by Jules Verne
Ces précautions étaient de deux sortes: les unes devaient amortir le coup au moment où le projectile toucherait le sol lunaire; les autres devaient retarder sa chute et, par conséquent, la rendre moins violente.
Pour amortir le coup, il était fâcheux que Barbicane ne fût plus à même d'employer les moyens qui avaient si utilement atténué le choc du départ, c'est-à-dire l'eau employée comme ressort et les cloisons brisantes. Les cloisons existaient encore; mais l'eau manquait, car on ne pouvait employer la réserve à cet usage, réserve précieuse pour le cas où, pendant les premiers jours, l'élément liquide manquerait au sol lunaire.
D'ailleurs, cette réserve eût été très insuffisante pour faire ressort. La couche d'eau emmagasinée dans le projectile au départ, et sur laquelle reposait le disque étanche, n'occupait pas moins de trois pieds de hauteur sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés. Elle mesurait en volume six mètres cubes et en poids cinq mille sept cent cinquante kilogrammes. Or, les récipients n'en contenaient pas la cinquième partie. Il fallait donc renoncer à ce moyen si puissant d'amortir le choc d'arrivée.
Fort heureusement, Barbicane, non content d'employer l'eau, avait muni le disque mobile de forts tampons à ressort, destinés à amoindrir le choc contre le culot après l'écrasement des cloisons horizontales. Ces tampons existaient toujours; il suffisait de les rajuster et de remettre en place le disque mobile. Toutes ces pièces, faciles à manier, puisque leur poids était à peine sensible, pouvaient être remontées rapidement.
Ce fut fait. Les divers morceaux se rajustèrent sans peine. Affaire de boulons et d'écrous. Les outils ne manquaient pas. Bientôt le disque remanié reposa sur ses tampons d'acier, comme une table sur ses pieds. Un inconvénient résultait du placement de ce disque. La vitre inférieure était obstruée. Donc, impossibilité pour les voyageurs d'observer la Lune par cette ouverture, lorsqu'ils seraient précipités perpendiculairement sur elle. Mais il fallait y renoncer. D'ailleurs, par les ouvertures latérales, on pouvait encore apercevoir les vastes régions lunaires comme on voit la Terre de la nacelle d'un aérostat.
Cette disposition du disque demanda une heure de travail. Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. Barbicane fit de nouvelles observations sur l'inclinaison du projectile; mais à son grand ennui, il ne s'était pas suffisamment retourné pour une chute; il paraissait suivre une courbe parallèle au disque lunaire. L'astre des nuits brillait splendidement dans l'espace, tandis qu'à l'opposé, l'astre du jour l'incendiait de ses feux.
Cette situation ne laissait pas d'être inquiétante.
«Arriverons-nous? dit Nicholl.
--Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane.
--Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ardan. Nous arriverons, et plus vite que nous ne le voudrons.»
Cette réponse ramena Barbicane à son travail préparatoire, et il s'occupa de la disposition des engins destinés à retarder la chute.
On se rappelle la scène du meeting tenu à Tampa-Town, dans la Floride, alors que le capitaine Nicholl se posait en ennemi de Barbicane et en adversaire de Michel Ardan. Au capitaine Nicholl, soutenant que le projectile se briserait comme verre, Michel avait répondu qu'il retarderait sa chute au moyen de fusées convenablement disposées.
En effet, de puissants artifices, prenant leur point d'appui sur le culot et fusant à l'extérieur, pouvaient, en produisant un mouvement de recul, enrayer dans une certaine proportion, la vitesse du boulet. Ces fusées devaient brûler dans le vide, il est vrai, mais l'oxygène ne leur manquerait pas, car elles se le fournissaient elle-mêmes, comme les volcans lunaires, dont la déflagration n'a jamais été empêchée par le défaut d'atmosphère autour de la Lune.
Barbicane s'était donc muni d'artifices renfermés dans de petits canons d'acier taraudés, qui pouvaient se visser dans le culot du projectile. Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. Extérieurement, ils le dépassaient d'un demi-pied. Il y en avait vingt. Une ouverture, ménagée dans le disque, permettait d'allumer la mèche dont chacun était pourvu. Tout l'effet se produisait au-dehors. Les mélanges fusants avaient été forcés d'avance dans chaque canon. Il suffisait donc d'enlever les obturateurs métalliques engagés dans le culot, et de les remplacer par ces canons qui s'ajustaient rigoureusement à leur place.
