by KLASKY
Je prends la direction de la cuisine. David serait-il déjà arrivé ?
Pas du tout. Neko est assis à table avec un parfait inconnu, un spécimen de mâle exceptionnel. Mon visiteur a un corps de plongeur, avec un torse supermusclé et des bras ciselés qui en disent long sur le nombre d’heures qu’il doit passer à la muscu. Ses cheveux châtains ont de superbes reflets blonds, et son regard bleu océan est si lumineux que je le soupçonne fortement de porter des lentilles de contact. Dès que j’entre, il se lève. Et quand il me sourit, la blancheur de ses dents me fait presque regretter mes lunettes de soleil. Il est sublime. La couverture de Men’s Health est assis dans ma cuisine !
— Neko m’a parlé de votre cottage. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’être venu prendre le thé.
Il a prononcé ces deux phrases avec une pointe d’affectation. Message bien reçu ! Cet Adonis m’a gentiment fait savoir que je ne l’intéresserai jamais, ni moi ni une autre femme, qu’elle soit sorcière ou pas… Je lui donne une solide poignée de main, et j’apprends qu’il se prénomme Roger, qu’il travaille au spa juste à côté de la laverie et qu’il a aidé Neko lorsque la machine à laver a commencé à déborder. Comment est-il possible de croire un seul instant que le liquide vaisselle puisse remplacer la lessive ?
Neko m’observe depuis sa chaise, et je lis dans son regard sans avoir besoin de recourir à la magie. Il attend de moi que j’aime son nouvel ami. Il voudrait que le jouet qu’il a rapporté à la maison me convienne, que j’oublie le mauvais usage intentionnel qu’il a fait du liquide vaisselle, que je considère l’incident comme un moment de divertissement dans la vie d’un démon familier habitué à rester enfermé. Je commence à comprendre pourquoi la plupart des sorcières mettent leurs assistants sous clé !
— Je vous remercie d’avoir aidé ce pauvre Neko, Roger.
Le sourire de Neko est si étincelant qu’il pourrait éclairer la maison entière.
— Il a fait plus que ça ! Lorsque nous sommes revenus ici, le téléphone sonnait. Comme j’étais toujours en train de me battre avec la serrure pour en extraire ma clé, c’est Roger qui a réussi à décrocher à temps.
Tout à coup, j’ai comme un flash prémonitoire qui n’a rien à voir avec les frasques de mon démon familier ni avec les grimoires poussiéreux de ma cave. Je sais que tout ce qui m’est arrivé de bien aujourd’hui est sur le point de me retomber sur le coin de la figure…
— C'était qui?
La réponse de Roger confirme mes soupçons.
— Votre grand-mère. Elle m’a paru très surprise que ce soit un homme qui réponde, mais elle a laissé un message. Elle a dit que Clara et vous êtes censées vous rencontrer à la boutique Cake Walk samedi matin à 11 heures. Comme votre agenda était là sur la table, j’ai vu que vous n’aviez rien de prévu. J’ai donc confirmé le rendez-vous, et elle a dit que vous aviez intérêt à venir.
10
— Désolée d’être en retard!
Je présente mes excuses tandis que la maîtresse des lieux me précède jusqu’à notre table. Dès que j’arrive, David Montrose se lève et pose les mains sur le dossier de ma chaise. Ce geste est si singulier qu’il semble avoir une double signification : l’homme est prêt à aider la femme, mais il est en même temps très possessif.
Remarquez bien, je ne m’en plains pas. Il a repris son look « man in black » : costume noir, chemise d’une blancheur éclatante, cravate classique noir argenté. Je suis reconnaissante à Neko de m’avoir conseillée sur ma tenue : une robe assez stricte en microfibre, le collier aux grosses perles vertes qui met en valeur mes cheveux, sans oublier les sandales à talons aiguilles qui me martyrisent les pieds.
— Vous êtes juste à l’heure.
Il jette un coup d’œil sur sa montre. J’ai laissé la mienne chez moi, car ce dîner n’a rien d’un repas ordinaire sans être non plus un rendez-vous galant. Ce serait plutôt un genre de cours particulier. Un nouveau départ ?
Je prends une longue inspiration, tout en exhortant mon ventre de se détendre. Heureusement, c’est l’instant que choisit le serveur pour se précipiter vers notre table.
— Madame désire-t-elle un cocktail ?
Je tourne immédiatement la tête vers David, et je m’en veux aussitôt. Si je désire un cocktail ? Et comment ! Je dirais même un double ! Seulement voilà, j’ai fait une promesse à David, et s’il s’agit d’une séance de travail…
C'est David qui répond le premier.
