by Lee Nicols
Ses cheveux sont sublimes. Son nez est sublime.
— Je… eh bien, c’est O.K. Je me suis fait virer, mais… c’est O.K.
Il fait de grands gestes avec les fleurs.
— Eh bien, c’est pourquoi je suis passé vous voir. Pour m’excuser et déposer ça.
— Oh ! Elles sont sublimes.
— Chérie Chérie.
Tout ce que je demande à la vie, c’est de l’entendre prononcer ces mots une fois de plus.
— Quoi ?
Son front est sublime. Ses lèvres sont sublimes.
— Je les ai achetées chez Chérie, Chérie. Ce fleuriste du centre-ville. Cela ressemble à votre jardin, ici…
Il décrit les lieux d’un geste vague, et tout ce que je désire dans la vie, c’est le voir refaire ce geste une fois de plus.
— … mais dans une boutique.
Je rougis et reste à bégayer pendant qu’il me dit au revoir, sourit sublimement et s’en va. La porte se referme, et je me retrouve privée de tout le sublime du monde.
Je me précipite vers le miroir, afin de déterminer avec précision l’étendue des dégâts. Ils sont de l’ordre de ceux provoqués par un tremblement de terre. On frappe à la porte.
C'est de nouveau Ga-Ga. Le sublime revient au galop.
— Ecoutez… Vous avez toutes les raisons de terriblement m’en vouloir. Et je sais que des fleurs suffisent difficilement à me faire pardonner. Je ne sais même pas si je peux me faire pardonner… Mais je me demandais… Accepteriez-vous de dîner avec moi ?
J’émets un son proche du pépiement.
— Non ? dit-il en secouant la tête. C'est non, bien sûr… Je voulais juste… eh bien, je voulais juste essayer.
Il sourit bravement, ses yeux sublimes remplis de tristesse, et fait mine de partir.
— Attendez ! je crie.
Il se retourne, l’espoir rayonne sur ses traits parfaits.
— Ce soir ? A 20 heures ? Ça irait ?
Je jette un œil à mon réveil de chevet. En gros six heures entre maintenant et l’heure du rendez-vous. Temps de préparation un peu court, mais je peux le faire.
Nous sommes dans sa voiture — une Audi toute neuve — et roulons tranquillement le long de la plage en direction du restaurant. Ga-Ga dégouline de sensualité. Je dégouline d’angoisse et me sens prête à tout fiche en l’air.
Quand il est passé me prendre et que j’ai ouvert la porte du trolley, il m’a dit combien j’étais belle. Puis il a baissé les yeux sur mes chaussures et a lâché : Prada ?
Je suis tombée amoureuse. Ce sont des Prada. Il m’avait fallu quarante minutes pour les choisir. Et il sait. Il sait que ce sont des Prada. C'est un homme sublime, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Nous passons devant Shoreline Park. Une mère court après son enfant dans le parc. Elle est jeune, potelée et porte des talons aiguilles. La conversation revient sur les chaussures.
— C'est une bonne façon de se casser la cheville, dit Ga-Ga.
— Ou au moins de casser un talon.
— C'est ce qui est arrivé à cette paire de BCBG sur le comptoir de votre cuisine ? demande-t-il.
Mon cœur s’emballe. Il sait reconnaître une paire de BCBG.
— Oui. J’ai cassé le talon. En courant. Chez Nordstrom.
Il lève un sourcil sublime, et je déballe de nouveau toute l’histoire.
— Vous êtes tombée ? Et ils vous ont fait payer cent quatre-vingt-huit dollars pour une paire de chaussures cassées ?
J’acquiesce, consciente de le décevoir, et suis soulagée quand il se gare dans une rue près de la plage.
— Dans quel restaurant allons-nous ?
— Citronnelle.
Je ne savais même pas qu’il y avait un Citronnelle à Santa Barbara. Il a dû ouvrir pendant mon absence. Il est situé au deuxième étage d’un hôtel sur Cabrillo Boulevard, avec vue sur l’océan. Je suis presque sur le point de lui dire que je ne peux pas dîner ici, que les souvenirs de ma rupture d’avec Louis vont me rendre malade, mais à la place je m’exclame :
— Oh, Josh ! J’adore Citronnelle.
— Je m’appelle Joshua. Pas Josh.
Je me recroqueville et m’excuse. Quel prétentieux de se faire appeler Joshua et non Josh. Ce serait normal s’il était homosexuel, bien sûr. Mais ensuite Joshua m’explique que le restaurant appartient à Michel Richard. Il prononce son nom avec le même accent français nul que moi, et je comprends que j’ai trouvé mon âme sœur.
