Shelby, Terrie et moi organisons ces réunions sporadiques depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis que nous connaissons le sens de ce mot. Garce, je veux dire. Les règles en sont simples : n’importe laquelle d’entre nous peut convoquer les autres n’importe quand, aucune nourriture basse calories n’est admise, et celle qui est à l’origine de la réunion est la première à parler. Ces dix dernières années, je crois en avoir initié une demi-douzaine, Shelby aucune, et Terrie environ cinq cents.
Oui, je sais, j’ai dit que je préférais gérer les crises dans le confort de la solitude, mais il s’agit là de circonstances extrêmes. D’abord, l’excès de FreeCell endommage le cerveau, c’est un fait reconnu. Deuxièmement, ces deux filles constituent quasiment des extensions de mon propre cerveau. Elles ne me lâcheront pas tant que je n’aurais pas craché le morceau. Service que par le passé, j’ai retourné avec régularité.
Nous sommes si différentes qu’il est surprenant que nous soyons si proches. Mais notre amitié remonte à une époque lointaine. A la naissance pour Shelby et moi, puisque nous sommes cousines germaines et que trois mois seulement nous séparent. Et Terrie s’est jointe à nous à la maternelle. A l’origine, Terrie nous a éblouies parce qu’elle tabassait régulièrement les gamins qui chahutaient Shelby — type même de la tête de turc. Ce qui me dispensait de l’obligation de m’adonner à une occupation pour laquelle je n’avais aucun penchant naturel : verser le sang. Surtout le mien. Pourquoi Terrie, avec son aplomb de gamine de la rue, s’était-elle acoquinée avec une paire de mauviettes blanches ? Facile. Durant au moins six ans, nous l’avons gavée de Twinkies et de Coca-Cola.
Passé le stade où nous avions besoin de sa protection — en grandissant Shelby s’est transformée en une adorable petite jeune fille, parmi les plus populaires du lycée, et moi j’ai appris à maîtriser l’art de la réplique cinglante — nous sommes demeurées amies. Le genre d’amies qui peuvent tout se dire. Et ne s’en privent pas. En conséquence, nous nous vexons souvent mutuellement, mais notre amitié s’en remet toujours. A l’adolescence, Shelby et moi nous sommes reposées sur Terrie pour nous montrer le chemin, rôle qu’elle était plus que désireuse d’accepter. Comme de faire son rapport au reste de la troupe qui, bouche bée, l’écoutait dans un silence envieux. Ou dégoûté. (Il a fallu six mois à Shelby pour se remettre de la description détaillée de son premier baiser avec la langue. A l’époque, nous n’avions que douze ans et étions incapable d’imaginer les lèvres d’un garçon touchant les nôtres, alors sa langue… Depuis cela nous a passé.) Enfin… Terrie a eu ses règles la première, été embrassée la première, pelotée la première, a couché la première, s’est mariée la première, a divorcé la première. Deux fois. Shelby l’a battue — nous a battues — dans une seule catégorie — la grossesse. A part la mort ou un contrôle fiscal, je ne crois pas qu’il reste beaucoup de premières fois.
Maintenant, nous nous contentons de nous débattre de notre mieux dans l’existence et de gérer nos problèmes féminins. Shelby est la femme mariée en titre depuis qu’elle a vingt-cinq ans ; moi, la célibataire type ; et Terrie tient le rôle de la bi, experte dans les deux matières.
Les réunions de garces, et notre passion pour tout ce qui est comestible, nous unissent. Mais le but de ces séances dépasse le besoin de s’exprimer et de se goinfrer, du moins en ce qui me concerne. Je sais que Shelby va tenter de me consoler et Terrie se moquer de moi. J’y gagne, sur n’importe quelle situation, deux angles de vue tout à fait nouveaux. Tout en sachant qu’elles ne veulent que mon bien, comme moi le leur. Maris, petits amis, boulots vont et viennent, mais elles sont mes amies pour toujours.
Des amies qui en ce moment sont suspendues, le souffle court, au moindre de mes mots tandis que je rapporte ma conversation avec Phyllis. J’ai déjà déballé tout ce qui concernait ma mère, le coup de fil de Greg et les tentatives de flirt de Bill. Chaque réunion de garces a besoin d’un intermède comique. Par contre, je décide d’omettre pour l’instant l’affaire Nick. Voyez-vous, il y a environ dix ans, Nick a constitué le plat de résistance d’une réunion de garces plutôt corsée. Evoquer sa présence et ses excuses ne servirait qu’à faire se hausser quelques sourcils — sans parler de spéculations insidieuses — très peu pour moi.
