HÉSITATION

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HÉSITATION Page 33

by Stephenie Meyer


  — Es-tu en train de me demander de les laisser se battre seuls ? s’enquit-il très doucement.

  — Oui, répliquai-je d’une voix égale, qui me surprit tant j’étais déchirée au fond de moi. Ou de m’autoriser à t’accompagner sur le champ de bataille. L’essentiel est que nous soyons ensemble.

  Il respira profondément. Ses mains se plaquèrent sur mes joues, m’obligeant à le regarder en face. Très longtemps, il plongea ses yeux dans les miens. Qu’y cherchait-il ? Qu’y trouvait-il ? Mon sentiment de culpabilité était-il aussi évident à lire sur mes traits qu’il pesait dans mon ventre ? Il plissa les paupières, dissimulant ses émotions, puis me lâcha pour s’emparer de son mobile.

  — Alice ? souffla-t-il. Aurais-tu la gentillesse de venir surveiller Bella un moment, s’il te plaît ? Il faut que je m’entretienne avec Jasper.

  Apparemment, elle accepta aussitôt.

  — Que vas-tu dire à ton frère ? demandai-je.

  — Je vais discuter de ma… non-participation à l’affaire.

  Je n’eus aucun mal à saisir combien il lui était difficile de prononcer ces paroles.

  — Je suis désolée.

  Et je l’étais. Je me détestais de lui infliger cela. Pas assez cependant pour retenir un sourire triomphant, ni pour céder.

  — Ne t’excuse pas. Et n’aie jamais peur de me confier ce que tu ressens, Bella. Si cela t’est indispensable… tu es ma priorité.

  — Je ne veux pas que tu le prennes comme un choix entre moi et les tiens.

  — J’avais compris. Tu m’as proposé une alternative qui t’était nécessaire, j’ai opté pour la solution qui m'était indispensable. C’est ce qu’on appelle un compromis, sans doute.

  — Merci, chuchotai-je en m’appuyant contre son torse.

  — De rien, murmura-t-il en embrassant mon front.

  Longtemps, nous restâmes ainsi sans bouger. Deux voix se disputaient en moi. L’une qui exigeait que je sois gentille et courageuse, une qui ordonnait à l’autre de se taire.

  — Qui est la troisième épouse ? lança Edward, tout à trac.

  — Pardon ?

  — Tu l’as mentionnée, cette nuit. Je n’ai pas compris grand-chose.

  — Ah, oui, marmonnai-je, gênée, ne me souvenant pas d’avoir rêvé d’elle. Ce n’est qu’une des histoires qu’on a racontées autour du feu de camp. Elle a dû me marquer.

  S’écartant, il m’examina, alerté par l’embarras de ma voix. Par bonheur, Alice se matérialisa sur le seuil de la cuisine, m’épargnant d’autres questions. Elle avait le visage fermé.

  — Tu vas tout rater, grommela-t-elle.

  — Bonjour, la salua-t-il avant de soulever mon menton pour un baiser. Je serai de retour ce soir, ajouta-t-il. Le temps de réarranger les choses.

  — D’accord.

  — C’est inutile, intervint Alice, je leur ai déjà annoncé. Emmett est ravi.

  — Ça ne me surprend pas, soupira Edward en s’en allant.

  Je me retrouvai face à sa sœur, qui me toisa avec dureté.

  — Navrée, m’excusai-je derechef. Est-ce que ça vous exposera à plus de dangers ?

  — Tu t’inquiètes trop, Bella, rétorqua-t-elle. À force, tu vas blanchir prématurément.

  — Pourquoi es-tu si fâchée, alors ?

  — Edward est pénible quand on le contrarie. Je me contente d’anticiper ce que seront les prochains mois à vivre sous le même toit que lui. S’il faut en passer par là pour que tu ne deviennes pas folle, d’accord, mais j’apprécierais que tu brides un peu mieux ton pessimisme naturel.

  — Laisserais-tu Jasper y aller sans toi ?

  — C’est différent.

  — Ben tiens !

  — Va te préparer ! Charlie sera à la maison dans un quart d’heure. Si tu as l’air aussi mal en point que maintenant, il refusera de t’autoriser à sortir.

  J’avais gâché ma journée et je me réjouis à la perspective que, bientôt, je ne gaspillerais plus mon temps à dormir. J’étais parfaitement présentable au retour de mon père. Habillée, coiffée, et occupée à préparer son dîner dans la cuisine. Alice occupait la place habituelle d’Edward, ce qui ravit Charlie.

  — Nom d’une pipe, Alice ! Comment vas-tu, ma belle ?

  — Très bien, Charlie, merci.

  — Tu as enfin réussi à te tirer du lit, espèce de marmotte, me dit-il ensuite. Toute la ville jase sur la fête que tes parents ont donnée hier, ajouta-t-il à l’intention d’Alice. Vous devez avoir un sacré ménage !

