— Ça va ? me chuchota Edward en m’aidant à descendre, une fois sur le parking du lycée.
— Un peu nerveuse.
Ce n’était même pas un mensonge.
— Tu es magnifique.
Il aurait aimé en dire plus, mais Charlie se glissa entre nous d’une façon peu subtile (contrairement à ce qu’il pensait) et posa son bras sur mes épaules.
— Contente ? me demanda-t-il.
— Pas spécialement.
— Voyons, Bella, c’est un jour important. La vraie vie commence, dorénavant. La fac, l’indépendance… Tu n’es plus ma petite fille.
Les derniers mots s’étaient un peu étranglés dans sa gorge.
— Pas de larmoiements, papa, s’il te plaît !
— Personne ne larmoie, se rebiffa-t-il. Pourquoi n’es-tu pas heureuse ?
— Aucune idée. Je ne réalise pas encore, sûrement.
— Heureusement qu’Alice a organisé cette fête. Ça te mettra de meilleure humeur.
— Tu as raison, tiens ! Une bringue est exactement ce qu’il me faut pour me remonter le moral.
Charlie s’esclaffa. De son côté, Edward contemplait les nuages, pensif. Mon père dut nous quitter devant le gymnase afin de rejoindre les autres parents. Mme Cope, la secrétaire, et M. Varner, le prof de maths, s’acharnèrent à faire aligner tout le monde par ordre alphabétique, ce qui ne fut pas aisé.
— Mettez-vous devant, monsieur Cullen ! aboya Varner.
— Salut, Bella ! me lança Jessica Stanley, un grand sourire aux lèvres.
Edward m’embrassa brièvement, soupira, puis alla se placer au milieu des C. Alice était absente. Comptait-elle sécher la cérémonie ? J’avais été maladroite, mieux aurait valu que je garde mes conclusions pour plus tard.
— Par ici, Bella ! cria Jessica.
Un peu intriguée par sa gentillesse soudaine, je filai me mettre derrière elle. Angela se trouvait cinq rangs plus loin, tout aussi surprise que moi par l’attitude de Jessica.
— … vraiment super, jacassait cette dernière. J’ai l’impression qu’on vient à peine de se rencontrer, et voilà qu’on termine le lycée en même temps ! Tu arrives à croire que c’est fini, toi ? J’ai envie de hurler !
— Ne te gêne pas, marmonnai-je entre mes dents.
— C’est dingue ! Tu te rappelles ton arrivée ici ? Nous avons sympathisé tout de suite. Au premier regard. Trop génial. Et maintenant, je vais partir en Californie, et toi en Alaska. Tu vas tellement me manquer ! Promets-moi que nous resterons en contact. Et ta fête, c’est une idée excellente. Parce que nous n’avons pas eu l’occasion de beaucoup nous fréquenter, ces derniers temps, et comme nous quittons tous la ville…
Elle continua à pérorer ainsi, toute pleine d’une nostalgie qui ravivait une amitié défunte, résurrection renforcée par sa joie d’avoir été invitée à la soirée, alors que je n’en étais en rien responsable. J’enfilai ma toge tout en l’écoutant d’une oreille distraite. J’étais contente, cependant, que cette fin eût des accents heureux à ses yeux. Car c’était bien une fin, en dépit de ce qu’Eric, le responsable de notre promotion, dit dans son discours, parlant de commencement et autres thèmes rebattus. Vu ma situation, j’y étais peut-être plus sensible qu’eux, mais nous laissions tous une part de nous-mêmes ici.
Tout alla très vite, à croire qu’on avait appuyé sur le bouton d’avance rapide d’une télécommande. Étions-nous censés défiler au pas de course ? En proie à la nervosité, Eric débita son laïus à une telle allure que les mots et les phrases s’entrechoquaient, perdant leur sens. Le proviseur, M. Greene, entama l’appel des noms sans laisser assez de temps entre chacun et, au premier rang, on en était à galoper pour tenir le rythme. La malheureuse Mme Cope s’emmêlait les pinceaux en passant les diplômes à son supérieur.
Alice surgit soudain et grimpa sur l’estrade pour récupérer le sien. Elle avait l’air très concentrée. Edward était juste derrière elle, apparemment dérouté, mais pas bouleversé. Eux seuls arrivaient à porter la toge jaune immonde sans s’enlaidir. Ils se tenaient un peu à l’écart de leurs pairs, empreints d’une beauté et d’une grâce surnaturelles. Comment avais-je pu croire à la farce humaine qu’ils nous servaient ? Un couple d’anges ailés aurait moins éveillé les soupçons qu’eux !
