Irène Pupillin se sentait l'âme d'une mère auprès de cette nouvelle orpheline.
– Je peux aussi te préparer des œufs au plat avec du bacon, si tu préfères...
– Merci, Irène, merci ! dit Eve pour la faire taire, je n'ai pas faim. Je crois que je n'aurai plus jamais faim.
– Ne dis pas des choses pareilles ! Il faut arrêter de broyer du noir. La vie nous réserve à tous des bons moments et d'autres moins agréables. Nous n'y pouvons rien. Comment crois-tu que j'ai pu me relever de la disparition de Jean-Marc ?
Les Pupillin avaient perdu leur fils dans un accident de la route, il y avait plus de vingt ans. Ni elle, ni son mari ne s'en étaient réellement remis. Henri gardait son chagrin au fond de lui, contrairement à son extravertie de femme.
– Rien ne sera plus jamais pareil pour toi. Et pourtant, la vie continuera ! Certes, la disparition de ta mère laissera un immense vide que tu ne pourras jamais combler. Mais un jour, tu reprendras goût à la vie.
Irène souffla dans son mouchoir, contrôlant ainsi son émotion.
– Tu sais, ma pauvre Eve, il m'arrive encore de culpabiliser d'être heureuse ! Mais c'est comme ça !
La jeune femme n'avait aucune envie de philosopher. Elle enchaîna :
– Où est Michel ?
– Il est retourné au travail.
Irène reprit peu à peu son calme.
– Ils vont l'arrêter, ma chérie, dit-elle pour la rassurer. Michel et Henri sont sur le pied de guerre. Ils vont arrêter ce salaud !
Une larme coula sur la joue d'Eve dont le regard se perdait dans le vide.
– J'ai toujours cherché à reporter la faute sur mon père, avoua-t-elle. L'hypothèse de l'enlèvement me paraissait impossible. Je pensais simplement qu'elle en avait eu marre d'attendre papa. Je l'ai rejeté. Il me fallait un coupable. Comme je me sens sotte à présent !
– Mais non ! Mais non ! la rassura son interlocutrice. Nous continuons à voir régulièrement Pierre et je t'assure qu'il ne t'en veut pas. Il aimerait tant te retrouver. Et c'est, je pense, ce que ta pauvre mère aurait souhaité.
Les deux femmes se regardaient maintenant droit dans les yeux.
– Il y a toujours quelque chose de positif à retirer d'un malheur. Pour toi, il est urgent que tu renoues avec ton père.
La sonnette de la porte d'entrée retentit. Irène se leva prestement et s'élança dans le couloir. Derrière la porte d'entrée, Henri Pupillin attendait patiemment qu'on lui ouvre. Il entra à l'invitation de sa femme et demanda à voix basse dans quel état se trouvait la jeune fille. Irène Pupillin le rassura en partie. Ils pénétrèrent ensemble dans la chambre où Eve se reposait. Le commissaire divisionnaire s'efforça de trouver les mots pour exprimer sa tristesse, et lui présenta ses plus sincères condoléances. Elle reprenait peu à peu du poil de la bête, ce qui n'étonnait guère madame Pupillin qui connaissait son caractère, et interrogea immédiatement le policier sur les suites de l'enquête.
– C'est pour cela que je suis venu, dit-il, je voulais te le dire personnellement. L'assassin de ta mère a été tué.
Le visage d'Irène marqua un temps de surprise. Eve resta de marbre. Aucune joie ne s'inscrivait sur ses lèvres. Le décès de sa mère était si récent que seule cette perte comptait pour elle. Elle n'avait pas encore nourri de sentiment de vengeance à l'encontre de son assassin. Henri Pupillin se racla la gorge.
– C'est ton père qui l'a tué.
Eve resta sans voix.
– Comment ? lança Irène, interloquée.
– Il a tué le lieutenant Caramany avec le propre couteau qui a servi au meurtre de Marthe.
– Ça ne m'étonne pas de ton père ! Et il a eu bien raison !
Henri la fusilla d'un regard désapprobateur. Eve sortit de sa torpeur.
– Je veux le voir ! déclara-t-elle.
– Ce n'est pas possible ! répondit Pupillin, embarrassé.
– Pourquoi, Henri ? Je sais que tu peux donner les instructions nécessaires pour qu'on me laisse m'entretenir avec lui, juste cinq minutes !
Elle s'était redressée.
– Je dois m'excuser auprès de lui, et lui dire que je ne suis qu'une pauvre sotte. Tu comprends ? implora-t-elle.
– Ce n'est pas possible ! répéta le commissaire. Il s'est enfui après avoir commis le meurtre. Nous le recherchons à l'heure où je te parle.
Il jeta un œil à sa femme.
– J'ai mis tous mes hommes sur l'affaire. Et surtout je me suis évertué à ne leur répéter qu'une seule et unique consigne : ne pas faire usage de leur arme.
