by Jules Verne
Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est ici qu'intervenait la légende.
D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion d'angle, situé à droite de la courtine.
Depuis le départ de Rodolphe de Gortz — les gens du village, et plus particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé —, ce hêtre perdait chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on chercherait vainement les restes du château des Carpathes.
En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre s'amputait-il chaque année d'une de ses branches ? Cela n'était rien moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches au « hêtre tutélaire ».
Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de la lunette.
Grosse nouvelle, très grosse en effet ! Une fumée est apparue au faite du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine ?... Voilà qui est véritablement inexplicable.
Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se rabattait avec l'humidité du soir.
Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur ?
Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, Frik lui cria :
« Le feu est au burg, notre maître ! — Que dis-tu là, Frik ?
— je dis ce qui est.
— Est-ce que tu es devenu fou ? »
En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Negoï, la plus haute cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus absurde.
« Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.
— S'il ne brûle pas, il fume.
— C'est quelque vapeur...
— Non, c'est une fumée... Venez voir. » Et tous deux se dirigèrent vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.
Une fois là, Frik tendit la, lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.
« Qu'est-ce cela ? dit-il.
— Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en vaut bien quatre !
— A qui ?
— A un colporteur.
— Et pour quoi faire ?
— Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. »
Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina longuement.
Oui ! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de la montagne.
« Une fumée ! » répéta maître Koltz stupéfait.
Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques instants.
« A quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette.
— A voir au loin, répondit le berger.
— Plaisantez-vous, Frik ?
— je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et aussi... »
Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille d'aller au-devant de son fiancé.
Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la dirigèrent vers le burg.
Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de l'instrument.
« Une fumée ! une fumée au burg !... dit l'un.
— Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon ?... fit observer l'autre.
— Est-ce qu'il a tonné ?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.
— Pas un coup depuis huit jours », répondit le berger.
Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour livrer passage aux vapeurs souterraines.
III
Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les deux.
A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel ; ce que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent ; et, suivant Élisée Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose « que d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes, commis du fisc et infirmiers de la quarantaine » — Supprimez les gendarmes et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq centaines d'habitants.
C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. Par là passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les railways de Kolosvar et de la vallée du Maros :
Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol, il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles : mines de sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille tonnes ; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium ; mines de Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le fer, dont les gisements �
�taient exploités dès le Xe siècle ; mines de Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité supérieure ; mines de houille, facilement exploitables sur les premières strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent cinquante millions de tonnes ; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, « le Pactole transylvain », et exportent chaque année pour deux millions de francs du précieux métal.
Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, possèdent quelques installations en rapport avec le confort de l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières, soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.
Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois, couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle pend une seille, deux ou trois mares qui « fuient » pendant les orages, des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant ; il y a des fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent au-dessus des maisons « si haut qu'ils peuvent grimper ». Par-delà, l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent avec l'azur du ciel.
Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus qu'en toute cette portion de la Transylvanie : c'est le roumain — même chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs « barakas » à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par les moeurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec, se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un demi-mille.
La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage — ne fût-ce qu'une fissure - lui est ouvert, elle pénètre et modifie les conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan « qu'il est le dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque », on ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés !
Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à Werst ? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà. En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant. Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent grand profit de ses leçons.
Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée au premier magistrat de Werst.
Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit — sans parler de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants, s'empressaient de verser dans sa poche.
Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure, qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son bien, libre d'hypothèques, « d'intabulations », comme on dit en cette contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la récolte — exception faite, et dans une proportion notable, de ce que nécessitait sa consommation particulière.
Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux, leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires ; puis, aux murs blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes roumains, — entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode Vayda-Hunyad.
Voilà une charmante habitation, qui eût été trop , grande pour un homme seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur dans les familles valaques. Non ! c'était Miriota, c'est-à-dire « petite brebis ». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs d'argent, son « catrinza », double tablier à raies bleues et rouges, noué à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée d'un ruban ou d'une piécette de métal.
Ou
i ! une belle fille, Miriota Koltz, et — ce qui ne gâte rien — riche pour ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère ?... Sans doute, puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite ?... Dame ! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à calculer ; et elle calcule, écrit, lit correctement, -mais elle n'a pas été poussée plus loin — et pour cause. En revanche, on ne lui en remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la légende de Leany-K", le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares ; la légende de la grotte du Dragon, dans la vallée de la « Montée du Roi » ; la légende de la forteresse de Deva, qui fut construite « au temps des Fées » ; la légende de la Detunata, la « Frappée du tonnerre », cette célèbre montagne basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le diable joue pendant les nuits d'orage ; la légende du Retyezat avec sa cime rasée par une sorcière ; la légende du défilé de Thorda, que fendit d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une charmante et aimable fille.
Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck ?