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HÉSITATION Page 39

by Stephenie Meyer


  — Et si elle décidait que c’est moi qu’elle préfère ? Je t’accorde qu’il y a peu de chance, mais bon.

  — Alors, je la laisserais partir.

  — Comme ça ?

  — Je ne lui montrerais jamais à quel point cela me serait difficile. Attention, toutefois, je monterais la garde. Parce que tu pourrais la quitter un jour. Comme pour Sam et Emily, tu n’aurais pas le choix. J’attendrais dans la coulisse, en espérant que cela se produise.

  — Tu as été plus franc que je ne le méritais. Merci, Edward.

  — De rien. Je te répète que je te suis reconnaissant de ta présence ici cette nuit. Si nous n’étions pas des ennemis naturels, et si tu ne t’efforçais pas de me ravir Bella, je crois que je pourrais t’apprécier.

  — Et toi, si tu n’étais pas un vampire répugnant qui s’apprête à boire la vie de la fille que j’aime… non, même comme ça, je n’y arriverais pas.

  Edward s’esclaffa doucement.

  — Puis-je te poser une question ? s’enquit-il ensuite.

  — Parce que tu dois demander ?

  — Je ne lis que ce que tu penses, or tu ne penses pas à ce qui m’intrigue en ce moment. Bella n’a pas voulu évoquer quelque chose, l’autre jour. Une histoire concernant une certaine troisième épouse.

  — Ah bon ?

  Edward se tut pendant qu’il écoutait le récit que Jacob déroulait dans sa tête. Puis il poussa un sifflement ténu.

  — Quoi ? s’étonna l’Indien.

  — C’est évident ! grogna Edward. Tellement évident ! J’aurais préféré que tes aînés gardent cette légende pour eux.

  — Tu n’apprécies pas qu’on dépeigne les sangsues comme des vilains ? C’est pourtant vrai, et tu le sais. Autrefois comme maintenant.

  — Je m’en fiche complètement ! Tu ne devines donc pas à quel personnage Bella s’est identifiée ?

  — Oh ! murmura Jacob au bout de quelques secondes. Flûte ! La troisième épouse. Je vois.

  — Elle tient à être présente, demain, afin de faire ce qu’elle peut pour aider, comme elle dit. Au passage, c’est la deuxième raison qui me pousse à rester ici. Bella est très inventive, quand elle le veut.

  — Ton soldat de frère lui a soufflé cette idée tout autant que notre histoire.

  — J’ai conscience que personne ne songeait à mal, l’apaisa Edward.

  — Quand cette trêve prendra-t-elle fin ? Au lever du jour, ou attendrons-nous la fin de la bagarre ?

  Le silence s’installa tandis que tous deux méditaient la question.

  — Au lever du jour, soufflèrent-ils enfin comme un seul homme.

  Ils rirent.

  — Dors bien, Jacob. Profite de cette nuit.

  Le silence retomba, et la tente retrouva son calme. Le vent semblait avoir renoncé à nous aplatir et désertait le champ de bataille.

  — Je n’entendais pas cela de façon littérale, grogna soudain Edward.

  — Désolé, chuchota Jacob. Tu n’as qu’à nous laisser, qu’on ait un peu d’intimité.

  — Faut-il que je t’aide à t’endormir ?

  — Tu peux toujours essayer, ce serait marrant.

  — Ne me tente pas, loup. Ma patience a quelques limites quand même.

  — Si ça ne t’ennuie pas, je préférerais ne pas bouger.

  Edward se mit à fredonner, plus fort que d’habitude, sans doute pour étouffer les pensées de Jacob. Mais c’était ma berceuse et, en dépit de l’inconfort que provoquait en moi ce rêve chuchoté, je sombrai dans l’inconscience… dans d’autres songes qui paraissaient plus sensés.

  23

  Monstre

  Quand je m’éveillai au matin, la lumière était éclatante, y compris dans la tente, et le soleil me blessa les yeux. Je transpirais, comme Jacob me l’avait garanti. Lui ronflait doucement, ses bras toujours enroulés autour de moi. J’écartai la tête de son torse fiévreux, sentis la morsure du froid sur ma joue moite. Il soupira dans son sommeil, resserra son étreinte sans s’en rendre compte, et je me tortillai afin de lui échapper. Je levai la tête, Edward croisa mon regard. Il conservait un calme apparent, cependant que la souffrance luisait dans ses prunelles.

  — La température a-t-elle un peu augmenté dehors ? chuchotai-je.

  — Oui. Je ne crois pas que le radiateur sera nécessaire aujourd’hui.

  Je tentai de baisser la fermeture Éclair du sac de couchage, mais mes mains étaient prisonnières, et j’étais incapable de lutter contre l’inertie de Jacob, qui marmonna et m’étouffa un peu plus.

