by KLASKY
S'il est surpris par ma réaction, il ne le montre pas. Il replonge la main dans le coffret. Cette fois, la pierre qu’il me confie est vert foncé et translucide. Ça pourrait être du jade, sauf qu’elle n’a pas l’aspect laiteux. En y regardant de plus près, je vois comme un reflet brillant sur toute sa surface, comme si on l’avait saupoudrée de paillettes, les plus fines qu’on puisse imaginer.
Je referme le poing pour essayer de lire en elle. Cette pierre émet des ondes positives. Elle est bienfaisante. Dès que le mot me vient à l’esprit, je souris. Cette pierre est destinée à faire le bien. Elle a été conçue pour apporter des changements positifs. J’inspire profondément et je tente d’utiliser mes pouvoirs pour en savoir plus. Ce cristal vibre, il se dégage de lui une énergie comparable à celle que j’ai maîtrisée à travers les grimoires magiques. Je sens les vibrations remonter le long de mon bras et s’arrêter dans ma poitrine. Dans mon cœur et dans mes poumons.
J’inspire le plus profondément possible, et je me dis que ma prof de yoga serait fière de moi. Lorsque je chasse l’air de mes poumons, la chaleur du cristal reste. Elle fait briller mon torse.
J’ai la vague sensation que Neko est carrément appuyé sur moi. Je me remémore sa force tranquille et sa volonté de se concentrer sur mes pouvoirs de sorcière, qui contrastent tant avec sa folle passion de la mode et ses conseils en maquillage. Sans ouvrir les yeux, j’essaie d’atteindre son aura magique. Je le sens flotter dans l’air autour de nous, ce chemin vers le cœur de la pierre. Je concentre toute l’énergie qui est en moi pour plonger au cœur du cristal vert.
Je comprends alors que la pierre peut aider Mamie. En emprisonnant toute mon énergie pour la transférer ensuite vers elle, vers son cœur, ses poumons, vers tout son corps fatigué et malade.
Tout ce que je dois faire, c’est puiser en moi le pouvoir de guérison pour en imprégner le cristal. Je concentre vers lui toute la chaleur, le réconfort et les vibrations qui se sont fondus dans mon propre corps. Et la pierre verte les absorbe. Son éclat est alimenté en énergie par la force de mon esprit. Le cristal est une pile, une batterie. Elle stocke toute l’énergie que je peux lui donner.
— Ça suffit.
Ces mots chuchotés par David me font brusquement revenir à l’état de conscience.
En fait, je ne rêvais pas. Je ne me suis pas endormie, non. J’étais en état de méditation, pour maîtriser mon corps par le seul pouvoir de mon esprit, comme on maîtrise la Posture du Cadavre dans le cours de yoga.
J’ouvre les yeux et je fixe la pierre dans la paume de ma main.
— Quel est le nom de cette pierre?
— L'aventurine. C'est également un quartz, mais celle-ci se concentre sur la guérison.
David met la main dans le coffret et en ressort un petit sac en velours fermé par un cordonnet.
— Tenez!
Je suis épuisée. Je n’ai aucune idée de ce qu’il veut que je fasse de ce sac. C'est Neko qui finit par me prendre la main en l’inclinant doucement, juste pour que la pierre roule dans le sac. Après quoi il fait coulisser les rubans de soie et le fourre dans une poche placée sur sa poitrine.
— Demain, vous pourrez la donner à votre grand-mère.
Je tente de protester, mais il ne sort de ma bouche qu’un vague murmure.
— Non. Elle est malade et elle en a besoin dès ce soir. Je fais partie de la famille, ils me laisseront entrer.
— De toute façon, c’est déjà le matin. Et pour l’instant, c’est la médecine occidentale qui l’a prise en main. La perfusion agit davantage que ce cristal ne pourrait le faire. Lorsque vous lui remettrez la pierre, demain, son rôle sera d’entamer un long processus de guérison, et de l’aider à reprendre des forces.
J’essaie de me mettre debout, mais je ne réussis qu’à la troisième tentative.
Je suis aussi faible qu’un chaton. J’ai l’impression d’avoir couru un marathon. De n’être qu’une noix de beurre étalée sur une baguette… Tiens, ça me fait penser que Melissa doit être en train de confectionner des baguettes.
J’ai l’impression d’être ivre, comme si j’avais descendu un pichet entier de mojito à jeun !
A propos de mojito, ce serait peut-être le moment d’en boire un, non ? Ça me ferait sûrement du bien.
— Neko ! Préparez-nous des cocktails ! La baguette magique est dans le tiroir.
Neko a l’air déconcerté, mais David se contente de faire la moue.
— Venez, Jane. Il est temps de dormir un peu. Je vais vous aider à vous coucher.
