by KLASKY
Elle a qualifié cette petite sauterie de soirée. Ils sont en train de mettre la dernière main à leurs projets pour le Gala des Moissons, l’événement le plus important de l’année en matière de collecte de fonds. Comme deux semaines à peine nous séparent du jour J, il ne reste pas grand-chose à faire, mais les membres du Conseil adorent passer du temps ensemble, et Mamie ne rate jamais une occasion de sortir son magnifique service en porcelaine…
Une réunion d’amateurs d’opéra, ce n’est pas ma tasse de thé pour un vendredi soir, d’autant que je n’ai pas encore récupéré depuis la nuit dernière. Pour me récompenser de mon travail, David m’a emmenée au Paparazzi, un restaurant italien situé près du canal qui reste ouvert une bonne partie de la nuit. Le serveur a tiqué lorsque j’ai commandé des raviolis au four, mais il a bien été obligé d’admettre que la cuisine était encore ouverte malgré l’heure tardive. Lorsque j’ai passé ma commande, il ne m’est même pas venu à l’esprit que les pâtes étaient servies avec de la mozzarella – ce fromage qui fait des fils quand il est cuit – mais j’ai décidé de tenter le coup. Après tout, ce n’est pas mon premier rancard avec David, et les fameuses règles de Melissa ne s’appliquent pas à notre dîner.
David et moi avons bavardé jusqu’à ce qu’on nous jette dehors, aux alentours de 1 heure du matin. Nous avons évité deux sujets de conversation : la sorcellerie et Jason Templeton, et nous avons réussi à tenir deux heures à parler de tout et de rien, de nos plats préférés, des livres qui nous ont marqués dans notre enfance et de nos vacances de rêve.
Compte tenu de ces activités nocturnes, je trouve la journée longue au bureau, d’autant que je viens de recevoir une petite enveloppe émanant d’une des associations à qui j’ai demandé de l’aide. L’enveloppe contient un malheureux bout de papier, une lettre circulaire d’une demi-page qui a été photocopiée tant de fois que les mots sont à peine lisibles. Mais j’arrive à reconstituer le message : la Peabridge ne peut s’attendre à aucun don de la part de l’Institut pour la protection des bibliothèques.
Tant pis ! Il y a d’autres associations… douze, très exactement. Je m’efforce de ne pas sombrer dans la déprime. De toute façon, comme Eleanor ne sait pas que j’essaie de collecter des fonds, inutile de lui avouer mon échec.
Pour garder les yeux ouverts jusqu’à l’heure de la fermeture, je me prends un latte Starbucks auquel j’ajoute un expresso. Non, je ne bois pas de café, mais le latte, lui, a des vertus curatives.
J’en ai particulièrement besoin. C’est que je n’ai pas revu ma grand-mère depuis le jour où je me suis enfuie en courant du Four Seasons. En revanche, nous nous sommes parlé plusieurs fois au téléphone ces derniers jours.
Il est clair que je suis invitée à cette réunion comme porte-parole des jeunes. (J’entends d’ici la voix du chambellan annonçant mon arrivée au futur Gala : « Mademoiselle Jane Madison, Porte-Parole des Jeunes. » De maigres applaudissements saluent mon entrée dans la salle de bal où j’arbore une robe de princesse et une tiare.) Le comité entier veut connaître l’opinion de « Vous, les Jeunes » sur le Gala des Moissons. Apparemment, Nous les Jeunes pensons tous la même chose, agissons tous de la même façon et faisons les mêmes dons aux bonnes œuvres.
Cela vous ennuierait-il, Vous les Jeunes, de régler vos consommations à un bar payant ? (Oui, et d’ailleurs nous serions plus tentés de faire un don si nous nous sentions redevables envers le Club pour nous avoir offert à boire.) Est-ce qu’il suffit de proposer du vin et des sodas ou faut-il impérativement des boissons fortes pour Vous les Jeunes ? (Ce n’est pas obligatoire, mais les « spiritueux » aideraient sans doute pas mal de gens à ouvrir leur portefeuille…) Faut-il imposer le smoking, ou cela est-il dissuasif pour Vous les Jeunes ? (Mieux vaut parler de smoking sur le carton d’invitation, mais les gens mettront ce qu’ils ont dans leur armoire.)
Je me demande pourquoi j’ai pris toutes ces décisions. En tout cas, Mamie est heureuse que je lui aie filé un coup de main. Et puis, qui d’autre qu’elle pourrait me donner d’aussi bons conseils sur ma vie privée?
L'oncle George m’embrasse sur la joue dès que j’apparais sur le seuil de la porte.
— C’est si bon de te revoir. Et cette tarte m’a l’air délicieuse ! C’est toi qui l’as faite, n’est-ce pas ? Tu sais, Jane chérie, tu as tort de ne pas vanter tes dons de cuisinière. Ce sont eux qui t’aideront à trouver l’homme de ta vie.