— Je prendrai un martini.
J’embraye aussitôt.
— Et moi un vodka gimlet.
Le serveur hoche la tête avant de se ruer vers la cuisine.
Décidant de prendre le taureau – en l’occurrence, cette histoire d’alcool – par les cornes, je me sens obligée d’ajouter :
— J’en déduis que ce soir, il ne s’agit pas d’une séance de travail.
— Pas au sens où vous l’entendez. Nous allons tenter de mieux nous connaître. Vous apprendrez à me faire confiance, à croire en vous, en vos possibilités.
Son sourire est désarmant. Je jette un coup d’œil circulaire en me demandant combien de temps il a passé pour choisir le restaurant. Quand Neko m’a dit que je devais retrouver David à La Chaumière, j’ai failli sauter au plafond. J’étais si heureuse que j’ai momentanément pardonné à Roger d’avoir joué le rôle de secrétaire particulier.
La Chaumière est un must de Georgetown. Ce restaurant a été ouvert il y a plus de trente ans, et il est réputé pour sa fabuleuse cuisine française comme pour son service impeccable. Mais il reste chaleureux, et l’on s’y sent bien, un peu comme dans une auberge de campagne. J’imaginais déjà un bon feu de bois dans l’entrée, et au premier, des chambres aux lits somptueux, avec des couettes en duvet et des draps de coton de qualité supérieure.
Des draps… Je pique un fard. Nous sommes dans un restaurant, au cœur de Washington D.C. Je ferais bien d’oublier cette histoire de chambre et de penser un peu plus au boulot.
Car quoi qu’en dise David Montrose, ce dîner est bel et bien une sorte de séance de travail. Si je suis prête à croire à ce qu’il me dit, si j’accepte ce nouveau boulot très étrange, je dois me faire à l’idée que rien de ce que dit ou fait David n’est d’ordre privé. C'est mon mentor, mon professeur. Mon gardien.
Le serveur revient avec les consommations et deux menus.
David lève son verre.
— Je bois à un nouveau départ.
Je trinque avec lui en reprenant son toast. J’ai la sensation que les mots vibrent le long de ma colonne vertébrale, comme des notes de musique.
Un nouveau départ… comme une nouvelle année scolaire, ou les premiers pas au collège. Comme à l’époque de l’âge ingrat où vous vous retrouvez en classe de cinquième, en cours d’histoire, et où vous prenez conscience en regardant autour de vous que vous êtes la seule fille de la classe. Et que ce truc blanc à la forme bizarroïde là, sur votre bureau, doit être un de ces trophées de sport dont vous avez entendu parler. Et que si vous voulez vous en débarrasser, c’est vous qui devrez poser la main dessus. Et tous les garçons se moqueront de vous ! Effectivement, tous les garçons ont ri de moi, et ce n’était que mon deuxième jour de classe, et le prof n’était pas encore arrivé, et…
Si ça se trouve, c’est ma seule et unique expérience en matière de nouveau départ.
Je plonge dans la lecture de la carte et je commence à l’étudier comme si c’était la chose la plus fascinante qu’on ait écrite depuis les journaux intimes de George Chesterton. Encore que je n’aie pas trouvé ces œuvres particulièrement fascinantes… mais Jason si! Voilà pourquoi j’ai tenté de me passionner pour elles. Ah ! La passion…
Je bois une nouvelle gorgée de gimlet. Quand on y réfléchit bien, c’est un peu le mojito de l’adulte. Je résiste à l’envie de descendre mon verre d’une seule traite. Je peux le faire, je suis une adulte.
Je consulte la liste des entrées, et je m’aperçois qu’ils ont de la soupe à l’oignon
. La soupe à l’oignon française, par définition. C'est une de mes préférées. Je suis sur le point de passer ma commande lorsque j’entends une mise en garde de Melissa, là, dans ma tête. Certains plats ne sont pas de mise pour un premier rendez-vous, et la soupe à l’oignon française en fait partie, tout comme les spaghettis ou la pizza. Tout ce qui a tendance à faire des taches, à devenir visqueux, à couler, bref, à vous mettre en situation délicate.
Je me demande ce que Freud penserait de ces mises en garde. Car le conseil de Melissa sonne comme un avertissement sur des aliments particulièrement succulents, quasi sensuels. Comme si elle voulait m’éviter de retomber dans de nouvelles situations… délicates. Elle dirait sûrement que c’est pour m’éviter d’être gênée.
