CHASSES À L'HOMME
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– Vous avez donc été l'auteur d'un cambriolage, d'une séquestration avec arme et d'un vol de véhicule, récapitula Wuenheim en s'adressant maintenant à Rebecca.
– C'est pas mal pour une débutante ! dit Poncey, narquois.
Wuenheim fronça les sourcils. La moindre remarque désobligeante ressoudait la complicité des deux sœurs fâchées. Il fit un geste de la main à son adjoint pour lui demander d'éviter de telles remarques.
– C'est le commissaire Saint Hilaire qui a commis ces actes, répondit Rebecca en rompant son silence.
– Oui, oui ! Nous pouvons résolument lui impliquer la genèse de ces délits... Mais, à aucun moment, vous n'avez tenté de l'arrêter ! ajouta-t-il en posant son index tendu sur la table.
– Monsieur le commissaire !
Elle le regardait droit dans les yeux. Son charme était indéniable et aucun homme, normalement constitué, ne pouvait rester insensible à sa beauté.
– Le détective Vergelesses vous a probablement indiqué ma surprise lorsqu'il m'a informée que le commissaire Saint Hilaire était recherché pour meurtre, n'est-ce pas ?
Wuenheim ne put que confirmer cette vérité d'un petit geste de la tête.
– Je n'étais au courant de rien. Je n'ai fait qu'obéir aux injonctions d'un policier que je croyais en service ! lâcha-t-elle, énervée. Demandez au serveur du restaurant ! Saint Hilaire m'a retenue par le bras. Je voulais partir lorsque je l'ai reconnu. Mais il m'a sorti sa plaque de police. Que pouvais-je donc faire ?
Poncey regardait en spectateur le match qui venait réellement de commencer. La jeune femme répondait coup pour coup aux attaques de son patron.
– Certes ! Mais lorsque le détective privé a repris conscience, vous n'avez pas tenté d'aider le pauvre malheureux ?
– Mais Saint Hilaire était armé ! argumenta-t-elle, en l'interrompant.
Rebecca jouait serré. Elle devait à tout prix sortir sa sœur de ce pétrin, et pourquoi pas elle-même... Leur agence, qui fonctionnait si bien, ne devait pas fermer. Monica n'avait pas mérité une telle injustice. De plus, rester libre était le meilleur moyen pour venir en aide à Pierre Saint Hilaire. Malheureusement son système de défense ne se tenait qu'en chargeant le commissaire. Elle espérait qu'une fois la lumière faite dans cette affaire, les charges pesant sur lui seraient tout bonnement abandonnées.
– Et puis, ajouta-t-elle, j'ai découvert que Vergelesses était un obsédé sexuel qui s'excitait sur mon press-book.
Wuenheim baissa les yeux pour dégager l'album photo de ses papiers.
– Je n'avais donc aucune raison de lui fournir mon aide, termina-t-elle.
Tout en écoutant la fin de sa défense, il étala deux photographies de la jeune femme à moitié nue sur la table. Poncey se souleva sur la pointe des pieds pour ne pas en perdre une miette.
– Je regarde ces photos ! dit le commissaire, ses yeux allant de l'une à l'autre en signe de provocation. Suis-je pour autant un obsédé sexuel ? lança-t-il pour la prendre à contre-pied. Ces photos, c'est bien vous qui les avez faites ?
– Oui.
– Vous les avez faites pour qu'elles soient regardées... ? interrogea-t-il avec la même intonation.
– Oui !
– Alors, vous devriez réfléchir à deux fois avant de traiter une victime ligotée sur une chaise et abandonnée dans son appartement dévasté, d'obsédé sexuel !
Wuenheim ne plaisantait pas. Il était décidé à dompter ces deux femmes.
– Vous êtes-vous déjà présentée devant une cour d'assises, mademoiselle Fortia ? demanda le commissaire qui connaissait déjà la réponse.
Elle garda le silence.
– Croyez-vous que de tels arguments tiendront devant les preuves implacables que je récolte depuis trois jours ?
Il fouilla dans son dossier et déposa une photographie du corps de Mélanie Bouzy immergée dans la benne à ordures. Il la retourna sur la table puis la glissa sous le regard de Rebecca.
– J'ai rencontré cette femme, hier soir. Elle était encore vivante lorsqu'elle m'a dit que c'était un policier qui l'avait forcée à porter plainte contre le lieutenant Caramany.
Rebecca mit sa main devant la bouche en voyant le cadavre de la prostituée. Monica Fortia baissa les yeux. Le commissaire avait la main, il continua sur sa lancée.
– Je vais vous dire ce que je pense de toute cette affaire...