– Mais alors ! s'exclama Irène Pupillin, il risque d'aller en prison ?
Henri resta muet.
– Mon Dieu, le pauvre homme !
– Le juge d'instruction a délivré un mandat d'arrêt à son encontre. Toutes les polices de France vont être sur son dos, finit par ajouter Henri.
Eve rejeta les draps qui la recouvraient et bondit hors du lit.
– Que fais-tu, ma chérie ? interrogea la femme du commissaire divisionnaire.
– Je dois réparer ma faute, déclara Eve. J'ai un très bon ami avocat. Je vais lui demander de s'occuper de sa défense. Il faudra plaider la folie passagère ou le coup de sang.
La combattante renaissait de ses cendres. Elle venait de perdre sa mère, mais n'était pas prête à voir disparaître son père derrière des barreaux.
– Tu devrais te reposer, conseilla Irène.
– Je viens avec toi ! dit l'homme d'action qu'était Henri. Je témoignerai s'il le faut. J'attesterai qu'il n'était pas dans un état normal lorsque je lui ai annoncé le décès de Marthe.
La jeune femme et le vieux policier disparurent avant qu'Irène Pupillin ne s'en aperçoive. Laissée seule dans l'appartement, elle alla s'accouder à la fenêtre. Le temps était aussi sombre que ses idées. La tristesse qu'elle dissimulait devant Eve revint la torturer : de nouvelles larmes se mirent à couler.
Chapitre Dix
Les traits particulièrement troublés de son visage ne permettaient pas de donner un âge à cette dame toute de noir vêtue. Assise au bord de la table ronde recouverte d'un tapis vert de casino, elle tournait la tête dans tous les sens, le regard effrayé, comme si elle était agressée par quelques fantômes invisibles.
L'homme qui lui faisait face paraissait dans un tout autre état d'esprit. Sa silhouette, toute en rondeur, dégageait une impression de sérénité, renforcée par le halo lumineux qui l'enveloppait. En communion avec l'au-delà, il attendait une manifestation de sa boule de cristal, sur laquelle ses mains étaient posées.
– Alors ? interrogea la femme, impatiente.
– Chut ! souffla l'être en transe.
Elle trépignait sur sa chaise. A deux cents euros de l'heure, elle estimait être en droit d'attendre une réponse plus rapide de la part de cet homme qui semblait dormir. Soudain, une lumière jaune vint éclairer la boule de cristal tandis que le pied droit du devin jouait avec dextérité de trois pédales.
– Ils sont tous là ! finit-il par lâcher d'une voix étrange. Ils sont en colère !
Alors, devant les yeux éberlués et effrayés de la pauvre femme, l'homme entra dans de violentes convulsions, et accusa d'une voix nasillarde :
– Assassin ! Assassin ! Tu dois payer !
La femme se recroquevilla sur sa chaise, terrifiée.
– Pardonnez-moi ! implora-t-elle.
Elle semblait avoir perdu la raison. Les yeux du devin retrouvèrent leur calme, comme si de rien n'était.
– Ils veulent que je paye ! Mais comment rembourser des morts ? interrogea la folle. Je n'y peux rien s'ils ont tous brûlé dans mon hôtel !
– Il n'y avait pas d'extincteur, fit remarquer le mage, et les morts savent tout !
Elle se mordillait les ongles. Elle ne voyait aucune solution pour régler ses comptes.
– Attendez ! dit l'homme dans un éclair de malice. Je préside une association pour la préservation et la sauvegarde du Quartier Saint-Georges. Une contribution pourrait peut être calmer les esprits
.
La pauvre femme parut réfléchir quelques instants. Puis d'un geste brusque, elle sortit son chéquier de son sac à main, et écrivit nerveusement un montant susceptible de contenter les pauvres disparus. Elle retira le chèque et le tendit au mage. Il en prit connaissance et ne put s'empêcher de manifester une certaine déception :
– Cinquante euros pour six morts ! Cela fait moins de dix euros pour une vie perdue à tout jamais !
Elle comprit que le compte n'y était pas. Elle reprit le chèque violemment, préférant oublier son avarice plutôt que d'affronter les revenants. Elle parut hésiter sur le montant qui conviendrait à calmer les six derniers clients de son établissement. Le mage se sentit pousser les ailes d'un conseiller.
– Deux zéros de plus, ce serait, je pense, satisfaisant !
La femme ne parut pas apprécier la remarque. Il appuya sur l'une de ses trois pédales cachées sous la table, et la boule de cristal se mit à briller de nouveau. Il feignit la surprise, reculant sur sa chaise. Elle n'hésita plus un instant et rédigea la somme demandée.
– Tout se passera bien maintenant, dit-il pour la rassurer.