  — Au secours ! soufflai-je.

  — Dois-je lui arracher les bras ? plaisanta Edward.

  — Non merci. Contente-toi de me libérer. Je vais crever de chaleur.

  Il ouvrit le duvet d’un geste vif, et Jake roula sur le côté, ses pieds entrant en contact avec le sol gelé.

  — Hé ! ronchonna-t-il en soulevant aussitôt les paupières.

  Instinctivement, voulant fuir le froid, il se jeta sur moi, son poids me coupant la respiration. Tout aussi vite, son corps fut hissé du mien et alla valdinguer dans les piquets. Des grondements jaillirent de partout. Accroupi devant moi, me tournant le dos, Edward rugissait de fureur. À demi baissé lui aussi, Jacob tremblait de tous ses membres, cependant que des grognements sourds s’échappaient de sa mâchoire crispée. Dehors, les ululements de Seth Clearwater résonnèrent, renvoyés par la montagne.

  — Ça suffit ! hurlai-je en m’interposant. Stop !

  L’espace était si étriqué que je n’eus qu’à tendre les bras pour poser une main sur la poitrine de chacun. Edward m’attrapa aussitôt par la taille, prêt à m’écarter.

  — Tu arrêtes ça tout de suite ! le prévins-je.

  À mon contact, Jacob avait commencé à se calmer. Ses frissons cessèrent, bien que ses dents soient restées découvertes, ses yeux toisant furieusement son ennemi juré. Seth continua à glapir, ses cris envahissant soudain le silence de la tente.

  — Tu es blessé, Jacob ? m’enquis-je.

  — Bien sûr que non.

  Je me tournai vers Edward qui me regardait, furieux.

  — Qu’est-ce que ce comportement ? le rabrouai-je. Excuse-toi.

  — Tu plaisantes ? se récria-t-il, ahuri. Il t’écrasait !

  — Parce que tu l’as jeté par terre. Et il ne m’écrasait pas.

  Révolté, Edward grommela avant de poser ses yeux hostiles sur Jacob.

  — Désolé, clébard.

  — Y a pas de mal, répondit le Quileute, railleur.

  Je m’enroulai dans mes bras, brusquement sensible au froid.

  — Tiens, me dit Edward en ramassant la parka qu’il drapa sur mes épaules.

  Il avait recouvré sa maîtrise de soi.

  — C’est celle de Jacob, objectai-je.

  — Jacob a de la fourrure.

  — Si tu n’as rien contre, je préfère me remettre dans le duvet, rétorqua ce dernier. Je n’ai pas eu mon content de sommeil. J’ai passé de meilleures nuits.

  — C’était ton idée, contra Edward.

  Mais Jacob s’était déjà blotti dans le sac de couchage, paupières fermées. Il bâilla.

  — Je ne pensais pas à la qualité de la nuit, riposta-t-il. Juste à l’insuffisance de sommeil. J’ai cru que Bella n’allait jamais la boucler.

  Je fis la grimace, inquiète de ce que j’avais encore pu dire en dormant. L’ampleur des éventualités était stressante.

  — Ravi que tu aies apprécié, marmonna Edward.

  — Et toi ? répondit le loup-garou en rouvrant les yeux. Tu as passé une mauvaise nuit ?

  — J’en ai connu de pires.

  — J’espère quand même qu’elle n’a pas fait partie des meilleures, ricana Jacob avec un malin plaisir.

  — Sans doute.

  Souriant, l’Indien referma les paupières.

  — Toutefois, poursuivit Edward, si j’avais pu être à ta place, ça n’aurait pas été la meilleure de mes nuits. Contrairement à toi, pauvre type.

  Jacob se redressa,
furibond.

  — Vous savez quoi ? siffla-t-il. Y a trop de monde, ici.

  — Parfaitement d’accord.

  Je filai un coup de coude dans les côtes d’Edward, ne récoltant qu’un hématome au passage.

  — Je dormirai plus tard. De toute façon, il faut que je parle à Sam.

  Se mettant à genoux, il attrapa la fermeture Éclair de la tente. Une brusque souffrance me tordit le ventre quand je compris que je le voyais peut-être pour la dernière fois. Il repartait vers son chef, il s’apprêtait à combattre une meute de vampires nouveau-nés.

  — Jacob, attends ! m’écriai-je en tendant le bras.

  Il recula avant que je puisse l’atteindre.

  — S’il te plaît, Jake, reste !

  — Non.

  La réponse était tranchante, blessante. Mon visage dut trahir ma peine, car un demi-sourire adoucit son expression.