Il se dressa pour mieux montrer sa domination et sa détermination.
– Saint Hilaire a eu connaissance de la liaison qu'entretenait sa femme avec le lieutenant Caramany. Il a embauché Mélanie Bouzy, prostituée notoire, pour déposer plainte contre Caramany. Saint Hilaire savait parfaitement que mon service irait faire une perquisition chez le lieutenant, c'est donc là-bas qu'il a déposé le corps de sa femme après l'avoir tuée à coups de couteau.
Wuenheim appuyait ses deux bras sur la table comme s'il allait bondir sur les deux femmes.
– Puis, il est allé accrocher le couteau au volet du bureau de Caramany, pour le désigner comme coupable, et il est parti pour l'Italie afin de se construire un alibi en béton.
Le commissaire reprit sa respiration en se redressant.
– Il ne s'attendait pas à vous rencontrer dans le train, mais il avait tout intérêt à vous retrouver car vous étiez la seule personne à l'avoir vu dans le wagon, la nuit où nous avons découvert le corps de sa femme. Pour lui, vous étiez au cœur de son système de défense.
Rebecca secouait la tête, refusant d'admettre la logique de Wuenheim.
– Ensuite ? fit-il en vainqueur. Ensuite, Saint Hilaire n'avait plus qu'à rentrer à Paris. Le pauvre Caramany n'avait plus confiance qu'en lui. Ils se donnent rendez-vous. Entre-temps et comme convenu dans son plan, on découvre le couteau qui a servi à assassiner Marthe Saint Hilaire. Son mari n'a plus qu'à feindre la colère et partir tuer Caramany.
Wuenheim semblait fier d'avoir ainsi résumé les faits. Une larme coula sur la joue rosie de Rebecca.
Elle va jeter l'éponge ! songea Poncey.
– Vous mentez ! Vous mentez ! implora alors la jeune femme.
– Tout ceci n'est que la pure vérité ! Vous avez été trompée ! Abusée ! asséna Wuenheim. Saint Hilaire a tout manigancé de A à Z. Il a ensuite tué Mélanie Bouzy pour effacer les derniers témoins de son plan. Une fois morte, elle ne pouvait plus révéler son secret. Son forfait terminé, il se sait sauvé. Un jour où l'autre, on l'attrapera. Devant ses juges, il ne reconnaîtra que le meurtre de Caramany. Il alléguera la démence, la folie. Il écopera seulement de quelques années de prison avec sursis car la justice n'envoie pas en prison ceux qui tuent les meurtriers de leur femme ! Voilà pour quel monstre vous vous battez !
Rebecca était perdue. Elle ne savait plus que penser. Elle tenta, larmoyante, la thèse du complot. On voulait faire porter le chapeau au commissaire Saint Hilaire. Elle raconta l'invraisemblable hypothèse d'un Saint Hilaire pensant que le tueur était venu chercher le couteau dans le commissariat pour tuer Caramany puis remettre ensuite l'arme à sa place. Monica regarda sa sœur d'un air peiné. Comment pouvait-elle croire à de telles balivernes ?
– Regardez la vérité en face ! l'interrompit Wuenheim. Pourquoi vous êtes-vous séparés ce matin ?
Le mannequin en larmes ne répondit pas.
– Il a dû vous raconter une autre histoire abracadabrante pour justifier son départ, n'est-ce pas ? insista-t-il. Il n'allait pas vous avouer qu'il partait tuer Mélanie Bouzy !
Rebecca était désemparée. Comment le défendre sans dévoiler qu'il se trouvait au commissariat de la rue Ballu ? Et si ce n'était pas le cas ? Le doute vint s'insinuer dans ses pensées. Tout ce que disait Wuenheim était cohérent. Tout semblait accabler Saint Hilaire ! Elle regarda sa sœur, cherchant du soutien dans son regard.
– Dis-lui tout ! ordonna Monica, convaincue par le commissaire.
Rebecca se cacha sous ses mèches blondes. C'était la première fois qu'elle se sentait aussi seule. Elles avaient toujours été là l'une pour l'autre. Elles n'avaie
nt jamais connu la solitude. Ce sentiment était nouveau en elle. Le commissaire regarda sa montre. Le temps qui s'écoulait ne jouait pas en sa faveur. Il devait mettre à terre sa proie, lui donner l'estocade !
– Savez-vous ce que risque votre sœur, à cause de vous ? demanda-t-il. Poncey ! Dites-lui, vous ! Peut-être que vous serez plus persuasif !
– Eh bien... Si je fais le compte... fit l'autre policier en regardant les doigts de sa main droite, il y a : entrave à une action de police, violences multiples sur des agents de police dans l'exercice de leurs fonctions, injures, insultes, dégradation de biens publics...