S’il savait ce que mes dons de cuisinière ont fait comme dégâts, hier soir ! Quant à Melissa, elle a beau être une pâtissière hors pair, elle est toujours célibataire et frustrée de l’être!
Malgré tout, ça partait d’une bonne intention.
— Merci, oncle George.
— Ta grand-mère est dans la cuisine.
Je le remercie de nouveau et je me fraye un chemin parmi les invités du salon, une douzaine de fans d’opéra dont l’âge moyen est supérieur à la vitesse maximale autorisée sur autoroute. Je me demande bien à quoi peuvent servir mes conseils pour ce genre de réunion… L'opéra n'attire guère les jeunes. Je ne connais pas une seule personne de mon âge qui aille à l’opéra.
A quelques exceptions près – les dessins animés Bugs Bunny ou la scène du Mariage de Figaro dans le film Les Evadés – je suis incapable de citer un seul nom d’opéra que les gens de mon âge connaissent. Aucun, en tout cas, qui leur fasse débourser des milliers de dollars pour jouer les mécènes.
Je soupire. Si j’arrive à trouver quelques amateurs d’opéra enthousiastes, je pourrai peut-être repérer quelqu’un qui m’aidera à soutenir Peabridge. La lettre de refus que j’ai reçue ce matin m’a tellement contrariée que j’en ai fait une boulette pour la lancer dans ma corbeille à papier. D’où l’empressement de ce pauvre Harold – toujours mort d’amour – à accourir pour me demander si j’étais mécontente de sa façon de distribuer mon courrier ! Il m’a fallu presque une demi-heure pour le rassurer, même si je le soupçonne d’avoir fait exprès de traîner les pieds et de rester pour avoir quelques minutes de plus à se délecter de ma radieuse compagnie. Oui, bon... !
Oserai-je ajouter que Jason ne s’est pas pointé à la bibliothèque, cet après-midi ? Notez bien qu’il ne vient jamais le vendredi, mais quand même ! Il aurait pu téléphoner, juste pour s’assurer que j’allais bien. Que je n’avais rien brûlé d’autre.
Mamie lève le nez de la table où elle était occupée à verser du café dans une monstrueuse cafetière en argent.
— Jane chérie ! Pourquoi es-tu si triste ?
— Rien de spécial, Mamie.
J’effleure sa joue d’un baiser, en notant au passage que son visage est tout rouge à cause de la chaleur de la cuisine.
— Laisse, je m’en occupe.
— Cette tarte est vraiment superbe ! Qu’est-ce qui me vaut ce plaisir ?
J’ai envie de répondre : « Le plus grand naufrage que j’aie connu depuis mon premier rendez-vous. » Mais cela risque de la contrarier.
— Il se trouve que j’avais des poires, et je me suis dit que tu allais te régaler.
— Comme c’est gentil !
Mamie fait un signe de tête vers une boîte en carton rose.
— Tu vas me faire honte avec mes petits gâteaux qui ne sont même pas faits maison !
Ses petits-fours ont de quoi lui faire honte, en effet, mais pas parce qu’elle les a achetés. Si elle avait opté pour le bon magasin, Cake Walk par exemple, elle n’aurait eu que l’embarras du choix pour séduire les palais les plus gourmands. Seulement voilà, Mamie a insisté pour les acheter à la Watergate Bakery. Un nom prestigieux… mais leurs gâteaux n’ont pas évolué depuis que Nixon était gamin ! Il y a plein de boudoirs roses et un tas de biscuits en forme de feuilles. Et tous ont une fâcheuse tendance à tomber en miettes quand on les prend.
Je m’assieds par terre et je papote de tout et de rien avec Mamie. J’extrais ses tasses et ses soucoupes en porcelaine du fond de ses placards, ainsi que les assiettes à dessert qui font sa fierté. Elle a nettoyé son
argenterie dans la journée, et les fourchettes à gâteau brillent sur la table.
Lorsque tout est prêt à passer dans l’autre pièce, Mamie me pose la main sur le bras.
— Je suis désolée, ma chérie. J’ai entendu dire que ta rencontre avec ta mère s’était mal passée.
Pendant un bref instant, je me dis que c’est Melissa qui a dû appeler Mamie pour la mettre au courant. Mais je finis par comprendre que c’est Clara qui s’est chargée du sale boulot. Elle a dû téléphoner à ma grand-mère sur-le-champ pour faire un rapport sur toutes les tares qu’elle a décelées chez moi.
— Heu, c’est-à-dire…
Je hausse les épaules en essayant de trouver une explication. Attention, pas une excuse ! Je n’ai aucune raison de me trouver une excuse, je veux juste expliquer pourquoi les choses ne se sont pas passées comme Mamie l’espérait.