Je fais un pas en avant, mais je commence à tituber. Je leur donne le change en me rattrapant au canapé. Je croise les mains devant moi, pour tenter de donner l’image à la fois de l’innocence et de la détermination. Une sorte de Dorothy Gale contrainte de se confronter au Magicien d’Oz.
Mais dès que j’ouvre la bouche, ma voix se lézarde. Je ressemble davantage à Margaret Hamilton, la méchante Sorcière de l’Ouest!
— Serait-ce une invitation, mon grand?
Je suis sûre et certaine que j’ai entendu Neko ricaner. Mais le temps de tourner les yeux vers lui, il est absorbé dans la contemplation de ses ongles…
David me répond :
— Je fais juste mon boulot.
Ils ne sont pas trop de deux pour m’emmener jusqu’au bout du couloir. Mes jambes n’ayant aucune envie de coopérer, mes pieds traînent par terre. Heureusement que j’ai toujours mes pantoufles aux oreilles de lapin. Sinon, je pourrais finir par choper des échardes !
Dès que nous arrivons dans ma chambre, David s’empare de ma clé pour ouvrir la porte. Nous entrons tous les trois dans la pièce d’un pas mal assuré, mais soudain, j’aperçois le clair de lune se refléter dans l’eau du bocal de mon Imbécile de Poisson. Je fais volte-face pour repousser Neko.
— Non ! Vous ne pouvez pas entrer ici !
David, qui a suivi mon regard, se retourne pour regarder Neko. Mon démon familier hausse les épaules de façon soigneusement étudiée, comme s’il ne lui était jamais venu à l’esprit de faire intrusion dans la piscine privée de ma chambre.
David s’exclame :
— Je m’occupe d’elle.
La déception de Neko aurait pu m’arracher des éclats de rire si la pièce ne s’était mise brusquement à tourner comme dans un jeu vidéo… Je m’aperçois que Neko a disparu. David m’aide à rejoindre mon lit et je m’écroule sur le matelas. Je ferme les yeux tandis qu’un air d’orgue de Barbarie m’envahit.
Je sens les mains de David sur mes pieds. Il enlève mes précieuses pantoufles, puis s’assied près de moi sur le lit, et ses doigts défont le nœud de ma robe de chambre. Il m’aide à m’asseoir et fait glisser la robe de chambre de mes épaules. Je ne suis pas mécontente de porter mon pyjama d’homme délavé, le haut et le bas.
Il réussit je ne sais comment à me glisser sous mes couvertures. Mon oreiller est pile sous ma tête, et le contact des draps sur mes bras nus me donne une sensation de fraîcheur. L'édredon pèse lourdement sur mon corps.
David me passe une main sur le front.
— Et maintenant, dormez.
Il doit y avoir un brin de magie dans son geste car je suis soudain incapable d’ouvrir les yeux.
— David?
— Hmm ?
— Que se passe-t-il ?
— Vous avez utilisé vos nouveaux pouvoirs. Je vous ai laissée aller plus loin que vous n’auriez dû le faire. J’ai senti la force de l’amour que vous avez pour votre grand-mère, ce qui a influencé mon jugement. Vous devez dormir. Et tout ira bien à votre réveil.
— David…
— Hmm ?
— Vous êtes différent, maintenant.
— Différent?
— Oui, par rapport au premier soir. Au début, vous me faisiez très peur.
Un long silence s’ensuit. J’ai l’impression qu’il ne me répondra pas. Me serais-je endormie? Mon cerveau n’est plus sûr de rien. Qui sait si je n’ai pas imaginé toute cette conversation.
Mais il repren
d la parole.
— Le premier soir, je ne vous connaissais pas. Je suis venu ici en tant que gardien, pour essayer de protéger des documents en danger.
— Et alors ?
J’ai utilisé toute l’énergie qui me restait pour sortir ces deux mots.
— Je vous ai rencontrée. Et je me suis efforcé de vous comprendre. Je suis devenu le gardien que vous vouliez que je sois… celui dont vous aviez besoin. C'était la seule façon de vous obliger à écouter. Et à apprendre.
Il y a quelque chose qui cloche, là-dedans. Un truc qui n’a aucun sens. Je tente de prononcer quelques mots, de poser une autre question, mais David passe de nouveau sa main sur mon front.
— Dormez, Jane. Nous parlerons plus tard. Dormez!
Je m’endors.
22
Lorsque j’arrive à l’hôpital, Mamie est en train de regarder la télé d’un air absent. Son lit a été relevé pour lui permettre d’être assise bien droite. L'oreiller, censé lui soutenir la tête, a glissé dans son dos, et elle a l’air très mal à l’aise. L'oxygène continue à circuler dans le tuyau placé sous son nez.