Ce nouveau travail fut achevé vers trois heures, et, toutes ces précautions prises, il ne s'agit plus que d'attendre.
Cependant, le projectile se rapprochait visiblement de la Lune. Il subissait évidemment son influence dans une certaine proportion; mais sa propre vitesse l'entraînait aussi suivant une ligne oblique. De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendrait peut-être une tangente. Mais il était certain que le projectile ne tombait pas normalement à la surface de la Lune, car sa partie inférieure, en raison même de son poids, aurait dû être tournée vers elle.
Les inquiétudes de Barbicane redoublaient à voir son boulet résister aux influences de la gravitation. C'était l'inconnu qui s'ouvrait devant lui, l'inconnu à travers les espaces intra-stellaires. Lui, le savant, il croyait avoir prévu les trois hypothèses possibles, le retour à la Terre, le retour à la Lune, la stagnation sur la ligne neutre! Et voici qu'une quatrième hypothèse, grosse de toutes les terreurs de l'infini, surgissait inopinément. Pour ne pas l'envisager sans défaillance, il fallait être un savant résolu comme Barbicane, un être flegmatique comme Nicholl, ou un aventurier audacieux comme Michel Ardan.
La conversation fut mise sur ce sujet. D'autres hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. Ils se seraient demandé où les entraînait leur wagon-projectile. Eux, pas. Ils cherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet.
«Ainsi nous avons déraillé? dit Michel. Mais pourquoi?
--Je crains bien, répondit Nicholl, que malgré toutes les précautions prises, la Columbiad n'ait pas été pointée juste. Une erreur, si petite qu'elle soit, devait suffire à nous jeter hors de l'attraction lunaire.
--On aurait donc mal visé? demanda Michel.
--Je ne le crois pas, répondit Barbicane. La perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieu incontestable. Or, la Lune passant au zénith, nous devions l'atteindre en plein. Il y a une autre raison, mais elle m'échappe.
--N'arrivons-nous pas trop tard? demanda Nicholl.
--Trop tard? fit Barbicane.
--Oui, reprit Nicholl. La note de l'Observatoire de Cambridge porte que le trajet doit s'accomplir en quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes. Ce qui veut dire que, plus tôt, la Lune ne serait pas encore au point indiqué, et plus tard, qu'elle n'y serait plus.
--D'accord, répondit Barbicane. Mais nous sommes partis le 1er décembre, à onze heures moins treize minutes et vingt-cinq secondes du soir, et nous devons arriver le 5 à minuit, au moment précis où la Lune sera pleine. Or, nous sommes au 5 décembre. Il est trois heures et demie du soir, et huit heures et demie devraient suffire à nous conduire au but. Pourquoi n'y arrivons-nous pas?
--Ne serait-ce pas un excès de vitesse? répondit Nicholl, car nous savons maintenant que la vitesse initiale a été plus grande qu'on ne supposait.
--Non! cent fois non! répliqua Barbicane. Un excès de vitesse, si la direction du projectile eût été bonne, ne nous aurait pas empêchés d'atteindre la Lune. Non! il y a eu déviation. Nous avons été déviés.
--Par qui? par quoi? demanda Nicholl.
--Je ne puis le dire, répondit Barbicane.
--Eh bien, Barbicane, dit alors Michel, veux-tu connaître mon opinion sur cette question de savoir d'où provient cette déviation?
--Parle.
--Je ne donnerais pas un demi-dollar pour l'apprendre! Nous sommes déviés, voilà le fait. Où allons-nous, peu m'importe! Nous le verrons bien. Que diable! puisque nous sommes entraînés dans l'espace, nous finirons bien par tomber dans un centre quelconque d'attraction!»
Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenter Barbicane. Non que ce
lui-ci s'inquiétât de l'avenir! Mais pourquoi son projectile avait dévié, c'est ce qu'il voulait savoir à tout prix.