Il commande du champagne et des huîtres. J’adore le champagne et les huîtres, à part les bulles et le côté mollusque.
— Que faites-vous dans la vie ? demande-t-il. A part, enfin…
Au souvenir de sa plainte en justice, je vire au rouge vif.
Il balaie mon embarras d’un geste de la main.
— Je n’avais rien volé, Elle.
— Je sais, dis-je un peu trop vite.
— Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui a besoin de clés anglaises ?
Non. Il a l’air de quelqu’un qui n’a besoin que de moi.
— Eh bien…
— Je sais qu’on dirait que j’ai…
— … monté toute cette histoire ? Pour entamer une procédure ?
— C'est mon avocat qui a insisté pour que j’aille en justice. Je suis dans les affaires. Honnêtement, si j’avais eu besoin d’argent, j’aurais pris contact avec des gérants de capital-risque, pas Super 9.
Ça se tient parfaitement.
— Mais je vous ai vu.
— Non. Vous n’avez pas pu me voir. Parce que je n’ai rien pris. Etes-vous certaine d’avoir vu ce que vous croyez avoir vu ?
En fait, non. Je veux dire, j’étais aveuglée par sa beauté. Je répétais « Ga-Ga… »… Il est clair que je n’avais pas ma tête à moi. J’admets en riant que je ne suis pas complètement sûre de moi et, toute gêne évanouie entre nous, nous bavardons jusqu’à ce que le dîner soit servi.
Nous avons beaucoup en commun. Il a récemment emménagé à Santa Barbara. Je suis récemment revenue à Santa Barbara. Nous aimons tous deux les longues marches sur la plage, les couchers de soleil, les films l’après-midi sous la pluie et… Bref, toutes sortes de choses.
Il plonge longuement son regard dans le mien, avale une huître, et dit :
— Joshua aime les huîtres.
— Pardon ?
— Les huîtres — j’aime ça.
— Ah oui ! Moi aussi.
Nous terminons les huîtres et demandons chacun une salade composée. Puis nous commandons des fraises et de la crème comme dessert. Beaucoup, beaucoup de choses en commun.
Y compris le fait qu’aucun de nous deux n’a de quoi payer l’addition.
Quand elle arrive, Joshua sort son portefeuille. Il fouille dedans avec une inquiétude grandissante avant de se tourner vers moi.
— Je suis vraiment gêné, Elle, je viens juste de recevoir de nouvelles cartes de crédit, et j’ai oublié de les mettre dans mon portefeuille. Vous en avez une sur vous ? Je vous rembourserai demain.
Demain !
— Bien sûr !
Je cherche dans mon minuscule sac, mais je sais bien qu’il ne contient aucune carte de crédit. Je n’en possède plus une seule. J’y ai quand même glissé un billet de vingt dollars en cas d’urgence. Je suppose que c’en est une.
— Non. Pas de carte. J’ai vingt dollars. L'addition est de combien ?
— Quatre-vingt-dix-huit, plus le pourboire.
— Hum, combien avez-vous en liquide ?
— Quatorze, plus de la monnaie.
— Qu’allons-nous faire ?
— Donnez-moi votre billet de vingt.
Il le jette sur la table.
— Voilà pour le pourboire. Maintenant partons avant que le serveur ne revienne.
— Quoi ?
Je regarde furtivement autour de moi.
— Nous sommes chez Citronnelle !
— Plus pour longtemps.
— Et si le serveur nous voit ?
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br /> La panique fait chevroter ma voix tandis que nous nous levons.
— Agissez avec naturel. Je reviendrai payer demain.
— Promis ?
— Promis. Maintenant embrassez-moi — nous paraîtrons avoir oublié l’addition parce nous étions trop occupés.
Il m’embrasse. C'est sublime. Nous nous embrassons tout le long des escaliers. Nous nous embrassons sur le trottoir et nous nous embrassons toujours quand quelqu’un crie :
— Hé !
— Cours, murmure Joshua à mon oreille.
Et vous savez quoi ? Je peux courir avec des talons.
Nous reprenons notre souffle quelques rues plus loin, nous appuyant l’un contre l’autre, riant et nous embrassant. Dieu comme je m’amuse ! Mon cœur cogne dans ma poitrine tant je suis surexcitée d’avoir couru et d’avoir été embrassée par Joshua. Louis — n’importe lequel des deux — flipperait de savoir que je suis partie sans payer de chez Citronnelle.
Je suis envoûtée par Joshua, et le sublime frisson fabuleux qu’il provoque en moi. Quand il propose que nous continuions de faire la fête dans le trolley, j’accepte avec enthousiasme.