  La jeune fille haussa les épaules. La connaissant, j’étais prête à parier que tout était rangé depuis belle lurette.

  — Ça valait le coup, éluda-t-elle. La soirée a été formidable.

  — Où est Edward ? s’enquit mon père avec réticence. Il aide à nettoyer ?

  Alice afficha une mine tragique, une façade destinée à mon géniteur, mais qui raviva mes inquiétudes.

  — Il est parti pour des repérages. Carlisle, Emmett et lui envisagent une sortie, ce week-end.

  — Encore une randonnée ?

  — Oui. Toute la famille y va, sauf moi. C’est une sorte de tradition, qui se répète à la fin de chaque année scolaire. Mais, ce coup-ci, j’ai préféré aller faire du lèche-vitrines en ville. Personne n’a accepté de m’accompagner ! Ils m’ont abandonnée.

  Elle gratifia Charlie d’une grimace si triste qu’il se pencha vers elle, désireux de l’aider. Qu’était-elle en train de mijoter ?

  — Et si tu venais t’installer chez nous pendant leur absence ? offrit mon père. L’idée que tu sois seule dans cette grande maison me révulse.

  Elle poussa un soupir à fendre l’âme tout en m’écrasant le pied.

  — Ouille !

  — Qu’y a-t-il, Bella ? s’inquiéta Charlie.

  — Je me suis cogné l’orteil, marmonnai-je en encaissant le regard désespéré d’Alice qui, visiblement, me jugeait lente à comprendre.

  — Alors, repartit Charlie en se tournant vers elle, qu’en penses-tu ?

  Elle me marcha de nouveau sur le pied.

  — Hum, papa ? intervins-je. La maison n’est pas très confortable, et nous n’allons quand même pas obliger Alice à coucher sur le plancher de ma chambre.

  Mon père grimaça, tandis que mon amie en rajoutait dans le désespoir.

  — Et si Bella dormait chez toi ? suggéra-t-il. Jusqu’au retour de ta famille ?

  — Tu serais d’accord, Bella ? minauda Alice, radieuse.

  — Oui, bien sûr.

  — Quand les tiens partent-ils ? demanda mon père.

  — Demain ! soupira-t-elle.

  — Et quand veux-tu que je te rejoigne ? lançai-je.

  — Après dîner, par exemple. Tu n’as rien de prévu pour samedi, hein ? Je compte passer ma journée dans les magasins.

  — Pas à Seattle ! objecta mon shérif de père.

  — Il n’en est pas question ! se défendit-elle, bien qu’elle sût comme moi que la ville serait sans danger ce jour-là. Je pensais plutôt à Olympia.

  — Tu vas adorer, Bella ! me lança Charlie. Toi qui aimes tant la grande ville.

  — Ce sera super, papa.

  En quelques phrases, Alice avait dégagé le terrain pour le jour de la confrontation.

  Edward revint peu de temps après et accepta sans sourciller les vœux de bonne randonnée que lui adressait Charlie. Il affirma qu’ils comptaient partir le lendemain aux aurores et prit congé plus tôt que d’ordinaire. Alice s’en alla avec lui. De mon côté, je ne tardai pas à souhaiter bonne nuit à mon père.

  — Ne me dis pas que tu es fatiguée ! protesta-t-il.

  — Si, un peu, mentis-je.

  — Pas surprenant que tu n’apprécies pas les fêtes s’il te faut aussi longtemps pour t’en remettre.

  En haut, Edward m’attendait, couché sur mon lit.

  — À quelle heure est programmé le rendez-vous avec les loups ? murmurai-je en m’approchant.

  — Dans une heure.

  — Tant mieux. Jaco
b et ses amis ont besoin de sommeil.

  — Pas autant que toi.

  Je changeai rapidement de sujet, de peur qu’il ne tente de me convaincre de rester à la maison.

  — Alice t’a-t-elle informé qu’elle m’enlevait de nouveau ?

  — Ce n’est pas exact, rigola-t-il.

  Je le contemplai avec étonnement.

  — Je suis le seul à avoir le droit de te prendre en otage, précisa-t-il. Alice ira chasser avec les autres. Moi, je n’en ai plus besoin.

  — C’est toi qui me garderas ?

  Il hocha la tête. J’imaginai la situation : pas de Charlie pour m’espionner depuis le rez-de-chaussée, pas de vampires bien éveillés et à l’ouïe ultrasensible pour errer dans la villa… rien que lui et moi, seuls.

  — Ça te va ? s’inquiéta-t-il, face à mon silence.

  Il était ahurissant qu’il pût encore douter de son emprise sur moi.

  — Bien sûr. Sauf que…

  — Oui ?

