La Vallée des chevaux

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La Vallée des chevaux Page 3

by Jean M. Auel


  Tout était là, tout ce qu’elle possédait, tout ce dont elle avait besoin pour rester en vie – auquel il fallait ajouter : l’intelligence, le savoir, l’habileté, l’expérience, la détermination et le courage.

  Elle déposa son amulette, sa fronde et ses outils à l’intérieur de son vêtement en peau, replia celui-ci et le rangea à l’intérieur du panier. Puis elle enveloppa le panier dans la peau d’ours, attacha le tout à l’aide de la lanière en cuir et, après avoir empaqueté son baluchon dans la peau d’aurochs, elle le fixa à l’arrière du tronc fourchu en se servant de la tige de clématite.

  Pendant un court instant, elle contempla le large fleuve et la berge opposée qui semblait si lointaine. Elle recouvrit son feu de sable, eut, une rapide pensée pour son totem et poussa le tronc d’arbre dans l’eau, en aval de l’arbre mort. Après quoi elle se logea entre les deux branches et, s’y agrippant solidement, lança son radeau dans le courant.

  L’eau du fleuve, chargée de la fonte des neiges, était glaciale et Ayla se mit à haleter, le corps engourdi. Le courant était puissant et il entraînait le tronc, bien décidé, semblait-il, à l’emmener jusqu’à la mer. L’arbre tanguait, mais ne se retournait pas grâce aux deux branches qui l’équilibraient. Ayla luttait contre le courant en agitant frénétiquement les pieds pour se frayer un chemin dans cette masse d’eau tourbillonnante. Ses efforts finirent par être récompensés : elle réussit à virer de bord et commença à se diriger vers la rive opposée.

  Elle poussait le tronc en travers du courant, sa progression était mortellement lente et chaque fois qu’elle levait les yeux la rive lui semblait désespérément lointaine. A un moment donné, elle crut pouvoir aborder, mais le fleuve l’entraîna et elle s’éloigna à nouveau de la berge. Elle était épuisée. Au contact de l’eau, la température de son corps s’était abaissée et elle frissonnait violemment. Ses muscles étaient douloureux comme si elle avait nagé avec une pierre attachée à chacun de ses pieds.

  Trop fatiguée pour lutter, elle finit par s’abandonner à la force inexorable du courant. Heureusement, un peu plus loin, le fleuve faisait un coude et, au lieu de continuer en direction du sud, il obliquait brusquement vers l’ouest, infléchissant son cours au contact d’une avancée rocheuse qui lui barrait la route. Avant de céder au courant, Ayla avait déjà traversé les trois quarts du fleuve et, quand elle aperçut la rive, elle mobilisa toutes ses forces et reprit le contrôle du radeau.

  Accélérant ses battements de pieds, elle essaya d’atteindre la berge avant que le fleuve ait fini de contourner cette saillie providentielle. Elle ferma les yeux et se concentra sur les mouvements de ses jambes. Soudain le tronc eut une secousse : il venait de racler le fond et ne tarda pas à s’immobiliser.

  Incapable de faire un mouvement, à moitié submergée, Ayla s’accrochait toujours aux deux branches quand un fort remous libéra soudain le tronc des rochers qui le retenaient. Prise de panique, elle se mit à genoux, poussa le tronc devant elle jusqu’à ce qu’il se retrouve sur le sable et retomba dans l’eau.

  Même si elle était à bout de forces, elle ne pouvait pas rester là. Tremblant violemment, elle se mit à ramper vers la rive sablonneuse et s’y hissa. Elle tripota maladroitement les nœuds de la tige de clématite, réussit à les défaire et tira son ballot sur le sable.

  Ses doigts ne lui obéissaient plus et elle n’arrivait pas à défaire la lanière en cuir. Heureusement, celle-ci finit par casser net et elle put alors récupérer la peau d’ours. Repoussant le panier, elle s’allongea sur la fourrure et la rabattit sur elle. Quand, un instant plus tard, ses tremblements cessèrent, elle s’était endormie.

  Après cette traversée périlleuse, Ayla se dirigea à nouveau vers le nord et légèrement à l’ouest. Les journées d’été étaient de plus en plus chaudes, les fleurs des steppes avaient fané et l’herbe lui arrivait à la taille. Elle ne remarquait toujours aucune trace de vie humaine.

