HÉSITATION
Page 43
— Bella… Bella… je suis désolé. C’est fini, fini.
— Ça va, haletai-je. Je vais bien. Je craque, c’est tout. Accorde-moi une minute.
Ses bras resserrèrent leur étreinte, et il s’excusa une fois encore. Je m’accrochai à lui jusqu’à ce que j’eusse repris haleine, puis me mis à l’embrasser — sa poitrine, son épaule, son cou, chaque parcelle de lui que j’arrivais à atteindre. Peu à peu, mon esprit retrouva ses fonctions.
— Tu n’as rien ? m’enquis-je entre deux baisers. Elle ne t’a pas blessé ?
— Non, je suis indemne.
— Et Seth ?
— Il se porte comme un charme, rigola-t-il. Et il est très fier de lui.
— Et les autres ? Alice ? Esmé ? Les loups ?
— Pas un bobo. Eux aussi ont terminé. Tout s’est déroulé aussi facilement que prévu.
Je m’imprégnai de cette nouvelle — ma famille et mes amis étaient sains et saufs. Victoria ne s’attaquerait plus jamais à moi. Point final. Nonobstant, quelque chose m’intriguait encore.
— Dis-moi, insistai-je, pourquoi as-tu cru que j’aurais peur de toi ?
— Je suis navré, je ne voulais pas que tu assistes à cela. Que tu me voies ainsi. J’ai dû te terrifier, j’en suis conscient.
Je réfléchis quelques instants encore, me rappelai ses hésitations, sa prudence quand il s’était rapproché de moi, comme s’il avait craint que je ne m’enfuie s’il bougeait trop brusquement.
— Tu es sérieux ? repris-je. Toi, m’effrayer ?
J’eus un reniflement dédaigneux. Renifler était plus aisé que parler, nul tremblement de voix là-dedans. C’était poseur, désinvolte. Il souleva mon menton, me dévisagea.
— Bella ! soupira-t-il. Je viens de… je viens de démembrer une créature sensible après l’avoir étêtée, et ce à moins de vingt mètres de toi. Cela ne t’inquiète pas ?
Je haussai les épaules, geste tout aussi bon que les reniflements. Très blasé.
— Pas vraiment. J’ai eu peur que Seth ou toi soyez blessés, rien de plus. Je voulais aider, mais je ne suis pas bonne à grand-chose.
Je m’interrompis soudain, car son teint avait tourné au livide.
— En effet, lâcha-t-il sur un ton glacial. Ton caillou. J’ai failli avoir une crise cardiaque.
— C’était seulement pour donner un coup de main, me défendis-je mollement. Seth avait mal…
— Une feinte, Bella. Une ruse. Et toi qui… Il n’a pas vu ce que tu t’apprêtais à faire, alors j’ai dû intervenir. Il n’est pas très content de ne pouvoir se vanter d’une victoire obtenue tout seul.
— Il… feignait ?
Edward acquiesça sèchement.
— Oh !
Tous deux nous tournâmes vers Seth qui nous ignorait soigneusement, prunelles fixées sur le brasier. Il transpirait l’autosatisfaction par tous les poils de sa toison.
— Je n’ai pas compris, me justifiai-je, un peu agacée. Et puis, il n’est pas facile d’être la seule personne impuissante dans les parages. Tu verras, quand je serai vampire ! Je ne resterai pas sur le banc de touche, la prochaine fois !
— Quelle prochaine fois ? s’esclaffa-t-il. Tu prévois une autre guerre très bientôt ?
— Tu connais ma poisse.
Il leva les yeux au ciel, mais cela ne m’empêcha pas de remarquer qu’il était ravi. Le plus difficile était définitivement passé. Quoique… Je me souvins soudain de ce que j’allais devoir dire à Jacob, et mon cœur partagé en deux fut secoué par la souffrance. Non, le plus dur restait à venir. Repenser à Jacob me rappela soudain un autre détail.
— Hé, un instant ! m’exclamai-je. Tout à l’heure, tu as parlé de… d’une complication ? D’Alice obligée de réajuster le plan de bataille ? Du temps compté ?
Edward et Seth échangèrent un coup d’œil.
— Quoi ? insistai-je.
— Rien d’important, répondit Edward. Sauf qu’il faut que nous partions d’ici…
Il tenta de me mettre sur son dos, je résistai.
— Qu’entends-tu par rien ?
— Crois-moi quand j’affirme qu’il n’y a aucune raison de paniquer. Nous n’avons qu’une minute, alors, fais-moi confiance, d’accord ?
Je hochai la tête, tâchant de dissimuler une bouffée de terreur.
— Aucune raison de paniquer ? Pigé.
Il fit la moue, réfléchissant à ce qu’il pouvait ou non me confier, puis se détourna vivement vers Seth, comme si ce dernier l’avait appelé.
