portes et claquant au vent. Le foulard amarante d'une femme fut soudain emporté par une rafale et s'envola en tournoyant, se débattant comme s'il avait été vivant. Elle sauta en l'air pour tenter de le rattraper, mais il prit de l'altitude, tache de sang qui détonnait contre les murs antiques et ternes.
— Bella, me dit soudain Alice d'une voix intense et basse. Je n'arrive pas à voir ce que la garde a décidé. Si je suis bloquée ici, tu vas devoir y aller seule. Contente-toi de demander le Palazzo dei Priori, et cours dans la direction qu'on t'indiquera. Ne t'égare pas.
— Palazzo dei Priori, Palazzo dei Priori, me répétai-je en essayant de mémoriser le nom.
— Ou le clocher, s'ils parlent anglais. Moi, je ferai le tour et je tâcherai de trouver un endroit reculé quelque part à l'arrière de la ville, où je pourrais sauter par-dessus les remparts. Je vais quand même essayer d'entrer en voiture.
— Palazzo dei Priori, serinai-je en opinant.
— Edward sera sous la tour de l'horloge, au nord de la place. Il y a une ruelle à droite, il se tiendra dans son ombre. Il faudra que tu attires son attention avant qu'il avance en plein soleil.
Je hochai la tête une nouvelle fois, bien décidée à empêcher cet idiot de commettre une bêtise.
Alice arrivait au bout de la queue. Un homme en uniforme bleu foncé gérait la circulation, déviant du parking les véhicules qui devaient rebrousser chemin afin de dénicher une place le long de la route. Arriva notre tour. Comme aux autres, le policier nous adressa un signe paresseux, mais Alice le contourna vivement et fonça vers la porte. Il nous hurla quelque chose mais resta planté là, agitant les bras dans tous les sens pour empêcher la voiture d'après de suivre notre exemple.
Le type posté près des remparts arborait le même uniforme. Autour de nous, les visiteurs encombrant les trottoirs regardaient la Porsche flambant neuve avec curiosité. L'homme se plaça au milieu de la chaussée, et Alice s'arrêta, prenant soin d'orienter la voiture de façon à ce que le soleil donne sur ma vitre, et qu'elle soit dans l'ombre. Se contorsionnant prestement, elle prit son sac derrière son siège et en tira quelque chose. Le garde approcha, l'air contrarié et frappa au carreau. Elle abaissa à demi la fenêtre, et je vis qu'il sursautait en découvrant la personne installée derrière le volant.
— Excusez-moi, mademoiselle, déclara-t-il dans un anglais fortement accentué, mais seuls les cars de tourisme sont autorisés à entrer dans l'enceinte, aujourd'hui.
Il paraissait désolé, maintenant, comme s'il aurait préféré donner de meilleures nouvelles à la magnifique jeune femme.
— Il s'agit d'une excursion privée, lui répondit Alice en lui décochant un admirable sourire.
Elle sortit sa main par la fenêtre, et je me figeai avant de me rendre compte qu'elle avait enfilé un gant qui montait jusqu'au coude. Elle s'empara de la paume du type, toujours à hauteur de la vitre, l'attira à l'intérieur de l'auto et y déposa un objet autour duquel elle referma ses doigts. Ahuri, l'homme récupéra sa pogne et contempla l'épais rouleau d'argent qui s'y trouvait désormais. La coupure extérieure était un billet de mille dollars.
— C'est une plaisanterie ? marmonna-t-il.
— Seulement si vous considérez que c'est amusant, murmura Alice sans cesser de l'aveugler de son sourire.
Il la dévisagea avec des yeux ronds comme des soucoupes. Je consultai rapidement la pendule du tableau de bord. Si Edward s'en tenait à son idée première, il ne nous restait que cinq minutes.
— Je suis un peu pressée, insista Alice.
Le policier tressaillit puis fourra le pot-de-vin dans sa veste. Il recula d'un pas et nous fit signe d'avancer. Alentour, personne ne paraissait avoir repéré l'échange qui venait de se produire. Alice enclencha une vitesse et nous poussâmes un soupir de soulagement.
La rue était très étroite, pavée de pierres d'une couleur identique à celles des immeubles cannelle qui obscurcissaient les lieux de leur ombre projetée. On avait le sentiment d'être dans une allée. Des oriflammes rouges décoraient les façades, espacées de quelques mètres à peine, et s'agitait sous l'effet du vent qui s'engouffrait dans la venelle. La foule était énorme, et les piétons ralentissaient notre progression.
— On y est presque, m'encouragea Alice.
J'agrippais la
poignée de la portière, prête à me ruer dehors dès qu'elle m'en donnerait l'ordre. Elle avançait par à-coups en faisant rugir le moteur, et les touristes brandissaient le poing et nous insultaient — j'étais heureuse de ne pas comprendre leur langue. Elle finit par bifurquer dans une rue adjacente qui ne pouvait avoir été prévue pour accueillir des voitures. Les promeneurs effarés furent obligés de se plaquer contre les portes cochères pour nous laisser passer. Nous débouchâmes sur une autre ruelle. Ici, les bâtiments étaient plus hauts et ils s'inclinaient les uns vers les autres de telle manière que nul rayon de soleil n'atteignait la chaussée. Les drapeaux tendus de chaque côté se touchaient presque. La foule était également plus dense. Alice arrêta la Porsche. J'ouvrais déjà ma portière. Elle désigna l'extrémité de la rue qui s'évasait sur une place lumineuse.