M. Greene appela mon nom, et je me levai pour rejoindre la queue au pied de l’estrade. Entendant des hourras, je me retournai et aperçus Jacob qui poussait Charlie à se mettre debout. Tous deux criaient leurs félicitations. Je distinguai à peine la tête de Billy derrière l’épaule de son fils. Je leur adressai un vague sourire. Le proviseur en avait fini avec l’appel et terminait de distribuer les ultimes diplômes, comme agacé par tout ça.
— Félicitations, mademoiselle Stanley… Félicitations, mademoiselle Swan.
— Merci, marmottai-je.
Ce fut tout. Je me mêlai à la foule de mes camarades. Jess ne cessait d’essuyer ses yeux rouges avec sa manche. Je mis un moment à comprendre qu’elle pleurait. Soudain, tout le monde se mit à brailler en lançant son chapeau en l’air. Je retirai le mien trop tard, me contentai de le laisser tomber par terre.
— Oh, Bella ! bredouilla Jess. Je n’en reviens pas que ce soit fini.
— Moi non plus.
— Jure-moi que nous nous reverrons ! s’écria-t-elle en se jetant à mon cou.
Je la serrai gauchement contre moi.
— Je suis heureuse de te connaître, Jessica. Ces deux dernières années ont été chouettes.
— Oui, renifla-t-elle.
Puis elle me lâcha et se rua sur Lauren. Les familles commençaient à converger vers nous, la foule était de plus en plus compacte. J’aperçus Angela et Ben, mais ils étaient entourés par les leurs. Je me dévissai le cou, tentant de repérer Alice.
— Félicitations, murmura Edward à mon oreille tandis que ses bras enlaçaient ma taille.
D’un calme inhabituel, il paraissait distant.
— Merci.
— J’ai l’impression que tu es toujours aussi nerveuse.
— C’est vrai.
— Tu n’as plus à te soucier de rien, pourtant. C’est la fête ? Ce ne sera pas si terrible.
— Sans doute.
— Qui cherches-tu ?
Je n’avais donc pas été aussi discrète que je le croyais.
— Ta sœur.
— Elle a filé dès qu’elle a eu reçu son diplôme.
Une intonation étrange colorait sa voix. Je levai la tête, constatai qu’il semblait perplexe, yeux rivés sur la porte du gymnase. Je cédai à une impulsion, alors que j’aurais dû y réfléchir à deux fois, ce qui m’arrivait trop rarement hélas.
— Tu t’inquiètes pour elle ? demandai-je.
— Hum…
Charmante façon d’éluder ma question.
— Comment s’y est-elle prise ? insistai-je. Pour t’empêcher de lire ses pensées, s’entend.
Il me dévisagea aussitôt, soupçonneux.
— Elle a traduit l’hymne national en arabe. Puis en coréen.
— J’imagine que ç’a en effet brouillé les choses, m’esclaffai-je, mal à l’aise.
— Tu sais ce qu’elle me cache, toi.
— Oui. Parce que c’est moi la responsable.
Il patienta, intrigué. Je regardai alentour, Charlie approchait.
— La connaissant, m’empressai-je de murmurer, elle va tenter de garder ça pour elle jusqu’à la fin de la soirée. Comme je n’aime pas les fêtes, je vais tout te dire. Mais ne t’énerve pas, compris ?
— Crache le morceau.
Mon père avançait lentement. Il me fit un signe de la main.
— Pas de crise, juré ?
Il se borna à acquiescer sèchement. En quelques phrases, je lui exposai mon raisonnement.
— À mon avis, conclus-je, le danger n’a qu’une origine, et c’est moi qui suis visée. Tout se tient. L’intrus vérifiait qu’il était possible de tromper Alice. C’est forcément la même personne que celle qui ne cess
e de changer d’avis pour brouiller les visions de ta sœur, la même qui a fabriqué ces nouveau-nés et volé mes fringues pour leur donner mon odeur.
Edward avait blêmi.
— Mais ce n’est pas vous la cible. Super, non ? Esmé, Alice, Carlisle, personne ne leur veut de mal.
Ses yeux étaient exorbités, affolés, stupéfiés, horrifiés.
— Bella ! cria Charlie en se frayant un chemin dans la pétaudière environnante. Félicitations, chérie !
Il me serra conte lui, s’arrangeant pour repousser Edward au passage.
— Merci, répondis-je, distraitement.
Mon amoureux ne s’était pas ressaisi. Ses mains se tendaient à moitié vers moi, comme s’il s’apprêtait à m’attraper pour m’entraîner dans une fuite éperdue. Ce qui n’était pas une bonne idée.
— Jacob et Billy ont dû partir, tu les as vus ? poursuivit Charlie.