La cliente se leva, partagée entre le sentiment d'avoir remboursé ses dettes et celui d'avoir été escroquée. Le mage resta assis comme s'il n'en avait pas terminé. Il toussa pour attirer l'attention de la pauvre dame qui semblait ne pas comprendre.
– Vous avez oublié... si je peux me permettre..., mes propres émoluments... reprit-il avec condescendance.
Cette fois en colère, elle plongea la main dans son sac et en extirpa deux billets de cent euros qu'elle jeta négligemment sur la table avant de se diriger vers la sortie. Comme à son habitude, l'homme ne toucha pas à l'argent, feignant de s'en désintéresser totalement, et se leva pour raccompagner la pauvre folle.
– Merci encore pour notre association de quartier, et n'hésitez pas à me contacter à nouveau s'ils reviennent vous déranger, dit-il mielleusement.
Un sourire de satisfaction se lut sur son visage tandis qu'il se frottait les mains. Un pincement à l'oreille gauche le fit aussitôt redescendre de son nuage. Saint Hilaire était apparu comme par magie dans son dos, pressant fermement le lobe du faux mage entre son pouce et son majeur.
– Dis-moi, Troplong, je n'ai jamais entendu parler de cette association... ? interrogea le commissaire.
– C'est que... C'est que..., balbutia l'homme sur la pointe des pieds, c'est que je ne l'ai pas encore créée. Je comptais le faire ce soir !
– Tu vois, j'ai épluché plusieurs fois tes comptes bancaires... Et je me suis toujours demandé comment tu arrivais à dissimuler l'argent que tu escroquais à tous les pauvres cinglés du quartier.
Le mage Troplong riait jaune.
– Pierre, il faut bien que je vive ! finit-il par répondre.
La mâchoire de Saint Hilaire se crispa. Il lâcha le mage pour tenir son épaule endolorie. Le sang perlait à travers sa chemise déchirée. Le teint blafard, il tomba lourdement sur le parquet du charlatan.
Les deux hommes se connaissaient depuis leur tendre enfance. Ils avaient partagé les mêmes bancs d'école dans le quartier. Cette amitié s'était distendue avec le temps : l'un avait choisi la police et une vie de famille quand l'autre avait préféré des chemins moins classiques. Le mage Troplong était une personnalité de la rive droite de Paris. Il avait dû son succès et sa renommée à une émission télévisée qui, durant les années quatre-vingts, l'avait laissé exercer ses dons de voyance en direct auprès d'un public acquis à sa cause. L'homme extravagant avait monté un cabinet de voyance sur les Champs-Elysées où les plus grandes stars étaient venues le consulter jusqu'au jour où l'une de ses prédictions se révéla complètement erronée. La personne lésée n'était autre que le numéro deux du ministère des Finances de l'époque. Il rendit la monnaie de sa pièce au mauvais conseil, par le biais d'une armée d'inspecteurs des impôts qui débarquèrent un beau jour dans le cabinet de voyance. Mis sur la paille, il abandonna les strass et la lumière pour dispenser ses bons conseils aux gens du peuple. Il monta un nouveau cabinet dans l'appartement de sa mère qui demeurait toujours à Pigalle. Cette dernière, voyant défiler chez son fils autant de manifestations de la détresse humaine, préféra quitter le monde des vivants quelques mois après son emménagement. Depuis, il demeurait seul dans cet appartement. Parfois, il accordait à de jeunes garçons rencontrés dans de sordides boîtes parisiennes, la faveur de passer la nuit avec lui dans le lit douillet de sa pauvre mère disparue.
Allongé sur un canapé violet, Saint Hilaire reprenait peu à peu ses esprits. Sa chemise mouillée avait été remplacée par un tee-shirt moulant noir, portant l'inscription en lettres roses « love sex ». Il toucha son bras blessé et sentit un bandage entourer la plaie. Le mage Troplong installé dans un confortable fauteuil en cuir, le regardait tout en tournant une petite cuillère dans une tasse de thé.
– J'ai fait ce que j'ai pu ! fit-il en regardant la blessure. Mais la balle est à l'intérieur, il va falloir que quelqu'un s'occupe de ça !
Saint Hilaire tenta de se redresser pour s'asseoir. Il cligna des yeux et chercha à savoir si sa perte de connaissance avait duré longtemps.
– Tu as perdu conscience, il y a environ deux heures. Mais je ne me suis pas inquiété car tu ronflais comme un bienheureux.
Puis il tendit son bras encore valide pour montrer l'accoutrement qui avait remplacé sa chemise ensanglantée.
– Ne t'inquiète pas, je te passerai un pull pour le dissimuler.
– Où est mon arme ?
– Bien cachée dans de la porcelaine ! répondit Troplong en désignant du regard une soupière posée à proximité.