Je prends un faux air jovial.
— Bonjour, Mamie!
— Bonjour, ma chérie.
Sa voix est fatiguée, presque grognon. Si j’avais affaire à un gosse de trois ans, je lui prescrirais volontiers un bon petit somme.
Je suis un peu surprise de me sentir en forme, mais je me suis réveillée fraîche et dispose, les batteries rechargées, complètement stimulée par mon travail sur les cristaux.
J’essaie de ne pas laisser ma bonne humeur être entamée par le froncement de sourcils de Mamie. Je demande, d’une voix qui aurait sans doute convenu aux adultes de Sesame Street :
— Comment te sens-tu, aujourd'hui ?
— Je déteste cet endroit.
Je la rassure.
— Tu rentreras bientôt chez toi.
— Je n’arrive pas à dormir. Les infirmières n’arrêtent pas d’entrer pour prendre ma température, régler le débit d’oxygène ou prendre ma tension. Et le malade de la chambre d’à côté a poussé des gémissements toute la nuit. En plus, la femme de l’autre côté du rideau a reçu la visite de ses petits-enfants jusqu’à 22 heures. Des enfants de cet âge ! Dans un hôpital !
Mais je ne me sens pas visée… Elle se plaint seulement de la marmaille des autres !
Je lui souris de nouveau.
— Je t’ai apporté un cadeau.
Mamie s’apprêtait à faire une nouvelle remarque acerbe, mais la curiosité l’emporte. Ses yeux noisette, si semblables aux miens bien qu’ils soient à cet instant injectés de sang, me fixent d’un air interrogateur.
Je lui tends une petite boîte. C'est Neko qui m’a aidée à la trouver dans la cave. Elle tient dans la paume de ma main, mais elle est assez haute, avec une rangée de charnières sur le côté. Elle semble ancienne, très précieuse mais solide en même temps, le genre de boîte que Romeo aurait pu utiliser pour offrir une bague à Juliette.
Mamie demande :
— C'est quoi ? Tu n’aurais pas dû te casser la tête pour moi sous prétexte que j’ai un petit souci de santé.
— Ouvre-la!
Je suis impatiente de voir sa réaction. Et de vérifier si mon cristal fonctionne.
Tout en continuant de protester, Mamie soulève le couvercle de la boîte. Pendant un instant, elle ne sait pas quoi faire du contenu. Il faut dire que j’ai posé l’aventurine sur un lit de velours.
Mamie répète :
— Mais qu’est-ce que c'est ?
A présent, sa voix laisse transparaître une curiosité qui n’a d’égale que son irritation.
— C'est un truc que j'ai trouvé et j'ai pensé que ça te plairait. Tu pourrais l’utiliser comme Pierre de Souci, et la caresser quand tu te sens stressée.
Mamie regarde l’objet d’un air dubitatif.
— Ta mère a toujours été championne dans ce domaine !
Intéressant… Je range cette petite info dans un coin de ma tête.
— Tu sais, Mamie, j’ai peut-être hérité plus de choses d’elle que je ne le croyais.
Mamie inspire longuement, comme si elle s’apprêtait à répondre, mais elle ne fait que déclencher une quinte de toux qui, comme les autres, lui secoue tout le corps. Son visage devient cramoisi, et elle serre les poings. Désemparée, je lui tends un Kleenex, mais tout ce que je peux faire, c’est attendre. Encore et encore.
Au bout d’une minute, la toux devient sèche et très pénible. Alors j’oublie toute prudence et j’extirpe la boîte à bijoux de dessous les draps où Mamie l’avait posée avant de se mettre à tousser. Et je dépose la pierre sur sa paume desséchée.
Ses doigts s’enroulent instinctivement autour du bijou. Elle ferme les yeux en cherchant de l’air, mais la toux cesse.
Elle se laisse aller sur son oreiller, les yeux toujours fermés, respirant avec peine. Son front est trempé de sueur, mais je ne veux pas l’embêter à l’essuyer.
Une fois la quinte de toux totalement jugulée, je lui demande :
— Tu veux que j’appelle une infirmière, Mamie?
— Non, ma chérie. Pas tout de suite.
Sa voix a changé, elle est plus forte que lorsque je suis arrivée. Elle a dû s’en rendre compte elle-même car elle ouvre aussitôt les yeux.
— Non, ma chérie. Je me sens un peu mieux.
Je l’aide à s’asseoir droit dans son lit, et je cale son oreiller pour qu’elle ne passe plus pour une frêle cousine de Quasimodo ! Dès qu’elle est bien installée, elle me sourit. C'est ce même sourire patient qu’elle avait pour moi quand j’étais petite. Mon cœur bat un peu plus fort, et je jette un coup d’œil sur l’aventurine : elle est toujours cachée dans son poing.