Tout en secouant les mille petites tresses brillantes qui effleurent ses épaules, Terrie me fait comprendre du regard qu’elle attend la suite. N’aimant guère qu’on me presse, j’attire le gâteau à moi et mords dans une tranche, comme s’il s’agissait d’un fruit. J’adore les raviolis de Nonna, mais aujourd’hui j’attaque directement les choses sérieuses.
— Donc, dis-je enfin, ma mère a suivi Concetta et Phyllis m’a conduite dans son bureau. J’ai pensé qu’avant que Phyllis ne dise quoi que ce soit, je me devais de m’excuser du comportement de ma mère.
Shelby sort la fourchette de sa bouche en cœur.
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Elle a ri. Je ne m’y attendais pas du tout. Puis elle a ajouté que c’était une réaction toute maternelle, que Nedra protégeait son petit. Ensuite elle a dit connaître les femmes comme Nedra.
Ces paroles arrachent un grognement à Terrie dont les petites tresses ornées de perles m’évoquent un rideau de perles en plastique chez une voyante. Je ne vous conseille pas de lui rapporter que j’ai dit ça.
— Aucune femme ne ressemble a ta mère.
— C'est ce que j’aurais pensé, mais Phyllis a expliqué… Quoi déjà ? Ah oui…
Je prends une nouvelle bouchée de gâteau.
— … qu’à la fac elle avait été en butte à toutes ces féministes contestataires, qui l’accusaient de se prostituer parce qu’elle participait à des concours de beauté…
Je me tais un instant pour mastiquer et repense aux yeux bleu pâle de Phyllis tandis qu’elle parlait. Ils ressemblaient à deux petites créatures guettant derrière un buisson de cils enduits de mascara.
Oh, elles faisaient beaucoup de bruit, et remuaient beaucoup d’air, toutes ces filles dont les familles pouvaient se permettre de payer leurs études. Elles parlaient des droits des femmes et disaient que les filles comme moi faisaient reculer notre cause d’au moins trois siècles. Aucune d’entre elles ne s’est jamais donné la peine de me demander ce que je pensais vraiment, ou de considérer que, peut-être, il y avait des choses pires dans la vie qu’une femme se servant de son physique pour obtenir une vie meilleure.
J’avais alors décelé chez elle une nuance de désespoir, que je n’avais jamais perçue. Dans sa voix, son expression, son maquillage un petit peu trop soigneusement appliqué…
Terrie me tape sur le bras et je sursaute.
— Hé, reviens sur terre.
Je cligne des yeux et leur dit tout, du moins tout ce qui concerne les commentaires de Phyllis. Terrie ouvre la bouche comme pour parler, puis la referme. Les sourcils froncés, Shelby s’empare du gâteau pendant qu’il en reste. Je rapporte la conversation du mieux possible, et les mots remuent un drôle de sentiment en moi, trop profond pour que je l’identifie.
— Puis elle a parlé des choix que nous effectuons tous, disant que ce qui comptait, c’est que nous soyons satisfaits.
— Je trouve que c’est très vrai, dit Shelby.
— ... que beaucoup de femmes semblent oublier qu’elles doivent parfois effectuer un pas ou deux en arrière afin de prendre assez d’élan pour se propulser à travers les barrières érigées par les hommes depuis la nuit des temps.
— Hum.
Terrie s’octroie elle aussi une part consistante de gâteau, qu’elle enfourne presque entièrement dans sa bouche.
— … Elle parle comme une femme blanche qui a eu le choix.
— Pas autant qu’on pourrait le croire, dis-je. Elle n’est pas née dans une famille riche. C'est pour ça qu’elle s’est lancée dans les concours de beauté. Mais bon, tout ça est secondaire, parce qu’elle a alors déclaré, de but en blanc, qu’il fallait que je sache qu’aucune autre femme n’était à l’origine du comportement de Greg
.
Deux paires de sourcils frémissent de concert.
— Je sais. A la minute où elle a prononcé ces mots, je me suis dit : oh, zut, cherche-t-elle à cacher quelque chose ?
Shelby secoue la tête.
— Non. Je ne crois pas non plus qu’il t’ait plaquée pour une autre.
Terrie et moi tournons la tête vers elle, mais elle continue de manger, inconsciente.
Terrie m’adresse un clin d’œil.
— Mais tu es prête à lui arracher les entrailles, n’est-ce pas?
Shelby lève les yeux. Je soupire.
— Je ne sais pas. Je devrais. Je veux dire, oui, mais…
Mon regard erre de l’une à l’autre.
— Je crois que je suis surtout perdue. Et blessée.
Terrie émet quelques grognements de mépris. Shelby hoche la tête, mais je vois bien qu’elle ne comprend pas tout. Elle doit avoir du mal à imaginer que Mark et elle puissent traverser de tels événements.
— Alors, reprend Terrie, elle sait où se trouve ce con?
— Non. Enfin, c’est ce qu’elle m’a assuré. Elle prétend que je devrais lui pardonner, lui donner une autre chance.
— Plutôt crever, lance Terrie. D’ailleurs, difficile de pardonner à un mec qui n’est même pas dans le secteur pour demander pardon.
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais rien ne vient. La main de Shelby, légère, se pose sur mon poignet tandis que l’air conditionné fait voler ses cheveux.
— Tu l’aimes encore, n’est-ce pas ? demande-t-elle, une note d’espoir flottant dans son filet de voix.
Shelby ne supporte pas les fins malheureuses. Je ne crois pas qu’elle ait jamais pardonné Romeo et Juliette à Shakespeare.
— Ce mec lui a posé un lapin le jour de leur mariage, proteste Terrie. D’après toi ?
— Qu’est-ce que ça a à voir avec ses sentiments ?
Ma cousine est l’être le plus doux du monde, mais elle sait défendre ses convictions. Elle fusille Terrie d’un regard de Yorkshire qu’on menace de priver de son os en caoutchouc.
— Un jour, Mark a oublié mon anniversaire. J’ai été tellement blessée que j’ai failli lâcher un juron. Mais ça ne signifiait pas que je ne l’aimais plus, si ?
Je sais que Terrie se retient de se taper la tête contre les murs. Shelby n’est pas idiote, croyez-moi — elle a occupé un poste d’éditrice dans un magazine à fort tirage avant de décider de se consacrer à son premier bébé — mais son éternel optimisme ralentit le fonctionnement de son cerveau quand il s’agit d’affaires de cœur.
Comme je suis l’instigatrice de cette réunion, je reprends le contrôle de la conversation.
— J’ai répondu que je ne savais pas où j’en étais.
Toutes deux froncent les sourcils.
Exaspérée, je lève les bras au ciel.
— Qu’étais-je censée répondre? Non, je ne crois pas que le comportement de Greg soit excusable — désolée, Shel — mais je ne te suis pas non plus, Terrie. Je n’ai pas ta capacité à me remettre des ruptures.
— Merci.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais tu comprends le fond de ma pensée.
Je me penche vers le gâteau mais Terrie me donne une tape sur la main. Je me rabats sur les raviolis et me lève passer le conteneur de plastique au micro-ondes.
— Tout en moi me souffle de le rayer de ma vie, sauf une toute petite voix qui me pousse à réfléchir. Au cas où il reviendrait.
Terrie en reste sans voix.
— C'est une plaisanterie, n’est-ce pas. Tu reviendrais en rampant vers cette ordure ?
— J’ai dit en rampant ?
Le bip du micro-ondes m’interrompt. Je sors les raviolis et regagne ma chaise avec un soupir dégoûté, sans trop savoir ce qui me dégoûte : qui ? Pourquoi ? Mes propres contradictions peut-être ? Ou que Greg m’ait placée dans cette situation intenable.
— Evidemment que je ne vais pas revenir en rampant vers lui.
Je lève les yeux, combattant les larmes qui brûlent mes paupières.
— Il m’a humiliée. S'il imagine reprendre notre relation, il va devoir se donner un peu de mal. Mais…
— Ça y est, nous y voilà, lâche Terrie avec un soupir agacé.
Shelby la fait taire.
— Mais quoi, chérie ?
— Vous n’étiez pas là. Vous n’avez pas vu le visage de Phyllis quand elle répétait que j’étais ce qui était jamais arrivé de mieux à Greg, bien davantage qu’il ne pouvait le comprendre. Que…
Je respire profondément, préparant la chute.
— … que ce sont les femmes qui doivent réparer les choses. Parce que pour nous l’orgueil est un luxe.
— C'est vrai, entends-je murmurer Shelby derrière moi.
Mais Terrie, furieuse, s’exclame :
— Ça suffit ! Merde !
Elle se penche sur la table et plonge ses yeux dans les miens. Mon Dieu, ils lancent des éclairs.
— Ma fille, depuis des milliers d’années les hommes s’en tirent à bon compte parce que des femmes comme Phyllis Munson se croient obligées de perpétuer ce mythe. Merde ! Ça me rend folle.
Elle se lève, s’empare de son sac à main sur le buffet et le fouille sans réfléchir, à la recherche des cigarettes qui ne s’y trouvent pas, puisqu’elle a cessé de fumer un an auparavant. Elle repose violemment le sac et se tourne vers moi, une main campée sur la hanche.