Saint Hilaire était dans le brouillard. Il se prit la tête entre les mains et ferma à nouveau les yeux. Comment en était-il arrivé là en moins de vingt-quatre heures ? Hier, il représentait son pays à un congrès en Italie et, aujourd'hui, il devait être recherché par toutes les polices de France.
– Tu veux un thé, Pierre ? demanda le mage en reposant sa tasse.
– Non, merci ! Sers-moi plutôt un verre de whisky.
– Tu as raison, nous avons besoin d'un remontant.
Il se leva pour prendre une bouteille dans un bar aménagé dans la commode en bois.
– Du quinze ans d'âge ! annonça-t-il fièrement. Cela devrait nous ragaillardir !
– Rien n'a changé chez ta mère, enchaîna le commissaire. J'ai l'impression de revenir quarante ans en arrière.
– J'aurais bien tout transformé, déclara le mage, mais j'ai trop peur que ma mère revienne d'entre les morts pour me poursuivre si je touchais à la moindre de ses affaires !
– C'est sûr ! Elle n'était pas commode, la vieille ! confirma Saint Hilaire. Enfin, tu ne risques pas grand-chose. Tu as autant de visions que j'ai de millions d'euros sur mon compte en banque, lâcha-t-il, sur un ton ironique.
– Tu n'as jamais voulu croire en mon pouvoir, dit Troplong en remplissant deux verres.
– Tu as raison sur ce point. Par contre, j'ai toujours cru en ta détermination à escroquer ton prochain ! sourit le policier en attrapant l'un des deux verres.
Ils trinquèrent. Troplong but une énorme gorgée, laissant juste quelques mesures pour être poli. La boisson lui donna du courage.
– Dis-moi, Pierre, commença-t-il, comment se fait-il qu'un commissaire de police pénètre dans mon appartement par la fenêtre des toilettes et s'écroule dans mon entrée avec une balle logée dans son épaule ?
Saint Hilaire but une seconde gorgée et posa le verre sur la table basse avant de répondre.
– Marthe est morte...
Le mage lâcha un petit cri particulier qui trahissait ses penchants.
– ... Elle a été assassinée.
La surprise passée, les yeux du mage réclamèrent encore des explications. Deux rasades d'alcool plus tard, Troplong était au courant de toutes les péripéties vécues par son ami, ces derniers mois. Saint Hilaire s'était gentiment prêté à cet exercice, moins pour satisfaire la curiosité de Troplong
que pour synthétiser les événements et tenter de comprendre ce qui lui arrivait. Jouant cartes sur table, il avait cependant omis volontairement de parler de sa rencontre surprenante avec Monica Scalzo dans le Florence-Paris. Y avait-il vraiment un lien ? La question risquait d'attendre encore longtemps une réponse, faute d'avoir d'autre élément pour approfondir cette piste. Sa douleur à l'épaule le faisait souffrir. Tant que la balle resterait dans ses chairs, il aurait du mal à se concentrer pour élucider le meurtre de sa femme. Maintenant qu'il se savait hors de cause dans la disparition de Marthe, sa fille consentirait sûrement à l'aider. Il fallait absolument qu'il renoue des liens avec Eve. Elle pourrait être une alliée sur la piste des auteurs du meurtre de sa mère. En dépit de sa liaison avec Wuenheim, il devait arriver à la contacter sans que son confrère en soit informé.
Saint Hilaire ne mit pas longtemps à convaincre son « hôte » de téléphoner à sa fille pour fixer un rendez-vous. L'homme grassouillet était un fin calculateur. Rendre un service à un commissaire de police, c'était comme tirer un joker au poker. Ses activités litigieuses nécessiteraient forcément un jour ou l'autre que le policier lui renvoie l'ascenseur pour le sortir du pétrin. L'aider dans son enquête, c'était prendre une assurance sur l'avenir. Jointe alors qu'elle se trouvait dans la salle d'attente de son avocat, Eve avait commencé par marquer sa surprise devant la requête farfelue qui lui était faite. Troplong avait prétexté une apparition de sa mère dans sa boule de cristal. Elle désirait révéler à sa fille l'identité de son véritable assassin. Croyant à une plaisanterie de mauvais goût, elle avait commencé à menacer son interlocuteur de poursuites judiciaires. Pour la convaincre du sérieux de sa démarche, le mage lui avait donné des détails sur sa vie personnelle que seule une personne proche pouvait connaître. Intriguée par cet appel et désireuse d'innocenter son père, elle avait consenti à rencontrer le voyant en respectant les conditions imposées par sa défunte mère : être seule au rendez-vous. Eve n'était pas de nature craintive. Munie de sa bombe lacrymogène, elle saurait se défendre... L'important était d'explorer cette piste. Soit elle identifierait le tueur, soit elle démasquerait un charlatan.
CHASSES À L'HOMME Page 10