Monica se redressa. Elle semblait ne pas comprendre le dernier chef d'accusation. Poncey s'amusa à éclairer sa lanterne.
– Vos talons aiguilles enfoncés dans les sièges de la voiture de police, ne considérez-vous pas cela comme une dégradation ? demanda-t-il, narquois.
Monica Fortia poussa un soupir. Il reprit son énumération :
– A cela, il faut ajouter : complicité et assistance à personne faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, et je ne vous parle pas des suites de l'enquête sur vos activités au sein de votre agence dite de « mannequins », mais que la justice pourrait requalifier de... prostituées ?
Monica sortit de ses gonds. Elle était très endurante, mais depuis la création de leur société, elle s'était battue bec et ongles pour ne pas avoir cette étiquette-là. Malgré les menottes qui entravaient ses mouvements, elle fonça tête en avant dans le ventre dépourvu d'abdominaux du capitaine de police. Poncey expulsa tout l'air emmagasiné dans ses poumons. La respiration coupée, il s'écroula au sol. Wuenheim ne s'embarrassa pas un instant. Brutalement, il frappa la nuque de la furie qui s'écroula à son tour, perdant connaissance. Rebecca était déjà debout pour venir à son secours. Mais ses mollets attachés entre eux la firent basculer en avant. Le commissaire Wuenheim la rattrapa au vol et la plaqua contre le mur. Sa main droite posée sur son cou la tenait en respect.
– Mademoiselle Fortia, n'aggravez pas votre situation ! Vous allez maintenant me dire où est Saint Hilaire et, dans ma grande gentillesse, je vous oublierai, vous et votre sœur ! dit-il en serrant les doigts.
L'homme terrifiait Rebecca. La situation était désespérée. Depuis le temps, Saint Hilaire ne devait plus être au commissariat. Malgré tout ce que venaient d'avancer ces policiers, elle croyait toujours en son innocence.
– Mademoiselle Fortia, réfléchissez bien !
Son regard était assassin. Un frisson la parcourut.
– Il est...
Elle avait de la peine à articuler, paralysée par l'étau qui serrait sa gorge. Elle commençait à suffoquer.
– Il est au commissariat Saint-Georges !
Chapitre Vingt et Un
La salle de restaurant n'était pas bien grande. Tout juste bonne à entasser quatre tables, elle n'accueillait aucun touriste. Seuls les habitués du quartier connaissaient le petit restaurant espagnol planqué aux abords de l'église de la Trinité. Léognan aurait bien voulu manger dans son quartier général, mais Saint Hilaire, toujours méfiant, préféra, après mûre réflexion, cette adresse à celle du vieux Berbère faisant face au commissariat. Le major ne fit pas longtemps la moue en découvrant comme plat du jour la célèbre paëlla du chef. Miguel, le patron, s'était reconverti dans la cuisine après une brillante carrière de toréador. Des photos grands formats, sous verre, le représentaient dans l'arène pendant ses heures de gloire. Une muleta était suspendue à un clou, juste au-dessus de la table des policiers. Bien souvent, à l'heure du pousse-café qu'il vous offrait généreusement, le patron empoignait la petite épée pour mimer comment il avait mis à terre el Furioso, le taureau le plus terrible qu'il ait jamais eu à affronter. L'histoire était connue des habitués mais il mettait, chaque fois, tellement d'allant à jouer la scène de la mise à mort que vous étiez en un instant transporté dans une arène en liesse. Maintenant, il était retiré du circuit. Le pécule amassé durant ses brèves années de gloire lui avait permis d'investir dans ce petit restaurant parisien. Il n'en demandait pas plus. Il était heureux, entouré de ses amis et de ses souvenirs.
Saint Hilaire et Léognan s'étaient séparés pour rejoindre la cantine de Miguel. Le commissaire était redescendu le long de la gouttière avec autant d'agilité qu'il en avait eue pour l'escalader, et avait emprunté les petites rues du quartier, capuche sur la tête pour ne pas être repéré. Léognan, quant à lui, avait laissé ses coordonnées à Claire encore dans les griffes de la psychologue. L'hôtesse d'accueil, toujours aussi curieuse, trouva cependant bizarre le choix du restaurant. Le major déjeunait tous les jours chez le vieux Berbère pour deux raisons : parce qu'il était à proximité du commissariat, ce qui lui évitait de marcher plus que de raison, et parce que les tarifs pratiqués étaient extrêmement intéressants. Lorsque l'on faisait partie de la grande maison, l'addition n'était jamais salée ! Si le futur retraité partait se restaurer ailleurs, c'est qu'il avait une bonne raison ou qu'il avait été invité par une tierce personne, en déduisit Claire.