— Ta mère se sent coupable, chérie. Elle se dit qu’elle t’a mis trop de pression, qu’elle t’a donné trop d’informations en même temps.
Je hausse de nouveau les épaules, telle une ado qui aurait perdu ses facultés de communication avec ses aînés. Si je n’y prends pas garde, mon vocabulaire va finir par se résumer à des soupirs d’exaspération ou de vagues grognements.
Je m’oblige à formuler clairement les choses.
— Je pense qu’il s’est passé beaucoup trop de temps, Mamie. Pour renouer le contact, nous aurions dû nous revoir il y a des années.
— On n’est jamais trop vieux pour se passer de l’amour des autres.
— Mamie, cette femme ne m’aime pas! Elle ne me connaît même pas ! Au mieux, je dirais qu’elle aime l’idée qu’elle se fait de moi, la parfaite petite fille qu’elle a perdue dans des circonstances tragiques, il y a si longtemps…
Ma grand-mère secoue la tête.
— Je n’attends pas de toi que tu comprennes, Jane. Tu n’as pas d’enfant, tu ne peux pas savoir ce que c’est.
Exact. Et si nous changions de sujet et organisions un référendum sur ma lamentable vie amoureuse et mon absence d’enfants? Mais Mamie continue… De toute évidence, elle ne comprend pas à quel point ses mots me font mal.
— Tu ne peux pas savoir ce qu’elle ressent, Jane. Une mère a toujours un lien avec ses enfants, ce lien qui les a nourris, protégés, aidés à être forts…
Mamie aurait bien voulu continuer (est-elle en train de devenir lyrique à propos du cordon ombilical ou essaie-t-elle de faire passer un autre message ?), mais la voilà qui commence à tousser. Elle fait un bruit terrible, une toux sifflante et caverneuse, comme si ses poumons rendaient l’âme dans sa poitrine.
— Mamie!
Je passe mon bras autour de sa taille pour la soutenir. Elle a l’air si frêle, si minuscule. L’espace d’un instant, je fais ce triste constat qui me terrifie : ma grand-mère est vieille. Pas vieille parce qu’elle aime l’opéra, non. Juste vieille. Vieille parce qu’on se dit qu’elle va mourir un jour. Vieille, quoi.
Sous l’effet de sa quinte de toux, son visage vire à l’écarlate et elle tourne la tête. J’ignore si elle essaie de cacher sa faiblesse ou simplement de rester à distance de la table où sont posés les tasses et les gâteaux. Mais ce mouvement ne fait qu’accroître l’impression de vulnérabilité qu’elle donne.
Je prends un verre que je remplis d’eau, mais d’un simple geste, elle me tient à distance. Entre chaque quinte de toux, elle réussit à reprendre sa respiration, une respiration saccadée. Des larmes perlent à ses paupières, mais j’ignore si c’est l’émotion ou l’effort physique qui la fait pleurer.
Quand la toux s’arrête enfin, Mamie accepte mon verre d’eau et boit lentement, par petites gorgées. Après avoir vidé le verre, elle le pose d’une main ferme sur la table. Puis elle récupère son tablier, s’essuie les yeux avec et se dirige vers l’évier pour se laver les mains. Elle les savonne consciencieusement, tel un chirurgien qui se prépare à entrer en salle d’opération.
Après quoi elle s’empare des soucoupes comme si de rien n’était.
— Mamie! Depuis combien de temps as-tu ces quintes de toux ?
— Oh, ça va, ça vient.
— Comment ça va, ça vient? On dirait que tu as une pneumonie.
— Ce sont des allergies. Tu sais bien que ça me prend à chaque changement de saison.
Je sais qu’au printemps, elle n’y coupe pas. A cause des pollens. Ma grand-mère n’a jamais eu de problème avec l’ambroisie, les moisissures ou les feux de feuilles mortes. Comme si les gens continuaient à brûler des feuilles en automne !
— Mais jusqu’ici, tu n’as jamais eu de problème en septembre.
— Jane, puisque je te dis que je vais bien. Tout va bien.
Elle me donne une petite tape affectueuse sur la main.
— Ceci dit, si tu es vraiment inquiète, il y a une chose que tu peux faire pour moi, ma chérie.
— Quoi?
Je ferais n’importe quoi pour l’aider. J’irais à la pharmacie en courant, je téléphonerais à son médecin en utilisant le numéro d’urgence, je l’emmènerais à l’hôpital.
— Fais-moi une promesse.
— Mamie!
— Promets-moi que samedi en huit, nous irons au Smithsonian. Au Musée d’Histoire Naturelle, comme nous avions l’habitude de le faire quand tu étais petite.
