Barbie n’a pas l’air d’avoir remarqué l’air absent de Sam. En pilotage automatique, elle continue :
— Fond de teint stick ? compact ? liquide ?
Je dois commencer à ressembler à un clown. Où mettent-ils leur démaquillant ? Normalement, il devrait être rangé près du miroir. Ooooh ! le fabuleux vernis à ongles ! Comment appelle-t-on cette couleur ? Bronze, je crois. Il faut que je l’essaye. Magnifique. On dirait que j’ai trempé mon doigt dans du caramel.
— Lotion hydratante ? Gel ? Crème ? Vous pensez à appliquer un anti-rides ?
Oups ! Voilà ma Sam qui fond en larmes. Finalement, elle n’était pas prête à affronter Barbie. Il est temps d’opérer un repli stratégique. D’ailleurs, je me demande si c’est fait pour moi, ces tons chauds. D’ailleurs le test de Cosmo est catégorique, je suis une femme « Hiver ». Ma gamme, ce sont les couleurs froides — bleu glacier, gris argenté, noir profond : rien à voir avec les couleurs tendance pour l’hiver prochain. Ce qui est un paradoxe, quand on y pense. Les femmes « Hiver » ne devraient-elles pas ne se maquiller que de décembre à février, les femmes « Printemps » de mars à mai, etc. ? Il y a là un concept intéressant à creuser.
Allez, on s’en va. Je prends Sam par le bras pour l’aider à descendre du tabouret de torture et je me tourne vers Barbie.
— Désolée. Ce n’est peut-être pas le jour le plus indiqué pour une consultation.
J’entraîne ma colocataire dans les allées de la galerie. Tiens, j’ai une autre idée.
— On va aller manger un morceau.
Ça la requinquera, et moi aussi. La bouffe, c’est l’opium des filles qui viennent de se faire plaquer.
Comme en général Sam ne mange jamais dans les restaurants (« Si tu savais ce qu’on y trouve ! Germes, microbes, virus, bactéries… un vrai bouillon de culture ! »), j’opte pour une sandwicherie où on peut déjeuner assis. Ils font aussi des salades, comme c’est indiqué sur la carte.
Sam sort de son sac une fourchette et un couteau de plastique emballés sous vide. Pas étonnant que Marc ait besoin d’espace.
— Je vais prendre une salade, déclare-t-elle.
— Une salade à quoi ? poulet, thon, fromage… ?
— Une salade à la salade. J’ai une peau affreuse et je suis énorme. Pas étonnant que Marc ait besoin d’espace.
— Bien sûr. Ce n’est pas parce que tu souffres de TOC qu’il a préféré mettre les voiles.
— TOC ?
— Troubles Obsessionnels Compulsifs.
— Jamais entendu parler.
Je m’en doutais un peu.
Sam regarde ses couverts d’un air perplexe avant de lever de nouveau les yeux vers moi.
— J’ai travaillé dans un restaurant. Si tu savais comme les couverts sont mal lavés !
— Toi ? Dans un restaurant ?
— Oui, comme hôtesse d’accueil.
Je me disais aussi… Sam portant toute la journée de la nourriture pleine de germes dans des assiettes mal lavées pour des gens qui s’assoient sûrement sur les toilettes publiques !
Je commande un cheeseburger, et elle une salade.
— Sans garniture ni vinaigrette, précise-t-elle.
Quand sa commande arrive, je la vois se décomposer. Sam, pas la laitue. La laitue est déjà décomposée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? gémit-elle en soulevant entre ses doigts une feuille.
De fait, on dirait du crapaud lyophilisé. Aussi, quelle idée de commander de la laitue dans ce genre d’endroit ! Sam rappelle le serveur et lui montre son assiette.
— Vous n’espérez pas que je vais avaler ça ? Apportez-moi plutôt une part de gâteau au fromage blanc. Avec du coulis de fraises. Et deux boules de glace vanille-cannelle.
Une fois le garçon reparti avec l’objet du délit, Sam se tourne vers moi. Je la vois hausser les sourcils d’un air surpris.
— Tiens, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Pardon ?
— Tu ressembles à un clown.
Et flûte ! J’ai oublié le démaquillant.
Après le déjeuner, Sam insiste pour rentrer directement à la maison. Pas de problème, Sam. Dès que j’aurai retrouvé la voiture. Bon sang ! où ai-je pu la garer ? Il me semblait pourtant que c’était dans l’allée D? Mais nous avons beau arpenter l’allée D, pas de voiture. Pas la mienne, en tout cas. En revanche, je vois là une adorable petite Honda Civic quatre portes qui me tenterait bien.
— On prend celle-là?