  Elle ajouta le trèfle et la luzerne à ses menus, ainsi que des tubercules légèrement sucrés qu’elle déterrait après avoir suivi sur le sol le trajet de leurs tiges rampantes. L’astragale lui offrait ses gousses pleines de pois, verts et ovales, en plus de sa racine et elle n’avait aucune difficulté à distinguer l’espèce comestible de ses cousines toxiques. Même s’il était trop tard pour cueillir les bourgeons de l’hémérocalle, les bulbes de cette variété de lis étaient encore tendres. Certaines variétés précoces de groseilles rampantes avaient commencé à prendre couleur et, quand elle voulait ajouter un peu de verdure à ses menus, elle trouvait toujours quelques feuilles tendres d’ansérine, de moutarde ou d’ortie.

  Elle ne manquait pas non plus d’occasion d’utiliser sa fronde. Les pikas[2] des steppes, les marmottes, les grandes gerboises et toutes sortes de lièvres, qui avaient échangé leur blanche fourrure d’hiver pour un pelage gris-brun, abondaient dans les steppes. Il y avait aussi, bien que plus rarement, des hamsters géants, omnivores et grands amateurs de souris. La perdrix des neiges et le lagopède des saules au vol lourd étaient un vrai régal même si Ayla, en mangeant de ce dernier, ne pouvait s’empêcher de penser à Creb. L’oiseau dodu et aux pattes recouvertes de plumes était en effet le mets préféré du vieux magicien.

  Ces petites créatures n’étaient pas les seules à profiter de la libéralité des vastes plaines et à y festoyer durant l’été. Il y avait aussi des troupeaux de cervidés – rennes, cerfs communs, cerfs géants aux andouillers gigantesques –, des chevaux des steppes trapus, des ânes et des onagres qui se ressemblaient tellement qu’on avait du mal à les distinguer. Parfois Ayla croisait un bison énorme ou une famille de saïgas. Elle rencontrait aussi des troupeaux de bovidés au pelage brun-roux : les mâles atteignaient deux mètres sous le garrot et les veaux, nés au printemps, étaient encore accrochés au pis gonflé de leur mère. Rien que de penser à leur viande nourrie de lait, Ayla avait l’eau qui lui venait à la bouche. Malheureusement, ce n’est pas avec une fronde qu’elle pouvait s’attaquer à un aurochs. Elle aperçut aussi des mammouths laineux en train d’émigrer, des bœufs musqués, en troupe serrée et les petits à l’arrière, qui faisaient face à une bande de loups, et une famille de rhinocéros laineux qu’elle évita avec soin, connaissant leur caractère irascible. Le rhinocéros était le totem de Broud et elle songea qu’il lui convenait parfaitement.

  Alors qu’elle continuait à avancer vers le nord, le paysage commença à changer : il devint plus sec et plus désolé. Elle avait atteint l’extrême limite des steppes continentales humides et enneigées en hiver. Au-delà s’étendaient des steppes arides et recouvertes de lœss qui se prolongeaient jusqu’aux vertigineux à-pics des immenses glaciers de l’époque glaciaire.

  Les glaciers, ces épaisses couches de neige transformées en glace, enserraient alors le continent et recouvraient l’hémisphère nord. Près d’un quart de la terre était enfoui sous leur masse incommensurable. L’eau emprisonnée dans les glaciers provoquait une baisse du niveau des océans, faisant progresser les côtes et modifiant l’aspect du littoral. Aucune portion du globe n’échappait à leur influence : les pluies inondaient les régions équatoriales et les zones désertiques se raréfiaient. Mais plus on se rapprochait des glaciers, plus les effets en étaient sensibles.

  L’immense champ de glace suscitait un phénomène de condensation et l’humidité ainsi produite retombait sous forme de neige. Près du centre, la haute pression étant constante, le froid devenait extrêmement sec et repoussait les chutes de neige aux confins des glaciers. C’est donc là que ceux-ci progressaient. La couche de glace était presque uniforme sur toute son étendue et avoisinait deux milles mètres d’épaisseur.

  Comme les franges du glacier recevaient la plupart des chutes de neige, les régions qui le jouxtaient au sud étaient sèches – et gelées. La haute pression régnant au centre du glacier créait un couloir atmosphérique qui canalisait l’air froid et sec vers les zones de basse pression. Le vent venu du nord soufflait sans interruption sur les steppes, charriant des particules de
roches pulvérisées qui avaient été broyées par le front du glacier. A peine plus grosses que celles qui composent l’argile, ces particules – ou lœss – se déposaient sur des centaines de kilomètres et sur une épaisseur de plusieurs mètres.

  En hiver, les terres nues et glacées étaient balayées par le vent qui poussait devant lui de rares chutes de neige. La terre poursuivait sa rotation et à nouveau les saisons changeaient. Mais la formation d’un glacier étant provoquée par un abaissement de quelques degrés de la moyenne des températures annuelles, les rares journées chaudes avaient bien peu d’effet si elles ne modifiaient pas cette moyenne.