  — Je regrette que ta sœur n’ait pas raconté à mon père que vous partiez dès ce soir !

  Il s’esclaffa, soulagé.

  Je profitai mieux que la veille du trajet jusqu’à la prairie. J’avais beau me sentir toujours aussi coupable et effrayée, je n’étais plus terrifiée. J’étais à même de réfléchir, d’envisager un futur au-delà de la bataille ; je croyais presque que tout irait bien. Edward semblait supporter la perspective de ne pas participer au carnage. Il m’était plus facile d’accepter ses assertions selon lesquelles la tâche serait facile parce qu’il avait renoncé à accompagner sa famille. Alice avait sûrement raison, je n’avais que trop tendance à m’angoisser.

  Quand nous parvînmes à notre but, Jasper et Emmett luttaient déjà, un simple échauffement, à en juger par leurs rires. Alice et Rosalie les observaient, couchées par terre. Esmé et Carlisle discutaient un peu plus loin, doigts entrelacés, penchés l’un vers l’autre, indifférents à la bagarre.

  Le ciel était beaucoup plus dégagé, ce soir-là, et la lune transperçait le léger voile de nuages. Je distinguai sans mal les trois animaux assis autour de l’arène, positionnés de manière à regarder depuis trois angles différents. J’aurais reconnu Jacob partout, même s’il n’avait pas levé la tête à notre approche.

  — Où est le reste de la meute ? m’enquis-je.

  — Inutile que tout le monde soit là. Un seul suffirait, d’ailleurs, mais Sam n’a pas eu assez confiance en nous pour n’envoyer que Jacob, bien que ce dernier l’ait proposé. Il est donc venu avec Quil et Embry, ses… ailiers, en quelque sorte.

  — Lui vous fait confiance.

  — Juste assez pour se douter que nous ne le tuerons pas. Ça s’arrête là.

  — As-tu l’intention de participer, ce soir ?

  Assister aux entraînements risquait d’être aussi dur pour lui que l’aurait été pour moi l’idée de rester à l’écart le samedi. Plus, peut-être.

  — Je donnerai un coup de main quand ce sera nécessaire. Jasper souhaite leur montrer des manœuvres pour se débarrasser d’une attaque groupée.

  Une nouvelle vague de panique détruisit aussitôt ma confiance. Ils étaient encore en sous-nombre par rapport à nos adversaires. Mon intervention auprès d’Edward aggravait les choses. Je me focalisai sur le champ pour tenter de contrôler la honte qui me submergeait, de me mentir à moi-même, de me seriner que tout irait comme je voulais que ça aille.

  Mauvaise idée. En me détournant de la bataille simulée qui serait trop réelle d’ici quelques jours, je croisai en effet le regard de Jacob, qui me sourit, de ce sourire lupin et pourtant si humain, les yeux plissés comme quand il avait sa forme d’homme. Je n’eus pas besoin de m’interroger pour deviner qui était Quil, qui Embry. Ce dernier était le loup mince et gris tacheté de noir sur le dos, observant sagement ce qui se passait, tandis que le premier, d’une couleur brun chocolat, plus clair au niveau de la gueule, ne cessait de se trémousser, l’air de mourir d’envie de se joindre à la bagarre. Même derrière cette apparence, ils n’étaient pas des monstres, mais des amis.

  Des amis qui me paraissaient moins indestructibles qu’Emmett et Jasper, lesquels frappaient plus vite que des cobras, cependant que le clair de lune ruisselait sur leur peau dure comme le granit. Des amis qui ne me donnaient pas l’impression d’évaluer le péril. Des amis qui restaient mortels, qui pouvaient saigner, ou pire…

  La quiétude d’Edward me réconfortait, tant il était évident qu’il ne se souciait guère du sort des siens. Serait-il touché s’il arrivait quelque chose aux loups ? Dans le cas contraire, il n’avait aucune raison d’être anxieux. Sa confiance ne concernait qu’une de mes deux angoisses. Je m’efforçai de retourner son sourire à Jacob et ravalai le nœud qui obstruait ma gorge. Je dus échouer, car il sauta sur ses pattes avec une agilité étonnante pour sa masse et trottina vers nous.

  — Jacob, le salua poliment Edward.

  Le loup l’ignora, ses prunelles sombres concentrées sur moi. Comme la veille, il amena sa tête à mon niveau et émit un gémissement.

  — Je vais bien, le rassurai-je sans attendre qu’Edward traduisît. Je suis juste soucieuse.

  Il continua à me dévisager.

  — Il demande pourquoi, chuchota Edward.

  Jacob gronda — rien de menaçant, de l’agacement tout au plus — les lèvres de mon amoureux frémirent.

  — Qu’y a-t-il ? voulus-je savoir.