  — Ne t’inquiète pas pour moi, Bella. Je m’en sortirai, comme toujours. Et ne rêve pas non plus ! Je ne laisserai pas Seth prendre ma place et récolter tout le plaisir et toute la gloire.

  — Sois prudent…

  Il était sorti de la tente avant que j’aie pu terminer.

  — Laisse tomber, Bella, marmonna-t-il en refermant la porte en toile.

  Je guettai le son des pas qui s’éloignaient, ne perçus rien. Jacob n’émettait aucun bruit. Le vent était tombé. Seul nous parvenait le chant des oiseaux saluant l’aurore. M’enveloppant dans mes différentes couches de vêtements, je m’appuyai contre Edward. Longtemps, nous ne dîmes rien.

  — Combien de temps encore ? finis-je par demander.

  — Alice a prévenu Sam qu’ils seraient ici dans une heure tout au plus.

  — Quoi qu’il arrive, nous ne nous séparons pas.

  — Oui, soupira-t-il.

  — Moi aussi, je me fais du souci pour eux.

  — Ils sont capables de se défendre. Simplement, je regrette de manquer une occasion de m’amuser.

  S’amuser ! Je me hérissai.

  — Tranquillise-toi, insista-t-il en me serrant contre lui.

  Ben voyons !

  — Veux-tu que je te distraie ? proposa-t-il en caressant mes pommettes de ses doigts glacés.

  Un frisson m’échappa. L’air était encore très froid.

  — Non, pas maintenant, répondit-il de lui-même en retirant sa main.

  — Il existe d’autres façons de me distraire.

  — Quoi, par exemple ?

  — Parle-moi de tes dix meilleures nuits. Ça m’intéresse.

  — Devine ! s’esclaffa-t-il.

  — Tu en as vécu trop. Un siècle de nuits dont je ne sais rien !

  — Je vais réduire le choix. Les plus belles n’ont eu lieu que depuis que je t’ai rencontrée.

  — Ah bon ?

  — Oui. Et de loin, qui plus est.

  — À l’aune des miennes, je le conçois, admis-je au bout d’une minute de réflexion.

  — Ce sont peut-être les mêmes.

  — Il y a eu la première où tu es resté.

  — Pour moi également. Naturellement, tu as dormi pendant ma partie préférée.

  — Vrai, me souvins-je. J’ai jacassé dans mon sommeil cette fois-là aussi.

  — En effet.

  Je rougis en me demandant derechef ce que j’avais pu raconter dans les bras de Jacob. Comme j’avais oublié de quoi j’avais rêvé, si seulement j’avais rêvé, je n’étais guère plus avancée.

  — À propos, qu’ai-je dit, cette nuit ?

  Il haussa les épaules.

  — C’était à ce point ?

  — Rien de trop affreux, me rassura-t-il.

  — S’il te plaît, éclaire ma lanterne.

  — Tu as surtout murmuré mon prénom, comme d’habitude.

  — Alors, ça va.

  — Vers la fin, cependant, tu t’es mise à délirer sur « Jacob, mon Jacob ». Il a beaucoup apprécié.

  Ses chuchotements dissimulaient mal son chagrin. Tendant le cou, j’embrassai sa mâchoire. Il m’empêchait de lire dans ses yeux en fixant le sommet de la tente.

  — Navrée, murmurai-je. C’est ma façon de les distinguer.

  — Qui donc ?

  — Le Jacob que j’aime et celui qui me tape sur les nerfs. Comme Docteur Jekyll et Mister Hyde.

  — Ça se tient. Raconte-moi une autre de tes nuits favorites.

  — Celle où nous sommes rentrés d’Italie.

  Il fronça les sourcils.

  — Tu ne l’as pas aimée, toi ? m’étonnai-je.

  — Si, mais je suis surpris qu’elle soit sur ta liste. Je pensais que tu avais l’impression risible que je n’agissais que par culpabilité et que j’allais me sauver dès qu’ils ouvriraient les portes de l’avion.

  — Pas faux, admis-je en souriant. Mais tu étais là, et c’était l’essentiel.

  Il embrassa mes cheveux.

  — Je ne mérite pas ton amour.

  Cette réflexion me fit rire, tant elle était absurde.

  — La suivante serait celle juste après notre retour à Forks.

  — En effet, oui. Tu étais si drôle.

  — Comment ça, drôle ?

  — Je ne me doutais pas que tes rêves étaient aussi réels. J’ai mis des heures à te convaincre que tu ne dormais pas.

  — Je n’en suis toujours pas aussi convaincue. Pour moi, tu as toujours plus tenu de l’irréalité que de la réalité. À toi, maintenant. Est-ce que la mieux a été la première où tu es resté, comme pour moi ?