Il recula d’un pas, sans pour autant me lâcher. Il tournait le dos à Edward, sa façon de l’exclure. Pour l’instant, ça ne me gênait pas du tout.
— Oui. Et je les ai entendus aussi !
— Sympa de leur part de venir.
— En effet.
Bon, parler à Edward avait été une erreur monumentale, et Alice avait eu raison de lui cacher ses pensées. Pour ma part, j’aurais mieux fait d’attendre que nous fussions seuls, ou avec les siens seulement. Et sans rien de cassable autour, ni fenêtres, ni voitures, ni établissements scolaires. L’expression de furie qu’il arborait me rappela les emportements dont il était capable.
— Alors, où souhaites-tu que je t’emmène dîner ? me demanda Charlie.
— Je peux cuisiner.
— Pas de sottises. Le Lodge, ça te tente ?
Je ne partageais pas spécialement l’engouement de Charlie pour ce restaurant, mais quelle importance, à ce stade ? Je serais incapable d’avaler quoi que ce soit, de toute façon.
— Super !
Mon père sourit et se retourna à demi vers Edward.
— Tu nous accompagnes ? lança-t-il sans le regarder.
Par bonheur, mon amoureux s’était recomposé une façade indéchiffrable, à défaut d’être sereine.
— Non merci, déclina-t-il avec raideur
— Tes parents et toi avez des projets ?
La froideur d’Edward, toujours si poli, avait surpris Charlie.
— Oui. Si vous voulez m’excuser.
Sur ce, il s’en alla à grands pas, juste un peu trop vite par rapport à la normale, quand il était en mesure de contrôler sa rapidité surnaturelle.
— Qu’est-ce que j’ai dit ? s’inquiéta mon père, l’air coupable.
— Ne t’en fais pas, tu n’y es pour rien.
— Vous vous êtes encore disputés ?
— Du tout. Et occupe-toi de tes oignons.
— Tu es mes oignons.
— Allons dîner, soupirai-je.
Le Lodge était bondé. Je trouvais l’endroit à la fois trop cher et vulgaire, mais c’était le seul en ville qui s’approchât d’un restaurant digne de ce nom. Du coup, il était très fréquenté lors des grandes occasions. Pendant que Charlie avalait des côtelettes, je fixai un wapiti empaillé complètement déprimant accroché au-dessus de la table des Crowley, les parents de Tyler. Le brouhaha était infernal, car tout Forks était venu fêter la remise des diplômes, et les convives s’adressaient la parole d’une rangée de tables à l’autre.
J’étais installée dos à la vitrine et j’eus du mal à ne pas me retourner afin de chercher les yeux que je devinais sur moi. Je ne le repérerais pas, de toute manière, même si j’étais sûre qu’il me surveillait. Pas question de se relâcher, surtout maintenant.
Le dîner traîna en longueur. Charlie, qui discutait avec les uns et les autres, ne se dépêchait pas de manger. Je chipotais, fourrant des morceaux de viande dans ma serviette quand il ne me prêtait pas attention. Tout cela me parut extrêmement long ; pourtant, quand je consultais la pendule, plus souvent que nécessaire, les aiguilles avaient à peine bougé. Enfin, Charlie récupéra sa monnaie et déposa un pourboire. Je me levai.
— Tu es pressée ? me demanda-t-il.
— J’aimerais aider Alice à préparer les choses.
— D’accord.
Il entreprit de saluer tout le monde, et je sortis l’attendre près de la voiture de patrouille. Le parking était presque obscur, et la couche de nuages si épaisse qu’il était impossible de deviner si le soleil s’était ou non couché. L’air était chargé de pluie. Soudain, une ombre bougea dans le noir. Je tressaillis, poussai un soupir de soulagement en identifiant Edward. Sans un mot, il m’attira contre lui. Une main glacée souleva mon menton, et il m’embrassa. Je sentis la tension de ses mâchoires.
— Comment va ? m’enquis-je dès qu’il m’eut relâchée.
— Pas terrible, même si je me contrôle. Désolé pour tout à l’heure.
— Je regrette de t’en avoir parlé si tôt.
— Non. Il fallait que je sois au courant. Je n’en reviens pas de ne pas avoir deviné avant.
— Tu étais préoccupé.
— Pas toi ?
Il m’embrassa derechef sans me laisser le temps de répondre, puis s’écarta rapidement.
— Charlie rapplique.
— Je vais lui demander de me déposer chez toi.
— Je vous y suivrai.
— Inutile.
Il était déjà parti.
— Bella ? appela mon père.
— Je suis ici !
Il vint vers moi en râlant contre mon impatience.
— Alors, lança-t-il un peu plus tard, comment te sens-tu ? Quelle journée !
— Très bien, mentis-je.