  — Ton ami trouve que mes traductions laissent à désirer. En vérité, il a pensé ceci : « Ne sois pas idiote. Tu n’as aucune raison de te biler. » J’ai préféré censurer, car je trouvais ça mal élevé.

  Cette joute ne m’amusa guère.

  — J’ai toutes les raisons du monde de me biler, rétorquai-je. Genre, une meute de loups stupides qui ont des chances d’être blessés.

  J’eus droit au toussotement qui valait pour un rire.

  — Jasper me réclame, soupira Edward. Tu t’en sortiras sans moi ?

  — Oui.

  Il hésita un instant, puis fila rejoindre son frère. Je m’assis sur la terre froide et inconfortable. Jacob avança d’un pas, et un long glapissement monta de sa gorge.

  — Vas-y toi aussi, lui dis-je. Moi, je refuse de regarder ça.

  Il pencha la tête sur le côté, puis se laissa tomber près de moi avec un soupir rauque.

  — Franchement, vas-y, insistai-je.

  Il se contenta de poser la tête sur ses pattes avant. Je levai les yeux sur les nuages argentés. Une brise traversa le terrain dégagé, je frémis. Aussitôt, Jacob colla contre moi la chaleur de son flanc.

  — Hum… merci.

  Quelques minutes plus tard, je m’adossai à son épaule robuste, position plus agréable que la précédente. Les nuages défilaient lentement, s’éclairant et s’obscurcissant tour à tour selon qu’ils passaient devant l’astre nocturne. Sans y prêter attention, je me mis à jouer avec les poils du cou de Jacob. Un bourdonnement monta de sa poitrine, étrangement familier. Plus rude et sauvage que le ronronnement d’un chat, expression cependant d’un identique bien-être.

  — Je n’ai jamais eu de chien, murmurai-je, alors que j’en ai toujours voulu un. Renée est allergique.

  Jacob fut secoué par un feulement.

  — Tu n’es vraiment pas inquiet pour samedi ?

  Il tourna la tête vers moi, je vis un de ses yeux se lever au ciel.

  — J’aimerais être aussi sûre de moi que tu l’es.

  S’appuyant contre ma jambe, il se remit à ronronner, ce qui ne fit que me rendre encore plus amère.

  — Donc, demain, nous allons partir en balade.

  Le ronronnement prit des accents joyeux.

  — Méfie-toi, ça risque d’être long. Edward a un sens des distances plutôt inhabituel.

  Il aboya un nouveau rire, et je m’enfonçai dans son poil, nuque contre son échine. Bizarrement, malgré l’apparence lupine de Jacob, j’avais l’impression de retrouver l’ambiance d’autrefois, celle d’une amitié facile et tout aussi naturelle que le fa
it de respirer, ce que j’avais perdu ces derniers temps avec lui, quand il avait forme humaine. J’étais surprise que ce sentiment se produisît ici, alors que j’avais cru que la perte était due au côté loup-garou de Jake.

  Pendant que les jeux assassins se poursuivaient sur l’herbe, je fixais la lune floue.

  20

  Compromis

  Tout était prêt.

  Mon sac en prévision de ma visite de deux jours chez les Cullen attendait sur le siège passager de ma camionnette. J’avais donné les billets du concert à Angela, Ben et Mike, lequel comptait y inviter Jessica, exactement comme je l’avais espéré. Billy avait emprunté le bateau du vieux Quil Ateara et proposé à Charlie une partie de pêche avant le match de l’après-midi. Collin et Brady, les deux plus jeunes membres de la meute, restaient sur place afin de protéger La Push, bien qu’ils ne fussent encore que des enfants de treize ans. Mais bon, Charlie serait plus en sécurité que quiconque à Forks.

  J’avais fait mon maximum. Du moins, je tâchai de m’en persuader, comme j’essayais d’écarter de mon esprit ce qui ne dépendait pas de moi, pour ce soir en tout cas. D’une façon ou d’une autre, les choses seraient terminées d’ici quarante-huit heures, ce qui était presque réconfortant. Edward m’avait ordonné de me détendre. Là encore, j’allais agir au mieux.

  — Rien que pour ce soir, pourrions-nous tenter d’oublier ce qui n’est pas seulement toi et moi ? avait-il plaidé en me dévastant de son regard ravageur. J’ai le sentiment de ne jamais vivre assez de moments semblables. J’ai besoin d’être avec toi. Juste toi.

  C’était une demande peu difficile à satisfaire, même si j’avais conscience qu’étouffer mes peurs était plus facile à dire qu’à faire. Toutefois, j’avais d’autres choses en tête pour l’instant — savoir que cette nuit qui nous appartenait m’aiderait.

  La situation avait changé — j’étais prête à rejoindre les rangs de sa famille.

 

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