— Mamie, je n’ai pas…
— Promets-le-moi ! Nous irons toutes les trois : toi, moi et ta mère.
Je voudrais lui dire non, lui expliquer que j’ai du travail. Prétexter un rendez-vous galant, une importante réunion à la bibliothèque, ou la nécessité absolue de me laver les cheveux.
Mais sa quinte de toux m’a fait très peur. Ma grand-mère ne sera pas là éternellement pour m’extorquer des promesses.
Et puis je dois bien avouer qu’une petite partie de moi-même, peut-être l’enfant que j’ai été, a envie de donner une seconde chance à Clara. Après tout, c’est ma mère biologique, et nous avons passé moins d’une heure ensemble. Son histoire de secte n’est peut-être pas aussi inquiétante que je l’ai cru. Et elle n’est sans doute pas aussi impliquée que ça dans ces histoires de cristaux…
— Bon, d’accord ! Va pour samedi prochain.
— Merveilleux! Rendez-vous à l’éléphant, à 10 heures.
L’éléphant mâle géant se trouve dans la rotonde du musée. Il accueille chaque jour des milliers de touristes en extase. Quand j’étais petite, j’étais émerveillée, moi aussi. J’inventais des histoires sans fin auxquelles je croyais dur comme fer et qui mettaient en scène une maman éléphant avec ses éléphanteaux qui vivaient heureux dans la brousse africaine. Un père, une mère, des enfants… A cette époque, la vie me semblait aussi simple que ça.
— Maintenant, ma chérie, tu vas apporter la tarte. Nous la servirons là-bas.
Ma grand-mère passe dans le salon en demandant à ses invités d’excuser son retard, et se met à servir le café, le thé, la tarte et les petits gâteaux en miettes.
Je me retrouve assise à côté de Samuel Potter, un vieil ami de l’oncle George et le dernier membre en date du Conseil d’administration du Club des amis de l’opéra.
Il me dit avec une curieuse lueur dans les yeux :
— Alors, Jane, venez-vous tous les mois à ces petites fêtes ?
Je le suspecte de faire des tours de prestidigitation, par exemple, sortir des pièces de monnaie des oreilles de ses petites-filles !
— Oh non ! Seulement si je peux aider à planifier le Gala.
Ma réponse ne me satisfait pas. C’est comme si je pensais que l’opéra n’avait aucun intérêt. Je crois donc bon d’ajouter :
— En général, je suis bien trop occupée.
— Où travaillez-vous ?
— A la bibliothèque Peabridge.
— Elle fait partie des publiques du district ?
A sa façon de poser la question, je sais déjà deux choses de lui. La première, c’est qu’il est bibliothécaire, ou qu’il en a un parmi ses proches. Nous autres bibliothécaires somm
es tous des gens branchés et un peu spéciaux. Nous omettons toujours d’utiliser le mot « bibliothèque » lorsque nous faisons référence à l’une d’entre elles, car nous savons tous de quoi nous parlons. J’ai rêvé un jour de travailler dans le secteur « ouvrages de référence » à la New York City Public jusqu’à ce que Melissa me dise que ma façon de parler était un peu maniérée.
La seconde information est plus importante : ma formule magique marche toujours, car je reconnais cette expression sur le visage de M. Potter. Depuis deux semaines, j’ai quand même eu l’occasion de le faire ! Ça n’a rien à voir avec l’air énamouré de ce pauvre Harold Weems, mais il est évident que M. Potter est attiré par moi. Pas du tout dans le style petit vieux vicelard, non, plutôt dans le style tonton. Il serait capable de m’acheter une boîte de caramels au beurre salé ou de m’inviter à une soirée de dégustation de glaces. Et une partie de moi-même se réjouit d’avoir cet effet sur lui.
Je voulais vraiment poser des questions à David sur cet envoûtement. Savoir comment minimiser ses effets, ou même y mettre fin. Mais hier soir, cela m’est sorti de l’esprit. David et moi avions déjà bien trop de sujets de conversation.
Je m’efforce de ne plus penser au seul bon souvenir de la soirée d’hier, et je souris à M. Potter.
— Non, la Peabridge est une bibliothèque privée, spécialisée dans l’Amérique coloniale.
— Mais oui, bien sûr ! Je me suis promené dans le coin. C'est du côté de l’université, non ? Au cœur de Georgetown ?
Je confirme. M. Potter m’apprend qu’il emmène promener son chien dans les parages presque tous les soirs. Ce shih tzu appartenait en fait à son épouse, mais la pauvre Lucinda est décédée il y a près de six mois. C’est elle qui était bibliothécaire, elle faisait du catalogage. Elle avait toujours adoré son métier.
— Je suis navrée de ne pas avoir eu la chance de la rencontrer, monsieur Potter.
Il me tapote la main.