Il rigola, pas dupe.
— Tu te fais du mouron pour la fête ?
— Oui.
Cette fois, il ne décela pas le mensonge.
— Tu n’as jamais aimé ça.
— On se demande de qui je tiens ça.
— En tout cas, tu es ravissante. Excuse-moi de ne pas t’avoir acheté de cadeau.
— Aucune importance.
— Si. J’ai l’impression d’être toujours à côté de la plaque.
— Ne sois pas ridicule. Tu es un père formidable. Le meilleur qui soit. Et je…
Je m’interrompis, car il m’était difficile d’exposer mes sentiments à Charlie.
— Je suis très contente d’être venue m’installer chez toi, repris-je après m’être éclairci la gorge. Alors, ne t’inquiète pas. Je vais très bien. Juste un peu de pessimisme après avoir achevé le lycée.
— N’empêche, je suis sûr de ne pas avoir été à la hauteur, quelquefois. Il suffit de regarder ta main.
Je baissai les yeux sur l’attelle que j’avais tendance à oublier. Je n’avais presque plus mal.
— Je n’ai jamais songé à t’apprendre comment jouer des poings. Une erreur.
— Je croyais que tu soutenais Jacob ?
— Quelle que soit mon opinion, si un garçon t’embrasse sans en avoir eu la permission, j’estime que tu dois pouvoir réagir sans te blesser. Tu as oublié de mettre ton pouce dans ton poing, hein ?
— Oui. C’est gentil, de me donner ces conseils, mais je ne pense pas que ces leçons m’auraient été très utiles. Jacob a vraiment la tête dure.
— Alors, frappe-le à l’estomac, la prochaine fois, s’esclaffa-t-il.
— La prochaine fois ! m’offusquai-je.
— Bah ! Tâche de ne pas trop lui en vouloir. Il est si jeune.
— Il est surtout odieux.
— Il reste ton ami.
— Oui, et je ne sais pas trop quel comportement adopter à son égard.
— Je comprends. Ce n’est pas toujours facile. Ce qui est bien dans une situation ne l’est pas dans une autre. Bonne chance pour découvrir ce qu’il faut faire, en l’occurrence.
— Merci, lâchai-je froidement.
Il rit, puis changea de sujet.
— Si cette fête devait tourner à l’orgie…
— Du calme. Carlisle et Esmé seront présents. Tu es le bienvenu aussi, d’ailleurs.
Il grimaça, peu enthousiaste.
— Où est-ce qu’on tourne, déjà ? s’enquit-il. Ils pourraient nettoyer leur chemin. On ne s’y retrouve jamais, dans le noir.
— Juste après le prochain virage. Tu as raison, c’est pénible. Alice m’a assuré qu’elle avait joint un plan aux invitations, mais je suis sûre que les gens vont se perdre.
Cette perspective me rasséréna.
— Peut-être pas.
En effet, l’obscurité fut soudain rompue à l’embouchure de l’allée menant chez les Cullen. Les arbres avaient été festonnés de milliers d’ampoules électriques impossibles à rater.
— Cette Alice ! grommelai-je.
— Superbe, décréta Charlie en bifurquant.
Elle ne s’était pas contentée d’illuminer le début du chemin. Tous les six mètres environ, des balises conduisaient à la villa blanche.
— Elle n’est pas du genre à faire les choses à moitié, hein ? commenta mon père.
— Tu es sûr de ne pas vouloir entrer ?
— Oh oui ! Amuse-toi bien, chérie.
— Merci, espèce de lâcheur !
Il riait encore quand je claquai la portière. En soupirant, je grimpai les marches du perron afin d’endurer mon calvaire — ma fête.
17
Alliance
— Bella ?
La voix veloutée d’Edward résonna derrière moi. Me retournant, je le vis sauter légèrement sur le perron, les cheveux ébouriffés par sa course. Comme sur le parking du Lodge, il me prit dans ses bras et m’embrassa. Ce baiser m’effraya. Il recelait trop de tension, ses lèvres écrasaient les miennes avec trop de force, comme s’il craignait qu’il ne nous restât plus de temps. Il était exclu que je m’autorise à penser à cela, dans la mesure où j’allais devoir me comporter en humaine durant les prochaines heures. Je le repoussai.
— Terminons-en avec cette idiote de soirée, marmonnai-je en fuyant son regard.
Ses mains s’emparèrent de mon visage, et il attendit que je lève les yeux.
— Il ne t’arrivera rien, murmura-t-il. Je serai là.
— Je ne suis pas inquiète pour moi, répondis-je en effleurant sa bouche.
— Le contraire m’aurait surpris, soupira-t-il. Alors, prête ?
HÉSITATION Page 28