ELEANOR DÉBARQUE !

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ELEANOR DÉBARQUE ! Page 17

by Lee Nicols


  Adèle ne m’a pas lâchée de toute la journée, s’obstinant à vouloir m’apprendre le tarot. Elle est enquiquinante mais sympa. Elle ressemble à ma mère, sauf qu’elle croit au New Age à la place des talk-shows. Et je suis pratiquement sûre qu’elle reconnaîtrait ma voix au téléphone. Mais plus elle me parle des cartes, moins je comprends. J’ai testé sur un correspondant, mais après avoir trébuché sur le mot « hiérophante », j’ai décidé que je me débrouillais mieux à ma façon. Darwin a suggéré que j’essaie la numérologie — le temps de noter toutes les dates et tous les chiffres augmente apparemment le temps de communication.

  Sur le chemin du retour, je m’arrête chez Shika pour parler à Maya de ma magnifique nouvelle carrière. Elle n’est pas là. A sa place, un type d’une vingtaine d’années, les cheveux tondus de façon irrégulière et un anneau dans les sourcils, sert des bières pression aux quatre clients du box. Le club des disputes est là — c’est en effet aujourd’hui leur jour de réunion. Neil, le nounours, est là. Pas Merrick.

  — … j’ai jamais dit que les aveugles n’avaient pas le droit d’y accéder, grogne Neil. Mais les claviers en braille dans les distributeurs bancaires accessibles aux automobilistes, c’est ridicule. C'est comme les décapotables. Vous savez comment ils fabriquent les décapotables ? Ils construisent la voiture en entier, puis coupent le haut.

  — Connerie, Neil, dit l’un des autres hommes.

  — Ils coupent le haut, répète Neil. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qu’ils peuvent bien foutre avec les toits en trop ? Probablement les refourguer à un complexe industrialo-militaire pour quatre-vingt-dix mille dollars pièce — comme cette histoire de cuvettes de W.C. L'argent de vos impôts. Tout système consistant à construire en deux parties est une plaisanterie.

  — Encore remonté, hein ? dis-je au barman à l’anneau dans les sourcils.

  — C'est un club de disputes. Ils viennent une fois par semaine pour vider leur sac.

  — Je n’avais pas idée que c’était leur jour (je mens). Et le groupe est, euh, au complet ?

  — Plus ou moins.

  Il est probablement dans sa caverne. Non que je m’en soucie.

  — Maya est dans le coin ?

  « Anneau dans les sourcils » secoue la tête.

  — Je suis son amie, Elle…

  — Celle du mixer, c’est ça ? Elle m’a parlé de vous. Moi, c’est Kid.

  — Kid ?

  — Comme dans Billy le. Ma mère aimait les westerns.

  — Ah…

  C'est le type que Maya a embauché à ma place ?

  — Alors pourquoi ne vous a-t-elle pas appelé Billy ?

  Il me regarde.

  — Je peux vous servir quelque chose ?

  — Eh bien…

  Ce n’est pas très drôle de rester là sans Maya.

  — Je ne…

  — C'est moi qui offre, dit Monty qui se glisse sur son tabouret.

  — Bonjour, Monty…

  Je l’examine du regard.

  — … l’air plus en forme que jamais.

  Kid le salue d’un signe de tête.

  — Gin et tonic ?

  Monty acquiesce.

  — Et toi, Elle ?

  — Pareil.

  Kid jongle avec les bouteilles et je demande à Monty comment ça va.

  — J’ai vendu une propriété, aujourd’hui. J’en ai tiré une jolie petite somme.

  — C'est pourquoi vous offrez la tournée ?

  J’attrape une poignée de bretzels. Un sermon en bonne et due forme de Maya au sujet des fritos a engendré une pléthore d’amuse-gueules tout frais.

  — Eh bien, trois dollars me coûtent encore moins aujourd’hui. Comment va Spenser, détective ?

  — Spenser ?

  Je lui raconte l’histoire tandis que nous sirotons nos boissons.

  — Alors, vous ne vous êtes pas fait virer pour ne pas avoir arrêté la voleuse, vous vous êtes fait virer pour avoir arrêté celui qui n' était pas un voleur ?

  Cela nous semble plus drôle que ça ne l’est — l’effet du gin et de notre engouement commun pour le surnom « Spenser ». Dans la foulée, je lui explique que je travaille maintenant comme voyante par téléphone et que j’adore ça. Il me félicite par un autre gin tonic et me dit :

  — Maya m’a dit que vous habitiez un trolley ? Je ne savais pas que c’était légal. Je devrais investir dans une série de trolleys d’occasion et créer un parc de trolleys à Goleta.