— Que fait-elle ? demanda-t-il.
Seth gémit, anxieux et gêné. J’en eus la chair de poule. L’espace d’une interminable seconde, le silence régna, puis Edward hoqueta.
— Non ! Ne…
Un spasme agita le loup qui poussa un douloureux hurlement. Au même moment, Edward tomba à genoux. Je voulus ôter ses mains de son visage, mes paumes moites glissèrent sur le marbre de sa peau.
— Edward ! Edward !
Avec un effort énorme, il me regarda.
— Ça va, murmura-t-il, les mâchoires serrées. Ça va…
Il se tut, grimaça.
— Que se passe-t-il ? criai-je, tandis que Seth continuait à glapir.
— Rien, tout va bien, haleta Edward. On va s’en tirer. Sam… aide-le…
À cet instant, parce qu’il avait prononcé le nom de Sam, je compris qu’il ne parlait ni de lui ni de Seth. Nulle force invisible ne s’en prenait à eux. La crise se déroulait ailleurs. Je titubai, épuisée, et manquai de me fracasser contre les rochers. Sautant sur ses pieds, Edward me retint.
— Seth ! appela-t-il.
Ce dernier, tapi sur le sol, tendu comme un arc, avait l’air de vouloir se ruer dans la forêt.
— Non ! lui ordonna Edward. Rentre tout droit à la réserve ! Maintenant ! Et en vitesse !
Seth gémit et secoua la tête.
— Aie confiance, lui lança Edward.
Le loup le fixa durant une minute puis, se redressant, fila dans les bois et s’évapora comme un fantôme. Edward m’avait plaquée contre son torse et, à notre tour, nous fonçâmes entre les arbres.
— Que s’est-il passé ? me forçai-je à demander. Qu’est-il arrivé à Sam ? Où allons-nous ?
— À la prairie. Nous nous doutions que cela risquait de se produire. Plus tôt ce matin, Alice l’a vu et en a averti Seth par l’intermédiaire de Sam. Les Volturi ont décidé qu’il était temps d’intervenir.
Les Volturi !
C’en était trop. Mon esprit refusa de mettre un sens sur ces mots, fit semblant de ne pas les comprendre. Autour de nous, les troncs défilaient à toute vitesse. Edward galopait le long de la montagne, si vite que j’avais l’impression de voler.
— Pas d’affolement ! me recommanda-t-il. Ils ne viennent pas pour nous et n’ont envoyé que le contingent habituel pour régler ce genre de crise. Rien d’exceptionnel. Ils font leur boulot, c’est tout. Certes, ils ont programmé leur arrivée avec beaucoup de soin, ce qui me laisse à penser que personne, en Italie, n’aurait porté le deuil si ces nouveau-nés avaient réussi à diminuer le nombre de membres du clan Cullen. J’en saurai plus quand nous serons là-bas.
— C’est la raison pour laquelle on y va ?
Je n’étais pas certain d’être en état d’affronter cela. Des images de grands manteaux gris se ranimaient dans mon cerveau réticent, et je tressaillais. Je n’étais plus très loin de craquer.
— En partie. Surtout, il sera plus sûr que nous présentions un front uni, à ce stade. Ils n’ont aucun prétexte pour nous ennuyer, mais… Jane est avec eux. Elle pourrait être tentée si elle savait que nous sommes à l’écart. Comme Victoria, elle devinerait sans peine que je suis avec toi. Démétri est là aussi, naturellement. Il suffirait qu’elle lui demande de me trouver.
Jane… ce prénom me révulsait. Je n’avais aucune envie de voir ce visage enfantin et exquis. Un son étrange monta de ma poitrine.
— Chut, Bella, chut ! Tout va bien se passer. Alice l’a vu.
Ah
bon ? Dans ce cas, où étaient les Quileute ?
— Et la meute ?
— Ils ont dû partir de façon impromptue. Les Volturi n’ont pas signé de trêve avec les loups-garous.
Ma respiration s’accéléra sans que je puisse la contrôler. Je me mis à haleter.
— Je te jure que nous ne risquons rien, insista Edward. Les Volturi n’identifieront pas les odeurs, ils ne se douteront pas de la présence des loups. Cette espèce ne leur est pas familière. Tes amis ne courent aucun danger.
Ces explications m’échappaient tant mes angoisses m’empêchaient de réfléchir. Il avait déjà assuré que tout irait bien… n’empêche, Seth avait hurlé à la mort. Edward avait esquivé ma première question, m’avait distraite en évoquant les Volturi. Mes nerfs étaient vraiment à deux doigts de lâcher, à présent.
— Que s’est-il passé ? m’enquis-je de nouveau. Quand Seth a ululé. Quand tu es tombé à genoux ?
Il hésita.
— Dis-moi !