Non seulement Sam ne rit pas, mais elle recommence à pleurer. Quelque chose me dit qu’elle n’est pas encore prête à affronter les sujets sensibles. Une heure plus tard, nous retrouvons enfin ma voiture. Dans l’allée G.
Dans l’après-midi, Andrew passe à l’appartement avec sa trousse à outils. Je parle de vrais outils, pas de son… équipement personnel, que je serais toute disposée à tester. Heureuse Jessica !
Nous nous mettons aussitôt au travail. Je dispose les éléments de ma future bibliothèque murale sur le sol de ma chambre et je laisse officier le spécialiste. Chacun son boulot. Le mien, c’est de commander une pizza pepperoni grand format pâte fine avec supplément anchois et un grand pot de crème glacée caramel-noix de pécan. Mine de rien, ça requiert une certaine pratique.
— Sam n’est pas là ? demande-t-il en roulant les manches de sa chemise Oxford impeccablement repassée.
— Elle dort.
Je l’ai mise au lit dès notre retour de balade. Elle commençait à me fatiguer.
Aujourd’hui, Andrew ne sent pas comme Jeremy. Il sent l’eau de Cologne ambrée. Je ne connais pas de parfum pour hommes aussi irrésistible que l’eau de Cologne ambrée.
Je ne connais pas d’homme aussi irrésistible qu’Andrew, avec ou sans eau de Cologne ambrée.
— Je n’arrive pas à comprendre que tu aies pu attendre si longtemps pour monter cette bibliothèque.
Moi, si. La monter, ça veut dire y ranger mes livres. Or, la dernière fois que j’ai vu mes livres, j’étais en train de les mettre en carton, et c’est le jour qui a marqué le début de la fin de mon histoire d’amour avec Jeremy. Je n’ai pas le courage de remuer ces souvenirs douloureux.
Ou alors, c’est simplement ma flemme naturelle. Peu importe.
Nous commençons à assembler les éléments. Ou, plus exactement, Andrew commence à assembler les éléments pendant que je m’assieds sur le lit pour le regarder. C'est vraiment gentil à lui d’être venu pour m’aider — « aider » étant ici une élégante traduction de « se taper tout le boulot ».
Et comme je suis dans un jour de bonté, je vais lui faire la conversation, histoire de lui tenir compagnie. Choisissons un sujet au hasard :
— Alors, parle-moi un peu de Jess ?
— Elle est bien.
Je ne sais pas si Jess apprécierait d’être réduite à cette description lapidaire. Bien. Bien en quoi ? Bien comment ? Bien où ça ?
— Bien, c’est tout ? C'est un peu sec.
— J’aime bien sortir avec elle, mais ce n’est pas la femme de ma vie.
Traduction : « J’aime bien coucher avec elle, mais si je peux m’en taper d’autres… »
— Mufle.
— Pas du tout !
— Si. Tu n’es avec elle que pour le sexe.
— Elle aussi.
— Et pour le cinéma.
— Ce sont les préliminaires.
— Alors pourquoi n’est-elle pas la femme de ta vie ?
— J’ai du mal à l’expliquer… Elle joue un peu trop les stars. C'est tout le temps à moi de l’appeler, d’aller la chercher, de payer quand on sort, etc. Ça ne me dérange pas de l’inviter, mais elle se comporte comme si tout lui était dû. A la longue, c’est fatigant. Et puis… Je n’ai pas le déclic avec elle. Tu comprends ?
— Alors pourquoi est-ce que tu couches avec elle ?
Il sourit.
— Elle est vraiment chaude.
— Donc tu es un mufle, CQFD. Et ce n’est pas en restant avec elle q
ue tu trouveras la femme de ta vie. Il faudrait que tu voies d’autres filles. Je te présenterais bien des copines, mais toutes celles que je fréquente en ce moment sont un peu… spéciales.
D’un signe de tête, je désigne la chambre de Sam.
— Sam est mignonne.
Sam et Andrew ? Pourquoi pas ? J’avoue que j’ai du mal à imaginer Sam avec un autre que Marc. Et je crains qu’elle aussi, en tout cas pour l’instant.
— Tout ce que je te demande, c’est de ne pas essayer de me fiancer à Nat.
— Pourquoi ?
— Trop barjo. Et elle se prend encore plus pour une star que Jess.
Mmm… Je ne sais pas pourquoi, cette fixation anti-stars me met mal à l’aise. Je pousse un gros soupir et je me lève de mon lit pour ramasser un tournevis. Puisque Andrew n’aime pas les stars, autant jouer les grandes ( ?) filles toutes simples.
Je suis une colocataire en or, et voici pourquoi :
1 J’ai fourré les albums photos de Sam et Marc et tous les nounours grotesques qu’il lui a offerts dans un grand sac poubelle que j’ai caché dans mon armoire (à côté de mon grand caban noir que je n’ai plus porté depuis des années mais que je garde quand même, on ne sait jamais, la mode pourrait revenir).