  Au printemps, la fine couche de neige qui s’était déposée sur le sol fondait, la croûte extérieure du glacier se réchauffait et les eaux s’infiltraient à travers les steppes. Elles ramollissaient superficiellement le sol et permettaient à quelques plantes aux racines peu profondes de pousser. L’herbe croissait rapidement, sachant que ses jours étaient comptés. Au cœur de l’été, cette herbe ayant séché sur pied, le continent n’était plus qu’une immense réserve de fourrage parsemée d’îlots de forêt boréale et bordée de toundra près des océans.

  En lisière des glaciers, là où la couche de neige était peu épaisse, ces pâturages attiraient tout au long de l’année d’innombrables troupeaux d’herbivores et de granivores qui s’étaient adaptés aux rigueurs du climat – ainsi que des prédateurs, capables de supporter n’importe quel climat à condition que celui-ci convienne à leurs proies. Un mammouth pouvait très bien brouter au pied d’un immense mur de glace blanc bleuté qui s’élançait à deux mille mètres au-dessus de lui.

  Les cours d’eau saisonniers alimentés par la fonte des glaces se frayaient un passage à travers le lœss et même souvent à travers les roches sédimentaires, atteignant alors la plate-forme granitique qui se trouvait sous le continent. Il n’était pas rare de rencontrer dans ce paysage plat à perte de vue des ravins à pic et des rivières encaissées dans des gorges. Les rivières apportaient de l’humidité et les gorges abritaient du vent : même au cœur des steppes arides, il existait des vallées verdoyantes.

  On était maintenant au cœur de l’été et, plus les jours passaient, moins Ayla avait envie de poursuivre sa route. Elle en avait assez de la monotonie des steppes, du soleil implacable, du vent incessant. Sa peau était sèche, rugueuse, et pelait, ses lèvres étaient gercées, ses yeux enflammés et sa gorge constamment irritée par la poussière. Les rares vallées qu’elle rencontrait sur sa route étaient plus verdoyantes que les steppes et ombragées par des arbres, mais elle n’avait pas pour autant envie de s’y arrêter. Et aucune d’elles n’était habitée par l’homme.

  Il n’y avait aucun nuage dans le ciel et pourtant l’ombre de l’hiver semblait déjà planer sur les steppes. Ayla était inquiète, elle pensait aux journées glaciales qui n’allaient pas tarder à revenir. Pour les affronter, il fallait des réserves de nourriture et trouver un abri. Elle s’était mise en route au début du printemps et, comme ses recherches n’avaient pas abouti, elle en venait à se demander si elle était condamnée à errer à jamais – ou alors mourir.

  Au soir d’un jour qui ressemblait au précédent, elle établit son camp dans un endroit où il n’y avait pas d’eau. La braise de bois qu’elle transportait s’était éteinte et le bois était si rare alentour qu’elle n’eut pas le courage d’allumer du feu. Elle avait tué une marmotte dont elle mangea un morceau cru, et sans aucun appétit. Puis elle jeta ce qui restait de l’animal bien que le gibier se fit rare. La cueillette, elle aussi, devenait de jour en jour plus difficile, car le sol disparaissait sous les plantes sèches. Sans parler du vent qui n’arrêtait pas de souffler.

  Cette nuit-là, elle dormit mal, fit de mauvais rêves et se réveilla fatiguée. Ce qui restait de la marmotte avait disparu pendant son sommeil et elle n’avait rien à manger. Elle but un peu d’eau de sa gourde, saisit son panier et se remit en route, toujours en direction du nord.

  A midi, elle s’arrêta au bord d’un torrent presque à sec dans le lit duquel il y avait encore quelques flaques et, malgré le goût un peu âcre de l’eau, remplit sa gourde. Elle déterra quelques racines de massettes, douceâtres et filandreuses, qu’elle mâchonna en repartant. Elle n’avait pas particulièrement envie de marcher, mais que faire d’autre ? Déprimée et fatiguée, elle avançait sans regarder où elle allait quand elle fut soudain rappelée à l’ordre par le rugissement d’un lion des cavernes qui se dorait au soleil au milieu de ses congénères.

  Son sang ne fit qu’un tour et, revenant aussitôt sur ses pas, elle obliqua vers l’ouest pour quitter le territoire des lions. Fini de voyager en direction du nord ! Elle était sous la protection de l’esprit du Lion des Cavernes – mais non à l’abri de l’animal lui-même. Et, si ce dernier avait l’occasion de se jeter sur elle, il n’hésiterait pas une seconde.