  — Non. La meilleure date d’il y a deux jours, quand tu as accepté de m’épouser.

  Je fis la moue.

  — Tu n’es pas d’accord ?

  Je me souvins de son baiser, de la concession que j’avais obtenue, de la manière dont j’avais fini par changer d’avis.

  — Si… n’empêche… je ne comprends pas pourquoi c’est si important pour toi. Je me suis donnée à toi pour toujours depuis le début.

  — Dans un siècle, quand tu auras pris suffisamment de recul, je t’expliquerai.

  — Je ne manquerai pas de te le rappeler, dans ce cas.

  — Tu n’as pas froid ? s’enquit-il soudain.

  — Ça va. Pourquoi ?

  Il n’eut pas le temps de répondre. À l’extérieur, un hurlement de douleur assourdissant déchira l’air. L’écho se répercuta contre la falaise, submergeant le silence. Telle une tornade, il explosa dans mon crâne, à la fois étrange et familier. Étrange, parce que je n’avais jamais entendu une souffrance aussi intense. Familier, parce que j’identifiai aussitôt cette voix. Je reconnus la nature de ce cri et j’en devinai le sens comme si je l’avais poussé en personne. Que Jacob ne fût pas humain en cet instant ne changeait rien — je n’avais pas besoin de traduction. Il était tout proche. Il avait entendu chacun des mots que nous venions de prononcer, avait reçu en plein cœur la nouvelle de notre prochaine union. La plainte déchirante se transforma en sanglot étranglé, puis le calme revint. Si je ne l’entendis pas fuir, je ressentis sa soudaine absence avec violence.

  — Parce que ton radiateur est hors d’usage, marmonna Edward. La trêve est rompue.

  — Il nous a écoutés.

  — Oui.

  — Tu le savais.

  — Oui.

  Je le regardai sans le voir.

  — Je n’ai jamais promis de me battre avec loyauté. Et il a le droit d’être au courant.

  Je me pris la tête entre les mains.

  — Tu m’en veux ?

  — Non. Je me fais horreur !

  — Ne te flagelle pas.

  — C’est ça ! Mieux vaudrait que je garde mon énergie pour tourmenter Jacob. Histoire de ne rien lui épargner.

  — Il savait à quoi il s’exposait en restant ici.

  — Et tu crois que ça compte ? m’emportai-je en ravalant mes larmes. Penses-tu qu’il m’importe qu’il soit ou non prévenu ? Que je trouve cela juste ? Je passe mon temps à le blesser. Chaque fois que j’agis, parle, respire, je lui fais du mal. Je suis un monstre.<
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  — Non, ce n’est pas vrai, protesta-t-il en me serrant contre lui.

  — Si ! Pourquoi suis-je aussi mauvaise ? Il faut que je le retrouve.

  Je me débattis afin d’échapper à son étreinte.

  — Il est déjà à des kilomètres d’ici, Bella. Et il gèle.

  — Je m’en fiche. Je ne peux pas rester assise sans bouger.

  Me débarrassant de la parka de Jacob, j’enfilai mes chaussures à la hâte et rampai vers l’entrée de la tente. J’étais engourdie, mes jambes m’obéissaient mal.

  — Il le faut… il le faut…

  Je haletai, presque hystérique, cela ne m’empêcha de remonter la fermeture Éclair et de sortir en titubant dans le matin glacé et aveuglant de clarté.

  La couche de neige était moins importante que ce à quoi je m’étais attendue. Les bourrasques de la tempête de la veille l’avaient sans doute balayée au loin. Le soleil brillait, se reflétant sur les rares plaques blanches qui subsistaient. Je clignai des paupières. L’air était encore vif, bien que le temps fût calme, plus conforme à la saison. La tête sur les pattes, Seth Clearwater était roulé en boule sur un tapis d’aiguilles, à l’ombre d’un gros pin. Son poil sable se confondait presque avec le sol, sa présence n’était trahie que par l’éclat de la neige que renvoyaient ses prunelles accusatrices.

  Je partis en vacillant vers la forêt, suivie par Edward — le soleil ruisselait sur sa peau en mille paillettes chatoyantes. Il ne tenta de m’arrêter que lorsque j’eus parcouru quelques pas dans les bois ombreux. Il me saisit par le poignet, m’ignora quand je tentai de me dégager.

  — Tu ne le rattraperas pas. De plus, ce n’est pas le bon jour, et il est presque l’heure. Que tu t’égares ne nous aiderait pas.

  Je me débattis de plus belle — sans résultat.

  — Excuse-moi, Bella, chuchota-t-il. Je suis navré d’avoir agi ainsi.

  — Tu n’y es pour rien. C’est ma faute. J’aurais pu… quand il a… je n’aurais pas dû…

 

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