Nous faisons l’amour. Et une fois que j’ai cessé de me tourmenter à propos de mon aspect quand je suis nue, c’est fantastique. Etrange de faire l’amour avec un homme qui n’est pas Louis. Un homme dont je ne connais pas le corps. Encore plus étrange de faire l’amour avec un homme inconnu, vraiment. Il ne sait pas ce qui me plaît, et vice versa. Donc dans l’ensemble, c’est plutôt étrange.
Nous utilisons quand même trois (!) des condoms qui restent du planning familial. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse. Saisie de la béatitude post-amour, je me demande quand même si je devrais lui demander de ne pas crier « Joshua jouit ! » quand il atteint l’orgasme.
Le téléphone sonne. J’espère d’abord que c’est Merrick. Puis je me rappelle ma soirée de la veille, et espère que c’est Joshua. Je décroche.
— Elle Medina ?
— Carlos ! Bonjour. Comment allez-vous ? Ici, à Santa Barbara, c’est une journée magnifique.
— Elle… Vous voulez la mauvaise nouvelle, ou la mauvaise nouvelle ?
— Je suis amoureuse, Carlos.
— Depuis la semaine dernière ? Félicitations. Qui est l’heureux élu ?
— L'homme le plus sublime qui soit au monde. Nous sommes allés dîner. Ensuite nous, euh, nous avons aussi pris le petit déjeuner ensemble. Chez Cajun Kitchen, pour moins de quatorze dollars, alors ne vous inquiétez pas. Ensuite…
— Quoi ?
Carlos semble sincèrement intéressé.
— Eh bien, vous savez comment sont les hommes.
— Je me considère comme un expert.
— Est-ce que vous rappelez les femmes après avoir…
Je réalise que je fais peut-être une gaffe.
— Vous n’êtes pas homosexuel, n’est-ce pas ?
— Non, répond-il. Merci de la question.
— Alors, est-ce que vous rappelez les femmes après… vous voyez. Le jour d’après ?
— Ça dépend.
— Vous êtes affreux, Carlos. Joshua m’a appelée le lendemain après-midi. Et encore hier. Et nous avons de nouveau rendez-vous jeudi. Il a une surprise pour moi.
— Une surprise ? Genre il est marié ?
— Non, non, non ! Rien de tout ça.
J’ai vérifié son annulaire tandis qu’il dormait. Aucune trace, aucune marque de bronzage.
Mais Carlos perçoit l’incertitude dans ma voix.
— Vous voulez que je fasse une enquête pour demande de crédit sur ce type ?
— Ne soyez pas ridicule. Ce doit être des fleurs ou autre chose. Je suis simplement si… heureuse.
— Pourquoi me faire ça à moi ? J’ai un boulot à faire. Si vous êtes malheureuse, ça me facilite la vie. D’accord ?
— Désolée.
— Je n’ai jamais reçu ce chèque, Elle.
— En fait, je ne l’ai pas envoyé, parce que je n’avais que cent deux dollars. Mais je vais vendre ma…
Je regarde désespérément autour de moi. Il ne faut pas que je parle des meubles IKEA.
— … ma robe Tahari.
— Pour quatre cents dollars ?
— Et mon manteau.
Trop chaud pour Santa Barbara, de toute façon.
Je jure que je peux l’entendre secouer la tête à l’autre bout du fil.
— Quatre cents dollars, Elle.
— Je vais les trouver. Je vous le promets.
— Ensuite nous vous accorderons des remboursements mensuels.
— J’ai hâte de commencer.
— Menteuse.
Il rit.
— Et, Elle ? Une carte IKEA, c’était une très mauvaise idée.
21
Mon existence tourne autour de Joshua. D’accord, il n’y a eu entre nous qu’un rendez-vous et deux coups de fil, mais j’en ai fait la trame de mes rêves éveillés et de mes fantasmes. Nous sommes allés à Bali, à Paris, et deux fois à Venise. Notre mariage a été spectaculaire, malgré les paparazzi. Nos enfants ont ses yeux, ses cheveux et les traits de son visage. De moi, ils ont… eh bien, l’utérus et ce genre de choses. Je n’ai pas vraiment réfléchi à ce qu’ils pourraient hériter de moi. Peut-être mon aptitude à remplir les questionnaires à une vitesse remarquable.
La réalité me rattrape. Les rêveries éveillées à propos de Joshua ont occupé la totalité de mes journées, puisque j’ai échoué à trouver un nouveau job et un nouvel appartement. Mais « mec » faisait partie de ma liste, aussi n’ai-je pas complètement failli.
Demain est le grand rendez-vous. J’ai lu dans Glamour que le second rendez-vous était le plus important, parce que une fois réussie l’étape Un, on aborde les choses sérieuses. (Ai toutefois été légèrement déconcertée de découvrir que coucher ensemble constituait l’étape Quatre). Je frémis d’excitation et d’anxiété. Et s’il découvrait que je ne lui plais pas ? Si mes toilettes explosaient, ou si des préservatifs ou des écureuils morts jaillissaient de mon sac ? S'il se rendait compte que je suis pathétique et indigne d’amour ? Beaucoup plus facile de fréquenter des rouquins à faire peur. Des rouquins à faire peur qui ne rappellent pas depuis l’incident merdique du trolley.
Je voudrais m’acheter quelque chose de nouveau et de sublime pour ce soir, afin que Joshua réalise que nous sommes faits l’un pour l’autre, mais mon magot monstre est officiellement descendu dans les nombres à deux chiffres. Pour me consoler de mes malheurs financiers, je rêve que j’habite avec Joshua et que plus jamais de ma vie je n’ai à postuler pour un job mal payé, mal considéré, et pour lequel on ne m’embauchera pas.
Maya trouve mon amour pour Joshua — qu’elle qualifie cruellement d’« engouement passager » — charmant comme un flirt de collégienne. Elle pense aussi qu’il n’y a rien à tirer de moi, et que j’habiterai bientôt dans une voiture. Elle rira moins quand j’aurai convaincu M. Perfection de me prêter de l’argent.
Ce matin, je décide de réduire mes problèmes financiers à néant. J’ouvre grand mon placard et me montre sans pitié. Cette pile, je garde, cette pile, je vends.
Quatre heures plus tard, la pile « à vendre », composée de vêtements qui grossissent de cinq kilos, est minuscule. Je porte mes pauvres rebuts dans un dépôt-vente en haut de State Street qui propose des vêtements de créateurs d’occasion.
Le spectacle de la femme aux yeux fureteurs qui tâte de ses doigts osseux mes ravissants effets m’horrifie. Je manque me rebiffer, mais n’en fais rien. Debout, un sourire courageusement plaqué sur mon visage exsangue, j’attends le verdict.
— Cent vingt dollars, dit-elle en pliant une jupe Donna Karan.
Zut. J’espérais cent cinquante. La Nouvelle Elle marchande :
— C'est moins que ce que j’espérais. Et combien pour les boots en faux croco ?
Elle me regarde bizarrement.
— C'est cent vingt pour le tout.
— Quoi ? C'est le prix de cette ceint
ure à elle seule ! Cent vingt, c’est criminel. C'est du vol caractérisé.
Je gémis et la cajole jusqu’à ce qu’elle accepte de réexaminer les vêtements. Quand elle a terminé, elle me dit :
— Le corsage Theory est taché. Cent tout rond.
Joshua et moi dînons chez Downey, plutôt collet monté, imposant et très cher. J’ai apporté mes cent dollars juste au cas où. Les plats sentent délicieusement bon mais je ne les goûte pas, car bien qu’affamée, je ne commande qu’une salade. Pour faire bonne impression. Maya s’est moquée de mon plan quand je le lui ai expliqué. Elle prétend que ça ne marche pas, et que les hommes détestent ça. Mais elle vit en couple, elle n’y connaît rien.
Le meilleur moment du dîner ? C'est quand il paie !
Je rayonne de plaisir.
Mais il y a encore mieux. Il me glisse une enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre-la.
Je l’ouvre. Elle contient des billets.
— Compte.
— Cent soixante-treize dollars. Pour quoi ?
— Recompte. Cette fois, sans loucher sur le plateau des desserts.
— J’aime les plateaux des desserts, dis-je, avant de me souvenir que je suis Elle, la nouvelle nana mince. Je refuserais d’y toucher, bien sûr, mais ils sont toujours si bien présentés, n’est-ce pas ? Enfin. Vingt, quarante, soixante, quatre-vingts…
Je compte les billets.
— … Cent quatre-vingt-dix-huit.
— Deux cent dix-huit. Et ils sont à toi.
— A moi ?
— De la part de Nordstrom. La paire de BCBG. J’ai parlé de ta chute au directeur, et de la responsabilité civile du magasin. Il a pensé que rembourser l’achat était la solution la plus sage.
Je pousse un cri perçant et explique à Joshua combien il est merveilleusement et totalement sublime. Je lui demande des détails sur sa victoire sur Nordy, mais il répond humblement que ça n’en vaut pas la peine.
— Il faut fêter ça. Allons boire un verre, d’accord ?
— C'est moi qui offre, dis-je, grandiose. Allons chez Shika, je connais la…