— Ce que t’a fait subir cet homme est impardonnable. Et irréparable. De plus, attends… il t’appelle et s’excuse au téléphone?
Shelby rigole. Terrie et moi nous tournons vers elle.
— Evidemment, explique Shelby. C'est un homme.
— Pas le genre d’homme que j’ai envie de fréquenter, ça c’est sûr. Aucune de nous ne brisera jamais les chaînes de la domination masculine si nos modes de pensée n’évoluent pas…
— Oh, ne monte pas sur tes grands chevaux, Terrie, dit Shelby, dont les sourcils se rapprochent. Ce sont toujours les femmes qui se révèlent les artisans de la paix, chérie. Depuis toujours. C'est un fait sociologique, pour ne pas dire biologique.
— Autrement dit nous devons accéder à chacun de leurs désirs ?
— Bien sûr que non. Mais pourquoi les mettre dos au mur ?
— Exiger des comptes ne signifie pas mettre dos au mur.
Shelby s’immobilise un instant avant de déclarer d’une voix tranquille :
— … dit la femme dont les deux mariages se sont soldés par un échec.
Oh-oh.
Je me lève, les mains levées.
— Hé, les filles ? On est censées parler de moi…
— La ferme, Ginger ! s’exclament-elles en chœur.
Puis Terrie s’adresse à Shelby :
— Ça signifie quoi, alors ?
Deux taches rouges jumelles colorent les joues de ma cousine. Elle ne reculera pas.
— Que je t’ai vue à l’œuvre avec tes mecs et tes maris. Absolument toutes tes relations amoureuses ont dégénéré en match de boxe psychologique. Ta crainte pathologique qu’un homme… te contrôle s’est toujours révélée plus importante que la relation elle-même. Pas étonnant que tu ne parviennes pas à garder un homme, Terrie ! Tu castres tout mâle avec qui tu deviens intime.
Terrie tressaille comme si on l’avait giflée. Une seconde plus tard, pourtant, elle s’est reprise.
— Tu racontes n’importe quoi.
— Vraiment ? Alors pourquoi suis-je la seule dans cette pièce qui sait avec qui elle va se coucher ce soir ?
Dieu du ciel.
Terrie fusille ma cousine du regard, puis elle arrache son sac de sa chaise et fonce vers la porte.
— Si tu as besoin de parler, Ginger, appelle-moi, lance-t-elle par-dessus son épaule.
Elle ouvre la porte à la volée et la claque derrière elle.
Une bonne minute plus tard, la pièce vibre encore de sa colère. A vrai dire, je ne me sens pas très à l’aise, mais je ne sais comment me comporter
. Encore moins quoi dire.
Shelby se lève pour débarrasser la table.
— Je crois que nous nous sommes un peu emballées, dit-elle avec une moue.
J’humecte mes lèvres et me lève pour l’aider.
— Le but est de déverser notre colère sur des personnes extérieures. Pas sur nous.
Shelby emporte la vaisselle dans la cuisine en soupirant.
— Je sais. Mais honnêtement, Ginger… L'attitude de Terrie envers les hommes est nulle. Et ne fais pas cette tête, tu sais que j’ai raison.
Je grogne.
Shelby ouvre le robinet et rince nos assiettes avant de les placer dans le lave-vaisselle. Cette cuisine, avec ses comptoirs de granit et ses appareils électroménagers en acier brossé a un look futuriste très éloigné de celui d’origine. Je m’attends presque à voir surgir Rosie le robot de la série The Jetsons.
Je croise les bras et m’adosse au comptoir.
— Elle a le droit d’avoir son opinion.
— Et si cette opinion la rendait heureuse, rétorque Shelby, je me tairais.
Elle claque la porte du lave-vaisselle.
— … Mais elle ne l’est pas. Elle voudrait changer le monde selon ses désirs, et comme elle ne risque pas de réussir, elle devient de jour en jour plus amère et plus cynique.
— Terrie est née cynique.
Shelby ébauche un sourire.
— Mais pas amère, dit-elle en me prenant la main. La mère de Greg a raison. Ce sont les femmes qui arrangent les choses. Pardonner n’est pas une faiblesse, quoi qu’en pense Terrie. Cela prouve simplement que nous sommes les plus fortes.
Son sourire s’élargit.
— Si les hommes étaient livrés à eux-mêmes, l’espèce humaine serait éteinte à l’heure actuelle. Contente-toi de te demander si tu serais plus heureuse avec Greg, ou sans lui.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 7