2 J’ai réussi à convaincre Sam de raccrocher chaque fois que je l’ai soupçonnée de vouloir appeler Marc. J’ai vite appris à repérer les signes avant-coureurs : d’abord elle donne des signes d’agitation, puis elle retombe dans un calme anormal, et, une minute plus tard, je la vois se diriger vers sa chambre d’un air détaché et fermer la porte derrière elle. Quand mon intuition — et le déclic de l’appareil — me soufflent qu’elle est sur le point d’appeler, j’entre dans sa chambre sans frapper et je la persuade de renoncer. Mon système est relativement au point. Elle a réussi deux fois à échapper à ma surveillance, pendant que je dormais. Et les deux fois, j’ai dû l’écouter pleurer pendant des heures.
3 Je suis allée acheter une dizaine de boîtes de mouchoirs en papier et j’ai regardé quatorze fois la cassette vidéo de Just Married en tenant la main de Sam.
4 J’ai accepté de feuilleter avec elle sa pile de magazines de robes de mariées (oui, ça existe) et de lui donner mon avis sur les robes qu’elle a sélectionnées. D’une certaine façon, elle est en progrès ; maintenant, elle a pratiquement choisi sa robe. Ne manque plus que le marié qui ira avec. A ce propos, c’est fou le nombre d’horreurs qu’on peut voir — je parle des robes, pas des mariés. Quoique. En tout cas, une chose est sûre : ma robe de mariée sera bien plus chic que ces échafaudages à la chantilly. Un décolleté rond au lieu de ces cols montants à fraise façon Henri IV, des manches droites à la place de ces horreurs de manches-gigot qui vous font ressembler à une nageuse est-allemande, et une jupe sans traîne. Pas de volants, pas de froufrous, pas de gros nœud dans le dos. Je veux quelque chose de simple, fluide, élégant. Pour mon bouquet, j’hésite encore entre un bouquet rond de roses thé et quelque chose de plus « couture », genre fleurs de lys et feuillages graphiques… Il faudra que je demande son avis à Andrew. Mais bien sûr, toutes ces histoires de robes de mariée ne m’intéressent absolument pas.
Première semaine AM (Après Marc). Je ne pensais pas qu’une semaine puisse durer aussi longtemps.
Lundi, Natalie vient à la maison pour une soirée entre filles. Qu’elle me barbe avec son enthousiasme de pompom girl et ses commérages idiots ! Sam, qui est plus futée que moi, prétexte une bonne migraine et va se coucher. Est-ce qu’on ne surestime pas un peu les bienfaits d’une soirée entre filles, finalement ?
Mardi, Sam nettoie l’appartement à fond. Par mesure de précaution, je planque soigneusement la cire et la Javel.
Mercredi, j’allume la télé et je tombe sur Deux Flics à Miami. Don Johnson vient de trouver un cadavre d’homme « type caucasien, environ vingt-cinq ans, assez corpulent » dans un coffre de voiture. J’entends un drôle de gargouillement sur le canapé. Sam fixe le mort d’un regard étrangement réjoui. C'est vrai que, de dos, on dirait un peu Marc. Aussitôt, je zappe sur Télé-shopping. Sam se lève et part chercher ses éponges et ses serpillières.
Jeudi, je la décide à nous accompagner au Tex-Mex avec Andrew. Nous commandons des ailes de poulet grillées (un régal, surtout avec la sauce piquante à la tomate). En général j’évite les ailes de poulet grillées à la sauce tomate quand je dîne avec un garçon, parce que j’ai du mal à manger sans me barbouiller de sauce. Du coin de l’œil, j’observe la technique d’Andrew. Décidément, ce garçon a de la classe. Non seulement il arrive à tenir son poulet entre les doigts sans se tacher de graisse, mais il le déguste avec délicatesse avant de lécher la sauce du bout de sa langue. Très sexy. Mais soudain, Sam pousse un hoquet douloureux. S'est-elle étranglée avec son aile de poulet ? Non, elle vient de repérer le voisin du beau-frère de Marc à une autre table. Je passe le reste de la soirée à la convaincre de sortir des toilettes où elle s’est enfermée.
Vendredi matin, je suis réveillée par cette bonne vieille Gloria Gaynor qui s’époumone I Will Survive dans l’appartement. Sacrée Gloria !
— Salut ! s’exclame Sam en poussant ma porte avec énergie.
— Grhywbrzjk.
— Bonjour bonjour bonjour ! roucoule-t-elle. J’ai une pêche d’enfer ce matin !
Une pêche d’enfer ? Depuis quand Sam s’exprime-t-elle ainsi ? Et depuis quand a-t-elle une pêche d’enfer ?