— Jane, j’aimerais que tu fasses une chose pour moi, si ça ne te cause pas trop de souci.
— C'est quoi, Mamie ? Demande-moi tout ce que tu veux.
— Hier soir, à l’heure du dîner, je n’avais pas faim. Mais maintenant, un peu de compote de pomme ne serait pas de refus. Et aussi un œuf dur, si c’était possible.
— Je vais voir ce que je peux faire.
Je marche vers la porte. Dès que je pose le pied dans le couloir, je jette un coup d’œil derrière moi : Mamie est en train de passer son pouce sur l’aventurine d’un air distrait. Ses lèvres ont repris des couleurs et elle respire plus facilement. C'est tout juste si je ne sautille pas dans le couloir pour aller chercher le petit déjeuner d’une vieille dame en voie de guérison.
— Tu es en train de tomber amoureuse de lui !
Au bout du fil, Melissa s’amuse tellement que je lève la tête pour m’assurer que les clients de la bibliothèque ne peuvent pas l’entendre.
Je murmure dans le combiné :
— Mais non, pas du tout!
— Et moi je te dis que si! Tu parlais de Scott de la même façon. Tu voulais mettre telle ou telle robe pour lui plaire, et tu étais prête à aller voir n’importe quel film, à condition qu’il plaise à Scott.
— C'est ridicule! Je n’ai quand même pas porté mon pyjama délavé sous prétexte qu’il plairait à David…
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
C'est vrai. Sauf que Melissa se trompe complètement, sur toute la ligne, à cent pour cent. Mon Petit Ami Virtuel, c’est Jason Templeton. Et d’ailleurs, on n’en est plus au stade du virtuel! Oui, c’est Jason, l’homme que je suis des yeux depuis neuf mois. L'homme de mes rêves. Et c’est avec lui que je vais déjeuner dans moins d’une heure.
Juste pour que ce soit bien clair, je lance à Melissa :
— Je te répète que je n’éprouve aucun sentiment pour David Montrose. Je le considère comme mon patron.
— Et tu n’as jamais entendu parler des histoires d’amour au bureau ?
Je réponds d’un ton sentencieux :
— C'est mon mentor. Il a le devoir moral de me montrer le chemin pour que je devienne une sorcière digne de ce nom.
— Ça ne l’empêche pas d�
�être hypersexy…
J’imagine Melissa accoudée au comptoir de son magasin, avec un sourire jusque-là !
Voilà, ça m’apprendra à téléphoner à ma meilleure amie en plein milieu de la journée. J’aurais dû me douter que je me ferais charrier. Et aujourd’hui, ce n’est vraiment pas le moment d’être traumatisée!
Il est l’heure de partir rejoindre Jason au restaurant La Perla.
Je rétorque à Melissa :
— Cette réflexion ne mérite même pas de réponse de ma part !
Melissa pouffe.
— Bon, maintenant, je raccroche. Je dois retourner travailler.
Lorsque je repose à mon tour le combiné sur son support, je suis hilare. C'est sûrement contagieux!
Il est vrai que David est un mec terriblement séduisant, mais il m’est totalement interdit. Tout serait peut-être différent si nous étions au même niveau, si nous vivions notre relation sur un pied d’égalité, chacun sachant qui il est, et comment les choses fonctionnent.
Mais en matière de sorcellerie, David est à des années lumières de moi ! Il sait tout de la magie et doit être capable de dompter des énergies dont je ne soupçonne même pas l’existence… A commencer par ce cristal aux vertus curatives qu’il m’a aidée à choisir pour Mamie.
Une petite voix là, derrière la tête, n’arrête pas de me susurrer qu’il s’est transformé pour être avec moi. Plus j’y pense, plus je suis taraudée par cette info. C'est vrai, ça, combien de fois ai-je changé pour Scott, et avec quel résultat?
Ai-je vraiment cru que j’allais adorer le cinéma italien pour la seule et unique raison que Scott en était fou ? Et à quoi avais-je la tête lorsque je me suis mise à dévorer les œuvres complètes de Tolstoï ? Juste parce que Scott m’avait dit que c’était un condensé de la condition humaine… Pourquoi ai-je cru que ces livres auraient le même effet sur moi ? Et je ne parle pas de mon intérêt feint pour le hockey sur glace. Voilà des choses qu’aucune fille ne devrait jamais faire semblant d’aimer.
Malgré tout, avec David, c’est différent. Il a tout de suite admis qu’il avait changé pour être avec moi, chose que je n’ai jamais vérifiée auprès de Scott. Et David a l’air très heureux de l’avoir fait. Il semble… satisfait.