COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 37

by KLASKY


  — De la dinde.

  Ce sont Melissa et Mamie qui ont répondu en chœur pour moi. Elles savent que je déteste le jambon.

  Melissa me lance :

  — Allez ! Va te laver, et reviens manger avec nous.

  Mamie s’exclame :

  — J’ai posé quelques vêtements sur ton lit. Tu pourras te changer après avoir pris ta douche.

  Neko revisse son flacon de vernis à ongles et rejoint les autres en agitant les mains en l’air pour sécher le vernis.

  — Ne me regardez pas comme ça. Je n’allais pas continuer à prendre éternellement vos messages ! J’ai des gens à voir, moi. Ici ou ailleurs.

  Et des poissons à manger… Je le pense fortement, mais je m’abstiens de le dire. Je m’enferme dans la salle de bains et je tourne le robinet pour prendre une douche brûlante.

  Quelqu’un est venu dans cette salle de bains pour remettre un peu d’ordre. Je reconnais le passage de Melissa. Mon shampoing Body Shop préféré est posé sur le carreau de la douche, à côté d’un après-shampoing et d’un savon à la glycérine. Ma brosse à dents et mon dentifrice ont été rapatriés de la Ferme et trônent sur la tablette du lavabo, comme une offrande à je ne sais quelle déesse de l’hygiène. Je regarde sous le lavabo : ma trousse de maquillage, celle que j’avais laissée dans les toilettes pour dames, est là, bien rangée.

  Tout en savonnant mon gant de toilette, je savoure déjà le plaisir de prendre une bonne douche. Je verse le shampoing sur mes cheveux et je remplis mes poumons d’air, comme si c’était la première fois depuis des semaines. En me séchant, je m’aperçois que je meurs de faim, une faim de loup, comme si je n’avais rien mangé depuis des mois.

  Je file dans ma chambre pour constater que Mamie a tenu parole. Un pantalon gris en polaire est étendu sur le lit, avec un sweat-shirt couleur de bruyère. L'ensemble est très joli. J’enfile le pantalon, ravie de constater que l’élastique de la taille est un peu lâche. Loin de moi l’idée de faire la promo des peines de cœur sous prétexte que c’est le régime idéal, mais une fille doit savoir tirer parti de toutes les situations…

  Propre comme un sou neuf pour la première fois depuis bien des jours, je retourne dans la cuisine. Un repas tout simple m’attend sur la table de travail, dans le style buffet. Mamie remplit mon assiette, ignorant mes protestations timides. Puis nous décidons de nous installer dans le salon car il n’y a pas assez de chaises dans la cuisine.

  Dès que nous avons pris place sur les canapés verts, Mamie se tourne vers moi.

  — Alors?

  — Alors quoi ?

  Que veulent-ils m’entendre dire ? Que je me suis conduite comme une idiote ? Comme une indécrottable idiote ? Je mords dans mon sandwich à la dinde en essayant d’ignorer le goût salé des larmes que je sens de nouveau là, au fond de ma gorge.

  Clara s’empresse de meubler le silence.

  — Nous avons fait un voyage de retour très intéressant.

  Je m’en fiche complètement, mais il faut bien que je dise quelque chose.

  — Ah oui ?

  Clara regarde Mamie qui, dans un claquement de langue un peu guindé, prend à son tour la parole.

  — Figure-toi que ton jeune ami est arrivé devant le bâtiment principal de la Ferme en tenue d’Adam, enfin juste avec ses chaussures. Sous le coup de la surprise, cette pauvre Leah en a presque accouché sur place!

  Intriguée malgré moi, je demande :

  — Leah était réveillée?

  — Et comment ! C'est Neko qui s’en est chargé.

  Je me tourne vers mon démon familier qui est en train d’examiner son travail de manucure avec une moue nonchalante. Il hausse les épaules.

  — C'est que, j’ignorais dans quelle chambre vous vous trouviez… Il a bien fallu que je crie votre nom depuis l’allée pour vous informer que j’étais arrivé à la Ferme après mon week-end à Boston ! Je savais que vous n’apprécieriez pas.

  Je répète après lui :

  — Votre week-end à Boston ?

  Je commence à comprendre l’histoire que Neko a concoctée pour se couvrir…

  — Je dois dire que je me suis un peu laissé aller…

  Il baisse les yeux, feignant la honte.

  — … c’est sûrement à cause de la rétrospective sur Tennessee Williams que j’ai vue le mois dernier. A propos, je vous signale qu’il est bien plus facile de beugler « Stella » que « Jane »…

  Melissa s’esclaffe entre deux bouchées de sandwich au jambon. Je me contente de hocher la tête devant la bêtise de Neko.