  — Je serais votre première locataire, mon proprio m’a virée.

  Il demande évidemment pourquoi. Quand je lui raconte l’histoire des bombes à eau, il pose son verre sur le bar, ses minces épaules secouées de rire.

  — Vous l’avez bombardé jusqu’à ce qu’il tombe ? J’aurais eu besoin de vous avec John Wayne. Vous déménagez où ?

  — Une fois de plus chez Maya, j’imagine.

  — J’ai un appartement, si ça vous intéresse, mais ce n’est qu’un studio.

  — Monty, je vis dans un trolley. Un studio ne peut qu’être considéré comme une ascension sociale. Combien ?

  — Six cents.

  Mon cœur cesse de battre.

  — La semaine ?

  — Le mois. Intéressée ?

  — C'est moche à ce point-là ? Une moquette marron et un micro-ondes en guise de cuisinière ?

  Monty paraît vexé.

  — C'est un joli petit appartement.

  — Alors je le veux.

  — Alors il est à vous.

  Je rayonne. Il rayonne. Je sais que je devrais m’enquérir, des premier, dernier loyers et dépôt de sécurité. A la place, je lui demande :

  — J’ai le droit d’avoir un chien ?

  — Tout, sauf un chat…

  Il avale une nouvelle gorgée.

  — … Je ne supporte pas les chats.

  — Et, euh, vous voulez mille huit cents dollars pour commencer ?

  Il me lance un regard qui me fait me demander ce que Maya lui a raconté sur moi.

  — Le studio est vide de toute façon. Vous emménagez quand vous voulez, vous vous arrangez pour garder votre boulot, et vous me donnez les six cents dollars le premier du mois prochain.

  Le premier est dans deux semaines. Dix dollars de l’heure multiplié par huit heures par jour, multiplié par dix jours… Huit cents dollars ! Moins les charges et un tas de trucs, et en ignorant Carlos et tous les instincts me poussant au shopping… Je peux le faire. Je vais le faire. Un boulot normal, un véritable appartement… La Nouvelle Elle est enfin arrivée.

  — Alors ? dit Monty. Comment vont les choses du côté hommes ?

  Après avoir trinqué avec Monty, je rentre chez moi et vérifie ma boîte vocale. Aucun message. Je prends une douche chaude, consacre une demi-heure à l’application d’un après-shampooing, et quand j’en sors, alléluia, mon répondeur clignote.

  Quatre messages. Mon Dieu, faites qu’ils soient de Joshua, Joshua, Joshua, Joshua et Joshua. Ils sont de :

  Une voix étrange demande Angie. Très important.

  Louis : bla bla bla… Collection de timbres. Bla bla bla… La SPA. Bla bla bla…

  Merrick : appelle pour dire bonjour. Bonjour. Espère que tout va bien.

  La voix étrange dit à Angie que ce n’est plus la peine. Plus important.

  Pas de Joshua. Je me remémore chaque minute de notre dernier rendez-vous et m’obstine à considérer que je n’ai rien fait de mal. Pas de gaffes évidentes. Pas de terrible désastre. Peut-être n’aime-t-il pas les mangeuses de salades. Peut-être est-il avec Jenna. Peut-être ne suis-je pas assez excitante/séduisante/audacieuse pour lui. Si j’étais lui, est-ce que je sortirais avec moi ? Non. Sûrement pas.

  Au moins, Merrick a appelé, et Carlos n’a pas appelé. Mais Maya non plus. Je la soupçonne d’en avoir vraiment ras le bol de moi. Alors je boude et ne l’appelle pas non plus. On va voir ce que ça lui fait à elle. Je suppose qu’elle est contente. Mais je devrais me comporter en adulte et l’appeler pour lui faire part des deux bonne
s nouvelles : j’ai un boulot et un endroit où habiter.

  M. Perfection répond d’un « Allô ? » anxieux.

  — Brad, c’est Elle.

  — Oh ! je croyais que c’était Maya !

  — J’aimerais bien être Maya. Où est-elle ? Elle n’est pas au bar.

  — Toujours chez le médecin.

  — Chez le médecin ? Pourquoi ?

  — Elle a fait une fausse couche.

  Oh non !

  — Je ne savais même pas qu’elle était enceinte.

  — Nous non plus. Le médecin l’examine en ce moment même.

  — Quand est-ce arrivé ?

  — Avant-hier.

  Pas étonnant que je n’aie pas eu de ses nouvelles. Et, bonne copine comme je suis, je boudais. Je demande ce qui s’est passé, si elle va bien, et il me raconte tout.

  — Ce n’est pas comme si nous désirions avoir un bébé. Mais c’est quand même triste.