— Tout était terminé, chuchota-t-il enfin. Les loups n’ont pas compté la part qui leur revenait. Ils ont cru qu’ils les avaient tous eus. Et Alice, bien sûr, était aveugle…
— Et ?
— Un des jeunes s’était caché… Leah l’a trouvé. Elle s’est comportée comme une idiote, elle a été trop sûre d’elle, elle a tenté de prouver quelque chose. Bref, elle l’a attaqué seule…
— Leah, chuchotai-je, trop faible pour éprouver de la honte parce que j’étais soudain très soulagée. Elle va s’en tirer ?
— Elle n’a pas été blessée.
Je le contemplai. « Sam… aide-le… » avait soufflé Edward. « Le », pas « la ».
— Nous sommes presque arrivés, dit-il en regardant en l’air.
Mes yeux copièrent les siens. Un nuage mauve sombre obscurcissait le ciel. De la fumée… comme celle que le bûcher avait dégagée à notre campement.
— Edward, quelqu’un a été blessé.
— Oui, admit-il.
— Qui ?
Je connaissais déjà la réponse, cependant. Alentour, le défilé des arbres ralentit. Edward mit un long moment à se décider.
— Jacob.
— Logique, chuchotai-je en hochant la tête.
C’est alors que je lâchai prise et glissai dans le néant.
Ma première sensation fut celle de mains glacées qui m’effleuraient. Plus de deux. De bras me tenant, d’une paume enserrant ma joue, de doigts caressant mon front, d’autres doigts prenant mon pouls.
Puis des voix me parvinrent. D’abord, rien qu’un bourdonnement qui augmenta en volume et en netteté, comme si quelqu’un avait tourné le bouton de la radio.
— Ça fait déjà cinq minutes, Carlisle, marmonna Edward, anxieux.
— Elle reprendra conscience quand elle sera prête, riposta le médecin avec calme et assurance. Elle en a trop vu, aujourd’hui. Laisse son esprit se protéger.
Ce n’était pas le cas, toutefois. Mon esprit était prisonnier de ce que je savais, de ce qui ne m’avait pas quitté, y compris dans l’inconscience, de la douleur qui avait accompagné le néant. J’avais l’impression d’être totalement déconnectée de mon corps, enfermée dans un petit coin de ma tête, sans plus de contrôle sur rien. J’étais impuissante face à cela, incapable de réfléchir. La souffrance était trop forte. Je n’avais aucun moyen de lui échapper.
Jacob. Jacob.
Non, non, non, non, non…
— Combien de temps nous reste-t-il, Alice ? demanda Edward, toujours aussi tendu.
Les mots apaisants de Carlisle n’avaient donc eu aucun effet.
— Encore cinq minutes ! lança sa sœur, à quelque distance de là. Et Bella ouvrira les yeux dans trente-sept secondes. Je suis certaine qu’elle nous entend déjà.
— Bella, ma chérie ? murmura Esmé. Tu es en sécurité, maintenant.
Oui, je l’étais. Cela avait-il une quelconque importance, cependant ?
Soudain, des lèvres froides se collèrent à mon oreille, et Edward murmura les mots qui me permirent d’échapper à la torture qui me retenait prisonnière de mon propre cerveau.
— Il va vivre, Bella. Jacob Black guérit au moment où je te parle. Il s’en sortira.
La souffrance s’estompa, je réintégrai mon corps, battis des paupières.
— Oh, Bella ! soupira Edward en effleurant ma bouche de la sienne.
— Edward ! soufflai-je.
— Je suis là.
Je me forçai à ouvrir entièrement les yeux, plongeai dans l’or chaud des siens.
— Jacob va bien ?
— Oui.
Je scrutai attentivement ses prunelles à la recherche du mensonge, n’en détectai aucun.
— Je l’ai ausculté en personne, intervint Carlisle.
Je tournai la tête, découvris qu’il était tout près, arborant une expression à la fois grave et rassurante. Il était impossible de douter de lui.
— Sa vie n’est pas menacée, enchaîna-t-il. Il se remet à une vitesse incroyable, même si ses blessures sont assez sérieuses pour que plusieurs jours soient nécessaires avant qu’il ne se rétablisse complètement. Dès que nous en aurons terminé ici, je verrai ce que je peux faire pour l’aider. Sam est en train d’essayer de le ramener à sa forme humaine, ce qui permettra un traitement plus aisé. Après tout, ajouta-t-il en souriant, je ne suis pas vétérinaire.
— Que lui est-il arrivé exactement ? Ses blessures sont graves ?
— Un autre loup avait des difficultés…
— Leah !
— Oui. Il l’a sauvée mais n’a pas eu le temps de se protéger. Le nouveau-né l’a comprimé dans ses bras, et la plupart des os de son flanc droit ont explosé.
Je tressaillis.