  — Si je comprends bien, Neko est arrivé… de Boston et a réveillé tout le monde avec son imitation de Stanley Kowalski.

  Clara confirme d’un hochement de tête.

  — Juste au moment où Jason sortait des bois en titubant ! Il nous a servi une histoire assez bizarre, comme quoi tu t’étais trompée de vêtements en empruntant sa voiture pour retourner chez toi. Il a dit que tu avais une urgence…

  Mamie s’exclame :

  — Ce qui n’a pas dû plaire à l’autre homme.

  — L'autre homme ? Qui ça ?

  Je regarde Neko, qui hoche presque imperceptiblement la tête.

  C'est Clara qui me donne l'explication.

  — L'autre homme a dit qu'il s'appelait David. Il est arrivé du Blue Cottage juste derrière Jason.

  Mamie commente :

  — Dommage qu’ils ne se soient pas rencontrés sur le sentier, au milieu des bois. David aurait pu au moins donner son pardessus à Jason !

  Neko hoche la tête d’un air apitoyé.

  — Oui, c’est dommage!

  Mamie reprend le récit des événements.

  — Heureusement que Simon a pu lui prêter quelques vêtements ! Mais ce pauvre garçon flottait littéralement dans sa salopette d’emprunt…

  Clara s’exclame :

  — Ceci dit, maman, tout se serait bien passé si les jumeaux ne l’avaient pas « déculotté »…

  Je note mentalement de remercier les fils de Simon.

  Melissa demande :

  — Que s’est-il passé?

  — Jason a affirmé que Jane était partie. David avait l’air décontenancé. Il a dit à Neko…

  Neko interrompt Clara.

  — Lui et moi avons discuté entre nous. Nous sommes revenus au Blue Cottage pour faire un peu de ménage. Et après, David a continué son chemin.

  — Ah oui ?

  Je lance un regard inquiet vers la porte.

  — Il a dit qu’il comprenait que vous ayez… euh… du pain sur la planche, et qu’il rattraperait le temps perdu dans la semaine.

  Autrement dit, n'importe quand. C'est vraiment super!

  Mamie continue son histoire sans se soucier de mon inquiétude.

  — Le temps que Neko revienne à la ferme, la plupart des gens étaient partis. Nous nous sommes tous entassés dans la Lincoln et nous sommes rentrés à la maison.

  — Tous?

  Neko précise :

  — C'est Clara qui a conduit. C'est une très bonne conductrice, elle ne dépasse jamais les limitations de vitesse. Ça nous a donné pas mal de temps devant nous pour discuter avec Jason.

  — Parce que Jason était avec vous ?

  — Sur le siège arrière, à côté de moi. C'est bien sûr votre grand-mère qui était à l’avant. Ce pauvre bougre était toujours aussi gêné. Le temps qu’on le dépose chez lui, il était à bout de nerfs.

  Clara prend le relais.

  — Naturellement, nous avons attendu devant l’immeuble pour être sûrs qu’il puisse entrer chez lui. Il faut dire qu’il avait égaré les clés de sa maison. En tout cas, c’est ce qu’il a expliqué à la femme qui a fini par se montrer.

  Je murmure :

  — Ekaterina ?

  Clara ricane en secouant sa chevelure rousse.

  — C'est son nom ? Ça sonne bien. La pauvre petite a bien failli s’évanouir en nous voyant tous ! Elle a éclaté en sanglots. Ça manque d'énergie, tout ça ! Forcément, elle n’a que la peau sur les os.
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  Melissa bondit du canapé.

  — Ça me fait penser… Neko, vous pouvez m’aider ?

  Je profite de leur départ pour scruter le visage de ma mère et de ma grand-mère qui me ressemblent tellement, toutes les deux. Je leur prends la main.

  — Merci.

  Mamie esquisse un sourire, Clara aussi, et je sais qu’un jour, je leur raconterai tout ce qui s’est passé au Blue Cottage. Enfin, presque…

  Je m’aperçois soudain que c’est le moment idéal pour leur poser une question.

  — Mamie ? Clara ?

  Elles me regardent, l’air d’attendre quelque chose.

  — Avez-vous déjà fait…

  Je ne finis pas ma phrase. Je sais que je vais passer pour une idiote.

  — Avez-vous déjà pratiqué…

  Ce n’est guère mieux. Mais il n’est pas question de renoncer. Elles ne m’ont pas lâchée jusqu’ici, il est impensable qu’elles me fassent faux bond maintenant.

  — Vous croyez à la magie ?

  Clara jette un coup d’œil vers Mamie puis s’empresse de détourner le regard. Elle abandonne ma main et porte ses doigts boudinés à sa bouche. Elle se ronge les ongles sans s’en rendre compte jusqu’à ce que Mamie lui crie d’arrêter.