  — Je peux venir la voir ? Que puis-je faire ? J’apporterai des glaces.

  Il ne peut retenir un rire.

  — Viens demain. Et n’amène que… toi-même. Tu la fais toujours rire.

  24

  Suis restée éveillée tard, à confectionner mentalement une corbeille de cadeaux pour Maya. Je suis résolue à ne pas dépenser d’argent, même lorsqu’une raison légitime et pressante comme celle-ci se présente. Je vais devoir tout fabriquer moi-même — éclairs au chocolat, huile de bain à la violette et corbeille tressée à la main —, ce qui est légèrement alarmant.

  Curieusement, je suis heureuse de retourner travailler. Il ne s’agit que de bavarder au téléphone, n’est-ce pas ? Les gens m’appellent, moi, pour obtenir mon aide. Je suis bien meilleure pour donner des conseils que pour les recevoir. Je n’ai pas eu le temps hier soir de me documenter sur la numérologie, mais ce matin, je suis tombée sur un numéro de Marie Claire. Un numéro spécial sur l’horoscope. Parlez-moi du destin.

  Je l’ai lu entre deux appels, soulagée de savoir que si quelqu’un me questionne sur son horoscope, je suis prête. J’ai déjà eu trois appels, et personne n’a rien demandé. La plupart des gens qui désirent tout savoir sur leur signe astrologique appellent le service spécialisé.

  Je me trouve à un bureau différent aujourd’hui, dans un coin près de « Sexe Hétéro ». Bizarre, la majorité des employés sont masculins. Je n’aurais pas cru que les femmes téléphonaient à ce genre de service.

  Un type s’installe au bureau d’à côté et je lève les yeux de mon magazine. Il est jeune et porte une chemise de velours orange qui jure cruellement avec ses cheveux bleus.

  — Bonjour, dis-je.

  — L'amour par téléphone ?

  — Non merci.

  Il rit.

  — Je voulais dire : travaillez-vous pour l’amour par téléphone ?

  Je souris en secouant la tête.

  — Connexion extralucide.

  — J’ai fait extralucide un moment. Mais ici ça paie mieux — et c’est plus direct. Personne ne veut parler, juste pousser des gémissements.

  Son téléphone sonne. Il décroche.

  — Bonjour, c’est Gina, dit-il d’une voix douce et rauque.

  Il écoute un moment avant de répondre :

  — Un body de dentelle rouge, des bas noirs, des porte-jarretelles assortis, des talons aiguilles noirs et… je suis impatiente de recevoir la fessée…

  Des travestis ? Je vérifie la pancarte. Toujours celle d’Amour Hétéro. Je comprends soudain que tous ces hommes prétendent être des femmes.

  — … je suis tout excitée, dit cheveux bleus. Combien de doigts ? En voilà un… Ooooh… deux… Et maintenant trois… Oh ! chéri…

  Cheveux bleus remarque que je l’observe et m’adresse un clin d’œil.

  — Il y a une autre fille ici avec moi, elle s’appelle Jasmine. Tu veux lui parler ?

  J’agite les mains en dénégations horrifiées et il cligne de nouveau de l’œil.

  — Jasmine ne peut pas parler, ses deux mains sont occupées pour le moment. A quoi elle ressemble ? A Angelina Jolie avec de plus gros seins — elle a un cul magnifique, ses longues, longues jambes sont écartées et devine ce qu’elle fait ?

  Dieu merci, mon téléphone sonne. J’entame mon baratin, essayant désespérément d’ignorer les propos pornographiques de l’homme aux cheveux bleus. Mais ma correspondante ne veut pas recevoir le magazine gratuit, ce qui m’agace parce que je gagne un dollar à chaque adresse récoltée. Je prends son nom quand même. Janet Taluga — je m’y reprends à trois fois pour l’écrire correctement.

  — Je ne sais pas quoi faire avec mon mari, dit-elle.

  Elle a un accent doux et agréable.

  — Qu’est-ce qui ne va pas avec votre mari ?

  — Je pensais que vous alliez me le dire.

  Oh ! c'en est une de ce genre-là !Deux types de personnes appellent Connexion extralucide. Celles qui se fichent de la métaphysique, tant que vous leur donnez de bons conseils, et celles déterminées à prouver que, la tête dans un sac, vous ne devineriez pas où se trouve la sortie.

  — Je pourrais vous le dire, bien sûr… Mais pourquoi gâcher le don à deviner des choses que vous savez déjà ?

  Elle ne répond rien.

  — Attendez, dis-je, je vois quelque chose…

  Je feuillette les pages de Marie Claire.

  — Vous êtes sûre que vous ne voulez pas votre horoscope ?