Cependant le boulet continuait à se déplacer latéralement à la Lune, et avec lui le cortège d'objets jetés au-dehors. Barbicane put même constater, par des points de repère relevés sur la Lune dont la distance était inférieure à deux mille lieues, que sa vitesse devenait uniforme. Nouvelle preuve qu'il n'y avait pas chute. La force d'impulsion l'emportait encore sur l'attraction lunaire, mais la trajectoire du projectile le rapprochait certainement du disque lunaire, et l'on pouvait espérer qu'à une distance plus rapprochée, l'action de la pesanteur prédominerait et provoquerait définitivement une chute.
Les trois amis n'ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient sous la projection des rayons solaires.
Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu'à huit heures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs yeux qu'elle masquait toute une moitié du firmament. Le Soleil d'un côté, l'astre des nuits de l'autre, inondaient le projectile de lumière.
En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à sept cents lieues seulement la distance qui les séparait de leur but. La vitesse du projectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soit environ cent soixante-dix lieues à l'heure. Le culot du boulet tendait à se tourner vers la Lune sous l'influence de la force centripète; mais la force centrifuge l'emportant toujours, il devenait probable que la trajectoire rectiligne se changerait en une courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature.
Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème.
Les heures s'écoulaient sans résultat. Le projectile se rapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aussi qu'il ne l'atteindrait pas. Quant à la plus courte distance à laquelle il en passerait, elle serait la résultante des deux forces, attractive et répulsive, qui sollicitaient le mobile.
«Je ne demande qu'une chose, répétait Michel: passer assez près de la Lune pour en pénétrer les secrets!
--Maudite soit alors, s'écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile!
--Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme si son esprit eût été soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avons croisé en route!
--Hein! fit Michel Ardan.
--Que voulez-vous dire? s'écria Nicholl.
--Je veux dire, répondit Barbicane d'un ton convaincu, je veux dire que notre déviation est uniquement due à la rencontre de ce corps errant!
--Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel.
--Qu'importe. Sa masse, comparée à celle de notre projectile était énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notre direction.
--Si peu! s'écria Nicholl.
--Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répondit Barbicane, sur une distance de quatre-vingt-quatre mille lieues, il n'en fallait pas davantage pour manquer la Lune!»
X. Les observateurs de la lune
Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. Si petite qu'elle eût été, elle avait suffi à modifier la trajectoire du projectile. C'était une fatalité. L'audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuite et, à moins d'événements exceptionnels, on ne pouvait plus atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pour résoudre certaines questions de physique ou de géologie insolubles jusqu'alors? C'était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur réservait l'avenir, ils n'y voulaient même pas songer. Cependant, que deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à qui l'air devait bientôt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l'aventure. Mais quelques jours, c'étaient des siècles pour ces intrépides, et ils consacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune qu'ils n'espéraient plus atteindre.
La distance qui séparait alors le projectile du satellite fut estimée à deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au point de vue de la visibilité des détails du disque, les voyageurs se trouvaient plus éloignés de la Lune que ne le sont les habitants de la Terre, armés de leurs puissants télescopes.
On sait, en effet, que l'instrument monté par John Ross à Parson-town, dont le grossissement est de six mille cinq cents fois, ramène la Lune à seize lieues; de plus avec le puissant engin établi à Long's Peak, l'astre des nuits, grossi quarante-huit mille fois, était rapproché à moins de deux lieues, et les objets ayant dix mètres de diamètre s'y montraient suffisamment distincts.
Ainsi donc, à cette distance, les détails topographiques de la Lune, observés sans lunette, n'étaient pas sensiblement déterminés. L'oeil saisissait le vaste contour de ces immenses dépressions improprement appelées «mers», mais il ne pouvait en reconnaître la nature. La saillie des montagnes disparaissait dans la splendide irradiation que produisait la réflexion des rayons solaires. Le regard, ébloui comme s'il se fût penché sur un bain d'argent en fusion, se détournait involontairement.