  En désespoir de cause, Clara croise les doigts sur ses genoux et me regarde enfin droit dans les yeux.

  — Oui, j’y crois.

  Mamie tente de l’interrompre.

  — Clara…

  — Non!

  Ma mère n’a pas élevé la voix, mais le ton est énergique. Elle se lance.

  — La première fois que je m’en suis aperçue, j’étais adolescente. Lorsque je tenais mes Pierres de Souci, j’étais capable de… provoquer certaines choses. Et lorsque je lisais dans les runes, elles me disaient vraiment ce qui allait arriver. J’étais effrayée, terrorisée. Alors j’ai commencé à boire. De plus en plus. Et j’ai quitté la maison parce que c’était surtout là que ces phénomènes se produisaient.

  Mamie a l’air nerveux.

  — Tu sais bien que je ne crois pas à toutes ces choses, Clara. Je n’y ai jamais cru.

  — Mais tu crois en tes traditions, comme ces vers que l’on récite à la Ferme. Et ce vieux collier de grossesse.

  Mamie rétorque aussitôt :

  — Ça, c’est différent.

  — Et tu as utilisé le cristal que Jane t’a apporté à l’hôpital.

  — C'était un cadeau!

  — Maman!

  Je note dans sa voix le même niveau d’exaspération qu’il y avait dans la mienne lorsque j’étais ado. Clara se tourne vers moi.

  — Je suis désolée, Jane. Je ne sais pas quoi dire. Tu descends d’une longue lignée de femmes étranges. Têtues, merveilleuses, douées, des femmes… magiques.

  Soudain, un fracas nous parvient de la cuisine. Melissa et Neko reviennent avec une assiette imposante de cookies aux pépites de chocolat, un pot de lait et un plateau avec des verres. Comme ils évitent soigneusement de croiser nos regards, j’en déduis qu’ils ont tout entendu.

  Melissa donne une tape sur la main de mon démon familier qui essayait de boire directement dans le pot. Finalement, il opte pour un grand verre de lait et un seul cookie. Melissa me remplit elle-même mon verre et tient le plateau sous mon nez jusqu’à ce que je prenne deux, puis trois puis quatre cookies.

  Après quoi elle tend le plateau à Mamie et à Clara.

  — Tenez! C'est meilleur quand c'est chaud!

  Je m’aperçois soudain à quel point ma meilleure amie m’a manqué, là-bas à la Ferme. A quel point j’avais besoin d’elle. J’agrippe la main libre de Melissa qui s’assied près de moi.

  — Je suis désolée.

  — Pourquoi?

  — Je suis vraiment désolée. Quand j’étais, euh, avec Jason, j’ai pris conscience que je… j’avais pitié de toi. Je trouvais tes Premiers Rendez-Vous ridicules. Je pensais tout avoir, je croyais vivre une sorte de vie de rêve. Et je te plaignais ! Quelle idiote…

  Mamie prend la parole avant que Melissa ait le temps de répondre. Avec un gros morceau de cookie dans la bouche, elle s’exclame :

  — Nous sommes toutes des idiotes.

  Elle se dépêche d’avaler sa bouchée avant d’aller plus loin.

  — Nous autres femmes sommes prêtes à renier tout ce à quoi nous croyons dans l’unique but de plaire à un homme. Nous sommes des imbéciles !

  Je prends un petit air sinistre qui n’appartient qu’à moi pour répondre à ma grand-mère.

  — Non, pas toi. Tu as aimé grand-père, et maintenant tu aimes l’oncle George, et tu ne t’es jamais comportée comme une idiote.

  — Sauf pour cette ridicule histoire d’opéra…

  Les bras m’en tombent.

  — Quoi? Mais tu adores l’opéra!

  — J’aime voir les gens. Mais pour ce qui est des opéras, je pourrais écouter des chats miauler à la lune que ça me ferait le même effet !

  Elle boit une gorgée de lait.

  — Mais George aime vraiment ça. Au début, je n’osais pas lui dire ce que j’en pensais vraiment, et maintenant, c’est bien trop tard. Je suis donc condamnée à souffrir une demi-douzaine de soirs par an. Je suis une idiote.

  Tout en s’emparant d’un autre cookie, Clara s’exclame :

  — Six fois par an ? Moi c’est pendant six ans que je suis restée enfermée dans un groupe de méditation. C'est d’ailleurs une des principales raisons qui m’ont poussée à revenir ici.

  — Que s’est-il passé?

  — J’ai rencontré un homme à la coopérative de Sedona. Il avait les plus belles mains du monde…

  Elle soupire, et je tente de l’imaginer en train de ramasser du quinoa dans une poubelle, aux côtés de son Apollon.