  — Si je voulais mon horoscope, j’aurais appelé le service de l’horoscope.

  Son accent est définitivement celui du Sud.

  — Il est du Sud, n’est-ce pas ?

  — Oui, admet-elle, mais avec mon accent, ce n’est pas très difficile à deviner.

  — Hmm.

  Elle ne m’aidera pas. Que puis-je lui dire ? Mon regard tombe sur un article : « Ne vous emportez pas quand il s’emporte. »

  — Je vois que son caractère n’est pas toujours égal. Il est un peu irritable.

  — Oh non, il n’est pas irritable du tout.

  Elle ment, exactement comme moi — c’est-à-dire de façon peu convaincante.

  — Janet, les cartes ne mentent pas. Je suis certaine qu’il est irritable.

  — Seulement parfois.

  — Et c’est pourquoi vous vous demandez ce que vous devez faire ?

  Elle reste silencieuse.

  — Est-il méchant, Janet ?

  — Non, dit-elle doucement.

  — Est-il colérique ?

  — Je… je…

  On dirait qu’elle pleure.

  — Il vous crie dessus.

  — Parfois.

  — Vous savez, Janet, parfois nous restons avec un homme bien plus longtemps que nous ne le devrions. Je sais ce que c’est.

  — Vous savez ?

  — Six ans.

  — Le vôtre buvait sec ?

  — Votre mari boit ?

  — Presque tous les soirs.

  — Et c’est là qu’il pique des colères ?

  — Parfois. D’habitude. Oui.

  — Et vous vous demandez si vous devriez le quitter ?

  — C'est ce que vous me voyez faire ?

  Dans sa voix, la peur le dispute à l’espoir.

  — Eh bien…

  J’hésite. Et s’il s’agissait d’une simple dispute ? D’un autre côté, si son mari la bat ? Je cherche la fiche avec les numéros d’urgence pour les cas critiques.

  — Vous avez essayé de parler à un conseiller conjugal ?

  — Jamais il ne… Oh ! mon Dieu, il faut que j’y aille ! Il va me tuer quand il va recevoir la facture.

  — Non, Janet, attendez ! Laissez-moi juste…

  Elle coupe la communication. Je reste là, ma fiche avec les numéros d’urgence à la main, un malaise au ventre. J’aurais dû être plus rapide. Mais en quoi suis-je responsable ? Elle appelle un numéro de voyance par téléphone. A quoi s’attend-elle ? Mais ça ne me console pas. J’aurais dû être plus rapide.

  Cheveux bleus est en train d’expliquer où il
aimerait mettre sa langue, et mon sentiment de malaise s’accentue. Peut-être Janet a-t-elle appelé dans un accès de dépit, et est-ce moi qui réagis de façon excessive en imaginant qu’elle est une femme battue. Peut-être vais-je devenir folle à écouter huit heures de propos pornographiques. Ce boulot n’est pas honnête. Il consiste à jouer les psys pour des gens qui n’ont pas d’argent ou qui ont peur des psys. C'est super quand on s’amuse — quand on discute des hommes et de l’amour — mais ces trucs sérieux m’effraient. Je ne suis pas certaine de réussir.

  Mon téléphone sonne avant que je ne sois prête. C'est de nouveau James — c’est la première fois qu’un correspondant me rappelle ! Il est allé manger des doughnuts avec la fille de son Eglise ce matin, et maintenant il voudrait savoir quelles sont ses chances.

  — Mais d’abord, dit-il. Je veux mon horoscope.

  Je me sens revigorée sur-le-champ.

  — Ça, maintenant, je peux le faire.

  La corbeille de cadeaux pour Maya comprend : une Thermos remplie de cosmopolitan (Kid m’a aidée) ; un galet, en forme de cœur si on le regarde les yeux plissés, trouvé sur la plage ; deux douzaines de roses superbes ; un exemplaire corné de Orgueil et Préjugés que Maya m’a prêté sept ans auparavant ; une carte somptueusement illustrée à la main, signée E.M., et un gâteau au beurre de chez Anderson.

  — Et ça n’a rien coûté ! dis-je à Maya d’un air triomphant.

  — Et les roses ? Soixante dollars chez Chérie, Chérie.

  Je souris largement.

  — Gratuites. A la roseraie.

  Le jardin municipal en face de la Mission.

  — Elle ! Tu les as volées à la roseraie ?

  — A six heures du matin, en peignoir, avec une paire de ciseaux à ongles. Ça, c’est de l’amour, Maya.

  Elle rit.

  — Et le gâteau au beurre ? Tu es entrée dans la pâtisserie par effraction ? Mme Anderson ne va pas être contente.

 

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