Les deux policiers se faisaient face. Une toile cirée à carreaux bleus et jaunes protégeait la table. Une terrine de pâté à l'ail composait l'entrée de leur menu. Léognan s'était déjà emparé de son couteau pour en étaler une tranche sur du pain de campagne. Le commissaire s'attardait sur le verre d'apéritif offert par le patron. Comment allait-il se sortir de ce mauvais pas ? La peur commençait à se faire ressentir à ce stade de l'enquête. Si le tueur avait atteint son but et s'il reprenait le cours normal de sa vie, il ne pourrait plus jamais remonter jusqu'à lui. L'assassin n'avait commis aucun impair, laissé aucun indice et avait fait disparaître toutes les traces derrière lui. Il connaissait parfaitement les rouages des enquêtes policières, et parvenait même à se glisser dans les commissariats. Comment arriverait-il à confondre un tel individu ? Ses forces l'abandonnaient et l'odeur de l'ail lui révulsait les narines.
– C'est un flic ! dit-il soudain en claquant le verre contre la table. J'en mettrais ma main à couper. Il n'y a qu'un flic pour réussir un plan aussi tordu !
Léognan acquiesça la bouche pleine.
– Il faut à tout prix que je trouve l'identité de l'amant de ma femme !
– Pourquoi pas le capitaine Poncey ? s'interrogea Léognan en empoignant son verre de whisky encore intact. Ne pourrait-il pas être celui que vous recherchez ? Il a eu un différend avec Caramany lorsqu'ils travaillaient ensemble à la brigade des stupéfiants. Peut-être a-t-il gardé contre lui une haine viscérale ?
Miguel arriva, portant à bout de bras une gigantesque paëlla. Il s'aida de son pied pour approcher une petite table afin de poser le plateau. Des gambas et des moules énormes agrémentaient le riz au fumet odorant qui inonda toute la pièce. Le major ne put s'abstenir d'une dernière tranche de terrine et commanda un autre verre, avant d'attaquer le plat principal. Le patron fit un sourire poli, connaissant l'oiseau.
– Mais que vient faire ma femme dans tout cela ? se demanda le commissaire.
– Votre femme avait peut-être une liaison avec le lieutenant Caramany, dit Léognan en hésitant pour ne pas froisser son chef. Poncey en aura eu vent et aura voulu profiter de la situation !
Il semblait fier de son raisonnement.
– A ce compte-là, pourquoi ne pas soupçonner également Wuenheim ? lança Saint Hilaire. Ma fille me détestait et devait lui rendre la vie impossible depuis la disparition de sa mère. Il aura peut-être craqué et eu envie de liquider les parents de sa fiancée ?
– Mais alors, l'amant de votre femme n'aurait rien à voir avec toute cette sordide affaire, glissa le major en empoignant la louche pour passer aux choses sérieuses.
– Je ne sais plus que penser ! se dit Saint Hilaire, dépité.
Miguel apporta une bouteille de vin rouge dont il remplit les verres des convives à ras bord.
– Miguel ! J'ai une question qui me taraude l'esprit chaque fois que je viens manger la paëlla chez toi, dit Léognan, en buvant cul sec le ballon de rouge. Voilà, je me demandais pourqu
oi tu mets toujours des haricots dans ta paëlla ? Ta paëlla est la meilleure qui soit, mais c'est la seule qui contienne des haricots verts !
– Mon père était producteur de haricots. Il en mettait dans tous les plats. La soupe, le riz, même dans la purée, il y avait des haricots verts. Moi je ne peux plus les voir en peinture et d'ailleurs je n'en mange pas... répondit Miguel.
– Tu ne manges pas de ta propre paëlla ? fit le major interloqué.
– Non ! Ecoute, mon ami, reprit l'homme avec un fort accent espagnol, je mets des haricots dans le riz pour l'odeur... Respire. Cette senteur, c'est mon enfance, c'est ma jeunesse. Le matin, lorsque je fais la tambouille dans la cuisine, je repense à l'Espagne !
Ses yeux regardaient le plafond comme si, en se mettant sur la pointe des pieds, il pouvait voir son pays.
– Alors tu comprends maintenant pourquoi il y a des haricots verts et pourquoi il y en aura toujours chez Miguel ! entonna-t-il comme un chanteur de flamenco.
Le torchon sur l'avant-bras, il repartit à sa plonge, contrarié d'avoir dû se justifier. L'Espagnol était sympathique tant qu'on ne s'attaquait pas à sa cuisine et à son pays. Léognan ne s'offusqua pas de cette retraite et reprit sa fourchette.