  — Il m’a dit qu’il était en train de créer un groupe de méditation. Des psalmodies de groupe au fond d’un canyon encaissé ! Tout ça, c’étaient des conneries !

  — Mais pourquoi ?

  — Il nous choisissait des mots débiles à psalmodier. Il nous faisait imiter le cri des coyotes et hurler comme des louves pour mieux communier avec notre côté carnivore… Tous les mercredis soir. Pendant six longues années !

  — Pourquoi continuer à fréquenter ce groupe ?

  — Je te l’ai dit, à cause de ses mains…

  Clara soupire en faisant jouer ses doigts.

  — J’ai cessé d’y participer lorsque j’ai découvert qu’il réservait ses mains à Megan McDonald. Et pas que ses mains, d’ailleurs… Oui, nous sommes vraiment naïves !

  J’éclate de rire en même temps que Clara, et je trouve merveilleux de partager ce mépris avec elle. Melissa en profite pour remplir mon verre en me disant :

  — Ne me regarde pas comme ça. Tu sais très bien comment je me comporte avec les hommes.

  Je ne peux m’empêcher de me tourner vers Neko.

  — Et vous ?

  Il incline légèrement la tête.

  — Quoi moi ?

  — Vous ne défendez pas votre sexe ?

  — Est-ce que j’ai l’air d’une idiote ?

  Il pose son verre vide, et étire ses bras en l’air, le plus haut possible au-dessus de sa tête.

  — Je pourrais vous raconter des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête…

  Il pointe de nouveau son regard sur mes cheveux emmêlés.

  — … ou à les recoiffer ! Bref, Roger a trouvé le moyen de faire son coming out à sa famille pendant qu’il était chez lui pour le mariage de son cousin. Avec un serveur à la réception, un micro emprunté à l’orchestre et je ne sais combien de verres de champagne !

  Je sens bien que derrière ce récit et son air blasé se cache une vraie blessure.

  — Neko, je suis désolée pour vous. Je croyais que si je ne le voyais plus, c’est parce que j’étais trop occupée.

  Il secoue la tête.

  — Non ! Si vous ne l’avez pas revu dans le coin, c’est parce que les hommes sont des salauds.

  Je lui donne une t
ape amicale sur la main.

  — Pas tous, Neko.

  Je pense aussitôt à Harold Weems. Ce pauvre Harold que j’ai envoûté et qui me regarde avec des yeux de merlan frit.

  En parlant de poisson… je décide d’oublier le mien. Inutile de s’appesantir sur le passé, à quoi bon ? Inutile de pleurer sur le sort d’un tétra à la retraite, le dernier vestige de onze années gâchées. Je devrais être reconnaissante à Neko d’en avoir fini avec lui ! Sa disparition m’a aidée à avancer, à regarder devant moi et à oublier les affres de mon passé amoureux.

  Car il y a des hommes bien. Pour cela, il faut que nous autres femmes soyons fortes, et que nous soyons toujours fidèles à nous-mêmes.

  Je prends un autre cookie et je le garde à la main jusqu’à ce que tout le monde se soit resservi. Puis je lève la main.

  — A nous !

  — A nous ! répondent-ils tous en chœur.

  Nous nous tombons dans les bras comme des gamines un peu fleur bleue, heureuses de se sentir soutenues, et soudées dans l’adversité.

  29

  Evelyn est assise derrière son bureau, et son tailleur en tweed ressemble plus que jamais à un sac. Ses cheveux mal coupés lui arrivent au menton, ce qui n’est absolument pas la bonne longueur compte tenu de la forme de son visage. Comment fait-elle pour garder éternellement la même coupe ? Je passe nerveusement la main dans ma tignasse, et je tombe sur les fronces de ma coiffe en mousseline. C'est la première journée que je passe dans cet accoutrement de l’époque coloniale après une semaine de bouderie. Et le confort douillet de mon pantalon en polaire me manque.

  — Jane, je suis très heureuse que vous ayez pu reprendre votre travail aujourd’hui. Je dois dire que vous avez encore l’air un peu pâlot, mais je suis contente que vous soyez de retour. Il est arrivé tant de choses pendant votre absence.

  Je feins de toussoter derrière ma main. Je me suis dit que je devais passer au bureau pour sauver au moins un jour de travail dans la semaine. Je n’ai pas envie que ma patronne me prenne pour la reine des fainéantes, une fille qui fait semblant d’être malade. Je ne pense pas qu’Evelyn m’accorde un délai supplémentaire pour avoir détruit ma vie amoureuse avec l’un de nos clients ! (Encore que… elle pourrait trouver intéressant le travail de référencement que j’ai entrepris dans ma cave… et apprécier mes talents en ce domaine, même si ce n’est pas le sujet.)

 

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