— Là-bas ! Nous sommes au sud de la place. Traverse-la directement et fonce sur la droite du clocher. Moi, je vais trouver un autre chemin...
Soudain, elle s'interrompit. Lorsqu'elle reprit la parole, elle chuchotait à peine.
— Ils sont partout !
Je me tétanisai, mais elle me jeta dehors.
— Oublie-les ! Tu as deux minutes, Bella. Fonce ! hurla-t-elle en s'extirpant elle aussi de la Porsche.
Je ne m'attardai pas pour la regarder se fondre dans la masse de gens, ne refermai pas ma portière non plus. Écartant une grosse femme de mon chemin, je détalai à toutes jambes, tête baissée, ne prêtant attention à rien si ce n'est aux pavés inégaux sous mes pieds.
Au sortir de la venelle, je fus éblouie par la clarté aveuglante du jour qui inondait la place centrale. Le vent emmêla mes cheveux devant mes yeux, ce qui n'arrangea rien. Pas étonnant donc que je ne voie le mur de gens qu'une fois après être rentrée dedans de plein fouet.
Les corps pressés les uns contre les autres n'offraient aucune trouée où me faufiler. Je me forçai un passage, écartant les mains qui me repoussaient. Des exclamations furibondes me parvinrent aux oreilles, entrecoupées de coups sournois, mais nulle n'était dans un langage qui me fût intelligible. Les visages que je croisais n'étaient qu'une paroi de surprise et de colère auréolée de rouge. Une femme blonde me lança un regard peu amène, et le foulard pourpre noué autour de son cou me fit penser à une horrible blessure. Un enfant perché sur les épaules de son père afin de dominer la foule m'adressa un grand sourire, ses lèvres distendues par de fausses dents de vampire en plastique. La cohue se bousculait autour de moi, me propulsant dans la mauvaise direction. Par bonheur, l'horloge était bien visible, ou je n'aurais jamais réussi à m'orienter. Hélas, ses aiguilles étaient dressées vers l'impitoyable soleil et, malgré la façon vicieuse dont je me frayais un chemin, je savais que j'arriverais trop tard. Je ne réussirais pas. J'étais idiote, lente, humaine, et nous allions tous mourir par ma faute. J'espérai qu'Alice s'en tirerait. Que, tapie dans la pénombre, elle entreverrait mon destin, devinerait que j'avais échoué, et qu'il lui fallait rentrer chez elle, vers Jasper. Je tendais l'oreille par-dessus les exclamations rageuses, essayant de saisir la réaction de ce que la foule allait découvrir d'une seconde à l'autre — des cris ahuris, des hurlements apeurés peut-être — , quand Edward apparaîtrait aux yeux des badauds.
Soudain, je repérai un espace au milieu de la populace, une bulle préservée, et je m'y précipitai. Ce n'est qu'une fois que je me fus cogné les cuisses dans la brique que je m'aperçus qu'il s'agissait d'une fontaine élevée au centre de la place. C'est en pleurant presque de soulagement que j'en enjambai le rebord et la traversai en courant, de l'eau jusqu'aux genoux, expédiant des éclaboussures dans tous les sens. Malgré le soleil radieux, le vent était glacial, et l'humidité ne fit qu'accentuer l'impression de froid. La fontaine était très large, et elle me permit de dépasser le milieu de la place en à peine quelques secondes. Je ne ralentis pas en parvenant de l'autre côté, me servis du rebord comme d'un tremplin et me jetai de nouveau dans la cohue. Les gens s'écartaient plus volontiers de moi, à présent, de peur d'être éclaboussés par les gouttes gelées qui jaillissaient de mes vêtements trempés. Une fois encore, je jetai un coup d'œil à l'horloge. Un coup sourd ébranla les lieux, secouant les pavés sous la plante de mes pieds. Des enfants se mirent à piailler en se couvrant les oreilles. Alors, sans arrêter de courir, je commençai à hurler moi aussi.
— Edward ! Edward !
J'avais beau savoir que c'était inutile, vu le brouhaha de la foule et l'essoufflement qui étouffait ma voix, c'était plus fort que moi. Un deuxième coup résonna. Je dépassai un bébé dans les bras de sa mère — ses cheveux blonds étaient presque blanchis par le soleil éclatant. Plusieurs hommes de haute taille, tous vêtus de blazers rouges, me lancèrent des avertissements tandis que je fonçais vers eux. Derrière eux, une percée était ménagée dans la masse des gens rassemblés. Un espace entre les touristes qui grouillaient, inutiles et encombrants, au pied de la tour. Je cherchai du regard la venelle à droite du vaste édifice carré que surplombait l'horloge, mais il y avait encore trop de monde devant moi. Troisième coup.