Cependant la forme oblongue de l'astre se dégageait déjà. Il apparaissait comme un oeuf gigantesque dont le petit bout était tourné vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou malléable aux premiers jours de sa formation, figurait alors une sphère parfaite; mais, bientôt entraînée dans le centre d'attraction de la Terre, elle s'allongea sous l'influence de la pesanteur. A devenir satellite, elle perdit la pureté native de ses formes; son centre de gravité se reporta en avant du centre de figure, et, de cette disposition, quelques savants tirèrent la conséquence que l'air et l'eau avaient pu se réfugier sur cette surface opposée de la Lune qu'on ne voit jamais de la Terre.
Cette altération des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. La distance du projectile à la Lune diminuait très rapidement sous sa vitesse considérablement inférieure à la vitesse initiale, mais huit à neuf fois supérieure à celles dont sont animés les express de chemins de fer. La direction oblique du boulet, en raison même de son obliquité, laissait à Michel Ardan quelque espoir de heurter un point quelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu'il n'y arriverait pas. Non! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. Mais Barbicane, meilleur juge, ne cessait de lui répondre avec une impitoyable logique:
«Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la Lune que par une chute, et nous ne tombons pas. La force centripète nous maintient sous l'influence lunaire, mais la force centrifuge nous éloigne irrésistiblement.»
Cela fut dit d'un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernières espérances.
La portion de la Lune dont le projectile se rapprochait était l'hémisphère nord, celui que les cartes sélénographiques placent en bas, car ces cartes sont généralement dressées d'après l'image fournie par les lunettes, et l'on sait que les lunettes renversent les objets. Telle était la Mappa selenographica de Beer et Moedler que consultait Barbicane. Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées.
A minuit, la Lune était pleine. A ce moment précis, les voyageurs auraient dû y prendre pied, si le malencontreux bolide n'eût pas dévié leur direction. L'astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement déterminées par l'Observatoire de Cambridge. Il se trouvait mathématiquement à son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. Un observateur placé au fond de l'énorme Columbiad braquée perpendiculairement à l'horizon, eût encadré la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurant l'axe de la pièce, aurait traversé en son centre l'astre de la nuit.
Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au 6 décembre, les voyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pu fermer les yeux, si près de ce monde nouveau? Non. Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensée unique: Voir! Représentants de la Terre, de l'humanité passée et présente qu'ils résumaient en eux, c'est par leurs y
eux que la race humaine regardait ces régions lunaires et pénétrait les secrets de son satellite! Une certaine émotion les tenait au coeur et ils allaient silencieusement d'une vitre à l'autre.
Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient des lunettes. Pour les contrôler, ils avaient des cartes.
Le premier observateur de la Lune fut Galilée. Son insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. Néanmoins, dans ces taches qui parsemaient le disque lunaire, «comme les yeux parsèment la queue d'un paon», le premier, il reconnut des montagnes et mesura quelques hauteurs auxquelles il attribua exagérément une élévation égale au vingtième du diamètre du disque, soit huit mille huit cents mètres. Galilée ne dressa aucune carte de ses observations.
Quelques années plus tard, un astronome de Dantzig, Hévélius -- par des procédés qui n'étaient exacts que deux fois par mois, lors des première et seconde quadratures -- réduisit les hauteurs de Galilée à un vingt-sixième seulement du diamètre lunaire. Exagération inverse. Mais c'est à ce savant que l'on doit la première carte de la Lune. Les taches claires et arrondies y forment des montagnes circulaires, et les taches sombres indiquent de vastes mers qui ne sont en réalité que des plaines. A ces monts et à ces étendues d'eau, il donna des dénominations terrestres. On y voit figurer le Sinaï au milieu d'une Arabie, l'Etna au centre d'une Sicile, les Alpes, les Apennins, les Karpathes, puis la Méditerranée, le Palus-Méotide, le Pont-Euxin, la mer Caspienne. Noms mal appliqués, d'ailleurs, car ni ces montagnes ni ces mers ne rappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C'est à peine si dans cette large tache blanche, rattachée au sud à de plus vastes continents et terminée en pointe, on reconnaîtrait l'image renversée de la péninsule indienne, du golfe du Bengale et de la Cochinchine. Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. Un autre cartographe, connaissant mieux le coeur humain, proposa une nouvelle nomenclature que la vanité humaine s'empressa d'adopter.