Je croasse cependant un encouragement.
— Super, Sam !
— J’ai décidé de sortir de ma coquille, déclare-t-elle en s’asseyant sur mon lit. Je vais me faire des amies, changer ma façon de vivre et rencontrer quelqu’un d’autre. Et pour commencer, à partir d’aujourd’hui, je veux qu’on m’appelle Samantha. Pas Sam.
— Comme tu veux, Sam. Samantha.
Avec le recul de ma propre expérience en matière de célibat — j’ai tout de même trois semaines d’avance sur elle — je suis en mesure d’affirmer que Sam, pardon, Samantha, n’est pas encore prête à encaisser le choc d’une mise à jour totale de son informatique personnelle (après tout, qu’est-ce qu’un cerveau, sinon un réseau de connexions en mode binaire ?). Mais je me garde bien de le lui signaler. Elle serait capable de me faire un bogue.
— Je n’ai plus de temps à perdre avec un gamin comme Marc. Il veut de l’espace ? Il va en avoir.
Ça ressemble à une déclaration de guerre ou je ne m’y connais pas.
— Tant mieux, dis-je sans me compromettre.
— Je vais rencontrer un homme capable de s’engager. Un adulte.
Elle se lève et se plante devant le miroir en redressant le menton.
— Je suis prête.
On dirait Ben Hur s’apprêtant à entrer dans l’arène.
— A rencontrer un homme capable de s’engager ?
— Non, à aller à l’Orgasme.
C'est ça, son programme pour rencontrer des hommes mûrs ? Je retiens un rire nerveux.
Il me faut un certain temps pour la convaincre de choisir plutôt l'Aquarium, un bar fréquenté par des gens qui gagnent correctement leur vie, ont plus de vingt-cinq ans et savent à peu près s’habiller. Bref, un endroit où elle pourra toucher son cœur de cible : des hommes capables de s’engager.
Natalie passe nous chercher en fin de journée avec son Austin. Comme c’est elle qui conduit, elle ne prendra qu’un seul verre de vin. Je pressens que Samantha ne se contentera pas de si peu, et comme je suis une véritable amie, j’ai bien l’intention de ne pas la laisser s’enivrer.
Je veux dire, de ne pas la laisser s’enivrer toute seule.
— Ces saloperies me font horriblement mal, grogne-t-elle en arrivant.
Sam fait allusion aux morceaux de sparadrap qu’elle a collés sur les pointes de ses seins. Elle porte un bustier sans bretelles que lui a prêté Nat, et rien en dessous. Rien sinon le sparadrap destiné à masquer les pointes de ses seins, lesquelles ont une fâcheuse propension à se voir sous ses vêtements quand elle ne porte pas de soutien-gorge.
/> — Attends de les enlever, réplique Nat. Là, tu sauras ce que c’est d’avoir mal.
— Je suis comment ?
— Eblouissante.
De fait, elle a vraiment de l’allure. Limite poule de luxe dans son bustier noir, son pantacourt ultra-moulant et ses escarpins à talons aiguilles (son interprétation personnelle des cuissardes de célibataire) mais, au moins, elle ne passe pas inaperçue. Ce qui est le but de la manœuvre, après tout.
A peine sommes-nous installées à notre table que Nat et Sam dégainent leur portable, qu’elles posent devant elles.
— Alors, il a appelé ? demande la première à la seconde.
— Non.
Silence. Que répondre à Sam ? Lui raconter que Marc va sûrement lui téléphoner alors que nous savons toutes les trois que ce lâche n’en fera rien ? Dire le fond de notre pensée, que ce type n’est qu’un minable et qu’elle mérite mieux que lui ? Attention, n’oublions pas la règle n° 3 des règles de survie après une rupture (Appeler une amie, etc.) : seules les amies médiocres peuvent médire d’un ex. Les très bonnes amies, dont je suis désormais, sont tenues de s’abstenir de tout commentaire désobligeant.
Nous commandons trois verres de vin.
— Il adore être attaché, dit soudain Sam.
Je manque de m’étrangler avec ma gorgée de vin.
— Pardon ?
— Attaché. Il adore les menottes. Et il raffole de la fessée.
Glup. Nouveau silence. Tout compte fait, elle savait très bien ce que signifiaient les initiales S et M. Natalie éclate de rire.
— Et tu arrives à prendre ton pied comme ça ?
— Quelques fois. Mais c’est tout de même un peu spécial.
Elle marque une pause, songeuse, avant d’ajouter :
— Vous croyez qu’il va utiliser nos menottes avec une autre ?
— On n’achète pas une nouvelle boîte de capotes chaque fois qu’on change de jules, déclare Nat, sentencieuse.
City Girl Page 16