— Sam et Paul sont arrivés à la rescousse. Il allait déjà mieux quand ils l’ont ramené à La Push.
— Retrouvera-t-il pleinement l’usage de son corps ?
— Oui. Aucun dégât permanent.
J’inhalai profondément.
— Trois minutes, annonça doucement Alice.
Je me relevai, aidée par Edward, puis contemplai la scène qui s’offrait à mes yeux. Les Cullen avaient formé un demi-cercle autour du bûcher. Il n’y avait plus de flammes, juste l’épaisse fumée mauve, qui flottait au-dessus de l’herbe, telle une maladie. Jasper était le plus proche de cette brume à moitié solide dont l’ombre empêchait que sa peau ruisselât au soleil, contrairement aux siens. Il me tournait le dos, raide, ses bras légèrement écartés. Quelque chose était à ses pieds, une chose sur laquelle il se penchait avec une attention soucieuse. J’étais trop engourdie pour ne pas éprouver plus qu’un vague choc quand je me rendis compte de ce que c’était.
Il y avait huit vampires sur la prairie, pas sept.
La fille était pelotonnée près du feu, bras autour des jambes. Petite, très jeune, plus jeune que moi, elle avait tout au plus quinze ans et des cheveux bruns. Son regard était fixé sur moi, et ses iris étaient d’un rouge écarlate déstabilisant, bien plus vif que le cramoisi des prunelles de Riley. Les siennes roulaient, totalement incontrôlées.
— Elle s’est rendue, m’expliqua Edward en remarquant ma surprise. C’est la première fois que je vois ça. Seul Carlisle a pu le lui proposer. Jasper désapprouve.
J’avais du mal à m’arracher au spectacle. Inconsciemment, Jasper se frottait le bras gauche.
— Il va bien ? demandai-je.
— Oui. Juste le venin qui brûle.
— Il a été mordu ? m’exclamai-je, horrifiée.
— Il voulait être partout à la fois pour épargner du travail à Alice. Qui se débrouille très bien seule.
— Espèce d’idiot trop protecteur, marmonna l’intéressée.
L’adolescente rejeta brusquement la tête et lâcha une plainte perçante. Jasper gronda aussitôt, et elle se calma, bien que ses doigts fussent plantés dans le sol, pareils à des griffes, et qu’elle secouât le menton d’avant en arrière sous l’effet de l’angoisse. S’accroupissant un
peu plus, Jasper avança. Avec une décontraction étudiée, Edward s’arrangea pour s’interposer entre la malheureuse et moi, et je fus obligée de me pencher pour continuer de voir ce qui se passait.
Carlisle avait déjà rejoint l’inconnue et son fils, qu’il retenait de la main.
— As-tu changé d’avis, jeune fille ? demanda-t-il, toujours aussi calme. Nous ne tenons pas à te détruire, mais nous n’hésiterons pas si tu ne te maîtrises pas.
— Comment arrivez-vous à le supporter ? geignit la gamine d’une voix claire. Je la veux.
Ses iris rouges se portèrent sur Edward, au-delà de lui, sur moi, donc, et ses ongles crochetèrent derechef la terre dure.
— Tu dois le tolérer, reprit Carlisle avec gravité. Tu dois apprendre à exercer ton contrôle. C’est possible, c’est aussi la seule façon de sauver ta vie.
La fille se prit la tête entre les mains. Elle gémissait pitoyablement.
— Ne vaudrait-il pas mieux que nous nous éloignions d’elle ? suggérai-je.
En entendant ma voix, l’adolescente retroussa les lèvres. Elle souffrait le martyre.
— Nous sommes obligés de rester ici, murmura Edward. Ils sont au nord de la prairie, à présent.
Le cœur battant, je scrutai les environs. Malheureusement, la fumée me cachait tout. Renonçant, je posai de nouveau mes yeux sur la jeune vampire, toujours focalisée sur moi. Nos regards se croisèrent. Ses cheveux coupés au niveau du menton encadraient son visage d’albâtre. Il était difficile de déterminer si elle était belle, tant ses traits étaient déformés par la rage et la soif. Ce qui dominait, c’étaient ses iris pourpres dont il était difficile de se détacher. Elle m’observait avec méchanceté tout en frissonnant. J’étais hypnotisée, me demandant si j’étais en train de contempler mon propre futur, le reflet de celle que je serai bientôt.
Soudain, Jasper et Carlisle reculèrent dans notre direction. Emmett, Rosalie et Esmé se dépêchèrent de converger autour de l’endroit où Edward, Alice et moi nous tenions. Ils présentaient un front uni, selon les paroles mêmes d’Edward, s’arrangeant pour me placer au milieu, là où je courais un danger moindre.
Détournant mon attention de la jeune fille, je m’apprêtai à affronter les monstres.