  Ayla avait déjà été attaquée par un lion des cavernes et depuis, elle portait quatre longues cicatrices parallèles sur la cuisse gauche. C’est grâce à ces cicatrices que Creb avait pu déterminer quel était son totem. Elle revoyait d’ailleurs régulièrement en rêve la gigantesque patte armée de griffes qui s’était avancée dans l’anfractuosité du rocher où elle s’était cachée alors qu’elle avait cinq ans. Elle avait à nouveau fait ce rêve la nuit précédente. Creb lui avait expliqué que sa rencontre avec le lion était une mise à l’épreuve : elle avait été jugée digne de ce totem et les marques qu’elle portait sur la jambe en étaient le témoignage.

  Je me demande pourquoi le Lion des Cavernes m’a choisie ? se dit-elle en touchant sans y penser ses cicatrices.

  Le soleil se couchait, Ayla marchait maintenant vers l’ouest, aveuglée par ses derniers rayons. Elle avait suivi une longue déclivité dans l’espoir de découvrir une rivière mais n’avait trouvé aucune trace d’eau. Elle se sentait fatiguée, affamée et était encore sous le coup de sa rencontre avec les lions. Était-ce un signe ? Est-ce que ses jours étaient comptés ? Comment avait-elle pu croire qu’elle était capable d’échapper à la Malédiction Suprême ?

  Elle était tellement éblouie par le soleil qu’elle faillit ne pas voir que le plateau donnait sur un à-pic. Elle s’arrêta et, se protégeant les yeux de la main, regarda en bas du ravin. Tout au fond coulait une petite rivière aux eaux étincelantes, bordée d’arbres et de buissons. La gorge taillée dans les falaises rocheuses s’ouvrait sur une vallée verdoyante et abritée. A mi-pente, dans un pré baigné par les derniers rayons du soleil, une petite horde de chevaux broutait en toute quiétude.

  2

  — Pourquoi as-tu décidé de m’accompagner ? demanda le jeune homme brun au moment où il s’apprêtait à démonter la tente de peaux lacées ensemble. Tu as dit à Marona que tu allais simplement rendre visite à Dalanar et que tu en profiterais pour m’indiquer le chemin. Ce ne devait être qu’un court Voyage avant de te ranger. Tu étais censé aller à la Réunion d’Été avec les Lanzadonii et arriver là-bas juste à temps pour la Cérémonie de l’Union. Marona va être furieuse et c’est le genre de femme dont je n’aimerais pas provoquer la colère. Tu es sûr que tu n’es pas tout simplement en train de la fuir à toutes jambes ?

  Thonolan avait parlé d’un ton léger que démentait son regard sérieux.

  — Pourquoi serais-tu le seul de la famille à avoir envie de voyager, Petit Frère ? demanda le blond Jondalar. Si je t’avais laissé partir tout seul, au retour tu n’aurais pas manqué de te vanter au sujet de ton long Voyage. Il faut que quelqu’un t’accompagne pour vérifier la véracité de tes histoires. Et aussi pour t’éviter des ennuis.

  Jondalar se baissa pour rentrer sous la tente. Celle-ci était suffisamment haute pour qu’on puisse s’y tenir assis ou à genoux et assez grande pour contenir, en plus de leurs fourrures de couchage, tout leur équipement. La tente s’appuyait sur trois perches, placées en ligne et fichées au centre. Au milieu, à côté de la perche la plus haute, était ménagé un trou muni d’un rabat qui pouvait être ouvert quand on faisait du feu ou fermé
en cas de pluie. Jondalar enleva les trois perches et sortit de la tente à reculons.

  — M’éviter des ennuis ! s’exclama Thonolan. Tu ferais mieux de penser à toi ! Attends un peu que Marona découvre que tu n’as pas accompagné Dalanar et les Lanzadonii à la Réunion... Elle serait bien capable de se transformer en donii et de voler par-dessus le glacier que nous venons de traverser pour te rattraper.

  Saisissant chacun une des extrémités de la tente, ils la replièrent.

  — Ça fait drôlement longtemps qu’elle a des vues sur toi, continua Thonolan. Et, juste au moment où elle croit que c’est gagné, toi, tu décides de faire un Voyage. A mon avis, tu n’as aucune envie de glisser ta main dans la lanière de cuir et de laisser notre zelandoni y faire un nœud. L’union te fait peur, Grand Frère. (Les deux hommes posèrent la tente à côté de leurs sacs.) A ton âge, la plupart des hommes ont déjà un ou deux petits dans leur foyer, ajouta Thonolan en baissant la tête pour éviter le coup de poing amical de son frère, ses yeux gris pétillant de malice.

  — La plupart des hommes de mon âge ! s’écria Jondalar, feignant d’être en colère. Quand je pense que je n’ai que trois ans de plus que toi ! ajouta-t-il en éclatant de rire.

  Il se laissait aller si rarement à rire que ses accès de gaieté surprenaient toujours un peu.

 

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