Qui suis-je pour oser discuter avec la reine des Premiers Rendez-Vous ? Le cœur lourd, je décide de me passer de soupe. Je prends à la place une salade mesclun avec une sauce vinaigrette classique. L’échine de porc a l’air fameuse, mais elle est servie sur un lit de tagliatelles. Les tagliatelles... C'est encore pire que les spaghettis car cette variété de pâtes, longues et plates, retient davantage la sauce au beurre et je risque de m’en mettre partout, ce qui est déconseillé dans un restaurant de cette classe.
Finalement, j’opte pour une sole avec du riz.
Le serveur revient prendre notre commande, et le voilà qui se met à compliquer les choses. Ce soir, ils ont trois spécialités du chef au menu, qui me mettent chacune l’eau à la bouche rien que d’en parler. Mais l’escalope de thon est servie avec des épinards (là, c’est un non ferme et définitif. Les épinards se logent entre les dents!).
La truite est un no man’s land de pièges, des bouts d’arêtes sournois qui n’attendent qu’une chose : se planter dans ma gorge. Je vois d’ici mon embarras si je suis obligée de réquisitionner Heimlich à ma table pour venir à mon secours ! Quant à l’agneau rôti, il est servi avec des tomates cerise (inutile de chercher à savoir jusqu’où je serais capable de les envoyer valser…).
Je souris au serveur et je passe ma commande, sûre de moi grâce au concours de Melissa. Ce sera une sole et une salade mesclun.
— Très bien, madame. Et pour vous, monsieur ?
— Une soupe à l’oignon pour commencer, un porc aux tagliatelles et…
David se tourne vers moi.
— … si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions prendre un soufflé au chocolat en dessert ?
Un soufflé au chocolat. Voilà une chose que je n’ai jamais commandée dans un restaurant car je crains toujours la mention « comptez un temps d’attente minimum de 45 minutes » inscrite sur le menu. Je passe en revue la liste des éventuelles objections de Melissa : ce n’est pas visqueux, il n’y a pas de sauce et ça n’explose pas.
— Ça me semble parfait.
— Quel vin avez-vous choisi ?
Sans hésiter une seconde, David lâche un nombre binaire. Le serveur marque son approbation d’un hochement de tête et glisse vers la cuisine.
Nous laissant en tête à tête, David et moi.
Seuls.
Où sont passés les cinq sujets de conversation de Melissa, au moment où j’en ai justement besoin ? Je porte mes doigts à ma bouche pour me ronger les ongles en catimini, histoire de me donner du courage. Mais je me rappelle à temps dans quel établissement je suis, et je croise les mains sur mes genoux. Je réussis même à résister à l’envie de boire mon cocktail d’un trait.
David sourit d’un air décontracté et me passe la panière. Choisir un morceau de baguette en devient presque un acte thérapeutique.
— Alors, comment s’est passée votre journée de travail ?
L’espace d’un instant, je me dis qu’il me parle de la bibliothèque, qu’il exprime son intérêt pour l’éducation coloniale, la fabrication des chapeaux de femmes au dix-huitième siècle ou le système d’assolement des gentlemen-farmers.
Mais je comprends vite le véritable sens de sa question, et je rétorque :
— Ça a marché !
Je jette un coup d’œil vers les tables voisines. Personne n’a l’air d’écouter, mais je préfère me pencher un peu plus vers lui pour lui dire dans un souffle :
— La magie a opéré.
Il hoche la tête pour m’inciter à continuer. Je lui raconte tout sur les attentions particulières dont j’ai été, à ma grande surprise, l’objet de la part d’Harold. Notamment sur l’intérêt presque risible qu’il a manifesté pour ma jupe. David n’a pas l’air autrement surpris, mais le fait que je mentionne le nom de Jason le fait tiquer. Même chose lorsque je lui parle du vieux M. Zimmer, et des trois autres types qui se sont particulièrement intéressés à moi, cet après-midi.
Le serveur nous interrompt en apportant la bouteille de vin. David se conforme au cérémonial habituel de dégustation, mais en dédramatisant chacune des phases. Il vérifie le bouchon, fait tourner plusieurs fois le liquide couleur paille dans son verre et se contente d’une simple gorgée. Puis il hoche la tête à l’attention du serveur en signe d’approbation, lequel remplit alors mon verre et finit de remplir celui de David avant de disparaître.
Je goûte une gorgée de vin et je souris en reconnaissant l’odeur robuste du pinot gris. Il est bien plus pur que les chardonnay vieillis en fût de chêne que j’ai pu boire auparavant. Plus naturel. Plus franc.