J'avais du mal à voir, désormais. Le vent me fouettait le visage et me brûlait les yeux. Était-il également à l'origine de mes larmes, ou pleurais-je ma défaite, alors qu'un autre coup résonnait ? Une famille de quatre individus se tenait tout près de la ruelle. Les deux fillettes arboraient des robes écarlates, et des rubans assortis nouaient leurs cheveux bruns. Le père n'était pas grand. J'eus l'impression de distinguer quelque chose de brillant dans la pénombre, juste au-dessus de son épaule. Je me ruai vers eux, m'efforçant de percer le voile de mes larmes brûlantes. La cloche retentit encore, et la plus petite des fillettes plaqua ses mains sur ses oreilles. Son aînée, qui atteignait à peine la taille de sa mère, s'accrocha à une jambe de cette dernière et regarda l'allée sombre. Elle tira sur le coude de la femme, tendit le doigt. Un nouveau carillon explosa dans l'air. J'étais tout près, suffisamment en tout cas pour entendre le cri perçant de la gamine. Son père me lança un coup d'œil surpris en constatant que je fonçais sur eux, appelant encore et encore Edward d'une voix enrouée. L'aînée éclata de rire et dit quelque chose à sa mère, tout en indiquant la venelle avec impatience. Je contournai le père, qui ôta la plus jeune de mon chemin, et galopai dans la bouche obscure qui s'ouvrait derrière eux, cependant que l'horloge poursuivait sa litanie.
— Non, Edward ! m'époumonai-je.
Ma supplique se perdit dans le rugissement de la cloche.
Soudain, je l'aperçus et je compris qu'il ne me voyait pas. C'était lui. Nulle hallucination, cette fois, ce qui me permit de constater à quel point les miennes avaient été pauvres et ne lui avaient pas rendu justice.
Immobile comme une statue, à quelques pas de la place ensoleillée, il avait les paupières fermées, des cernes d'un mauve soutenu, les bras ballants, paumes tendues en avant. Il avait l'air paisible, comme s'il rêvait à des choses agréables. Son torse marmoréen était nu — un petit tas de tissu blanc gisait à ses pieds. La lumière qui se réfléchissait sur les pavés de la place rebondissait doucement sur sa peau. J'avais beau être à bout de souffle, j'eus l'esprit de me dire que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Soudain, les sept derniers mois ne signifièrent plus rien. Qu'il ne voulût pas de moi n'importait pas non plus. Je ne désirerais jamais rien d'autre que lui, aussi longue fût mon existence.
Au coup suivant, il avança vers la lumière.
— Non ! m'égosillai-je. Edward ! Regarde-moi !
Il n'écoutait pas. Un très léger sourire sur les lèvres, il leva le pied pour franchir le pas qui l'exposerait.
Je le heurtai de plein fouet, si brutalement que j'aurais été projetée à terre si son bras ne m'avait pas retenue et stabilisée. J'en eus la respiration coupée, faillis me déboîter le cou. Lentement, ses prunelles sombres s'ouvrirent, tandis que résonnait la cloche, encore une fois. Il me dévisagea avec une stupeur muette.
— Étonnant, finit-il par dire, sa voix magnifique teintée d'émerveillement et vaguement amusée. Carlisle avait raison.
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sp; — Edward ! haletai-je en tentant vainement de m'arracher un son, il faut que tu regagnes la pénombre. Bouge !
Il parut perplexe. Sa main effleura ma joue. Il ne semblait pas se rendre compte que j'essayais de le repousser. J'aurais aussi bien pu m'escrimer contre un mur, vu les progrès que je faisais. L'horloge frappa un énième coup, il ne réagit pas. J'avais conscience que nous courions tous deux un danger mortel. Et pourtant, étrangement, en cet instant, je me sentais bien. Entière. Mon cœur battait contre ma poitrine, le sang qui coulait dans mes veines avait retrouvé sa chaleur et sa rapidité, mes poumons se délectaient de l'arôme enivrant qui émanait de la peau d'Edward. À croire qu'il n'y avait jamais eu de trou béant dans mon torse. C'était un instant parfait — pas de guérison, puisqu'il n'y avait jamais eu de blessure.
— Je n'en reviens pas que ça ait été aussi vite, chuchota-t-il en appuyant ses lèvres contre mes cheveux. Je n'ai rien senti. Ils sont décidément très forts.
Ses intonations de miel et de velours.
— La mort, qui a sucé le miel de ton haleine, n'étend pas son empire encore sur ta beauté, murmura-t-il.
Je reconnus le vers prononcé par Roméo aux tombeaux1. Le carillon sonna une ultime fois.
— Tu as exactement la même odeur que d'habitude, continua-t-il. C'est donc ça, l'enfer ? Tant pis ! Je l'accepte.
— Je ne suis pas morte ! m'emportai-je. Et toi non plus ! S'il te plaît, Edward, fichons le camp d'ici ! Ils ne doivent pas être loin.
Je me débattis pour me dégager de son étreinte, il fronça les sourcils.
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