Nous reprenons notre conversation sur ma journée de sorcière. D’après les questions que David me pose, j’arrive à la conclusion que le tour de magie auquel je me suis livrée n’a généralement pas d’effet aussi puissant. Je n’aurais pas dû être capable de prendre au piège tous ces hommes, de les ensorceler tous.
Tandis que je raconte mon histoire, le serveur apporte les hors-d’œuvre. Pendant une minute, je louche avec frustration sur la soupe de David. Heureusement pour moi, la fraîcheur de ma salade composée satisfait mes papilles. Au moins, je n’ai pas à m’inquiéter des méfaits du gruyère, un véritable test pour David qui doit prouver sa capacité à couper les fils… Notez bien que le défi à relever ne lui donne pas l’air idiot pour autant. En fait, ça le rend plus… humain, moins menaçant. C’est juste un mec normal qui mange un repas normal.
Nous attendons le plat principal en essayant de meubler.
— Bien, bien…
— Parfait.
— Depuis combien de temps faites-vous ça ?
— Mon rôle de gardien ? Depuis toujours.
J’attends qu’il développe le sujet. Ça lui prend trois bouchées de pain, une gorgée d’eau et une autre de vin. Mais il finit par lâcher :
— Ce ne sera pas facile pour vous d’accepter toutes ces informations d’un seul coup. Je vais vous répondre, mais, pour un temps au moins, vous devrez me croire sur parole.
— Dites toujours.
Il inspire longuement, mais il est interrompu par l’arrivée des plats. Le serveur pose mon assiette sur la table et lui fait faire un quart de tour dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, pour que le poisson se détache bien sur fond de sauce au citron et aux câpres. Quant au porc de David, il est magnifique sur son lit de pâtes perfides nappées de sauce.
David me souhaite bon appétit, puis s’arme de sa fourchette et de son couteau. Je note qu’il les utilise à l’européenne. Il prend une bouchée (en évitant de faire gicler la sauce tomate aux olives sur son costume) et se met à mâcher consciencieusement avant de poursuivre son récit.
— Etre gardien, c’est une tradition familiale. Mon père l’a été avant moi, tout comme son père avant lui. Je suis l’aîné de trois garçons, je suis donc devenu gardien à mon tour. Mon frère cadet est agent de change et le plus jeune est apprenti-réalisateur. Il vit à Toronto.
Bien. La famille Montrose m’a l’air tout ce qu’il y a de plus normal.
— Nous sommes environ deux douzaines de gardiens ici, dans la région. Un pour chaque sorcière dans la conurbation.
J’ai l’impression d’entendre un responsable du recensement!
— Nous autres gardiens commen�
�ons notre formation dès l’enfance. Pour simplifier les choses, nous sommes un peu comme des élèves d’internat. Nous allons travailler avec d’autres gardiens qui nous font profiter de leur savoir.
— Une sorte d’apprentissage?
De ce côté-là, j’en connais un rayon. En Amérique coloniale, il y a toujours des apprentis, des compagnons et des maîtres, qui apprennent tous leur métier.
— Exactement.
— Mais que faites-vous quand vous ne m’observez pas ? Je veux dire, que faisiez-vous avant que je prononce ma première formule magique ?
Un souvenir désagréable assombrit un instant le visage de David. Il boit une gorgée de vin avant de répondre.
— J’ai été le gardien d’une autre sorcière jusqu’à l’année dernière.
— Et que s’est-il passé ?
Je lui pose la question avec ménagement. J’imagine une sorte de terrifiant combat magique, une jeune et jolie sorcière luttant désespérément pour sauver sa vie. J’imagine David en chevalier blanc venant à son secours contre un méchant sorcier, grimaçant de douleur sous les mauvais sorts jetés par son adversaire.
— J’ai été viré.
— Quoi?
Je suis tellement surprise que j’en ai presque crié.
— J’ai été viré. Ma sorcière a décidé que j’étais trop conservateur et bien trop strict.
— Pas possible !
Ça m’a échappé, mais il me lance un regard noir. Je me dépêche de poser une autre question avant d’attendre ses commentaires.
— Mais alors, que faisiez-vous… et où étiez-vous? Vous attendiez ? Vous touchiez une allocation chômage ?
Le mot chômage fait tiquer David.
— Disons que j’étais vacataire.
— Vacataire?
— Peu importe le mot…
— Vous faisiez quoi ?
Ses propos évasifs déclenchent en moi une réaction instinctive, comme chez toute bibliothécaire digne de ce nom. J’ai décidé d’aller au fond des choses.
— Je travaillais pour le Tribunal d’Hécate, d’accord ? Je passais en revue des documents importants, que je stockais pour que les générations futures puissent, elles aussi, avoir accès à la sagesse.