— Tu vas avoir une belle tombe. Je te félicite. C'est du beau travail, les coins bien carrés.
Carson se baissa et frotta ses mains sur le sable, pour mieux saisir le manche de la pelle.
— Ton bon ami le senor Bond m'a envoyé un message hier soir, reprit le général.
Carson se retourna.
— Il m'a dit où je pourrais te trouver. Ah ! Tu vois, Pablo ? Je t'avais dit que ça lui plairait pas !
Carson s'efforça de rester impassible.
— Bond m'est bien utile. On est de bons... Non, pas des amis. Non. On fait des affaires ensemble. Tu te dis, si je te tue maintenant, comment j'aurai mes Winchester ? Hein ? Verdad, hombre ?
— C'est exactement ce que je pense, répliqua Carson. Parce que vous les aurez pas ! Pas par Bond, en tout cas !
— Porque ? s'enquit le général avec un large sourire.
— Parce qu'il va faire ce que veut King Fisher, même s'il n'aime pas King Fisher plus que moi. Il est pas si bête que vous pensez !
Le général éclata de rire et traduisit la réponse à Pablo.
— Et alors ?
— Et alors, dit Carson, le seul moyen pour vous de récupérer les Winchester, c'est de me renvoyer là-bas.
Il s'accouda sur le manche de sa pelle. Le général le toisa lentement de la tête aux pieds.
— Hombre, j'ai besoin de rien du tout. Comprende ? Tu viens au Mexique, tu traverses tout seul le Rio Grande, t'as des cojones, d'accord, mais quand tu meurs, tout le monde s'en fout. Verdad ? Tu crois que j'irai tout seul au Texas ? Ha ! J'y vais avec tout un tas de compagnons. Bond, il voit que tu reviens pas. Il apprend que t'es mort, alors il prend les Winchester et il traite avec moi. Comme King Fisher le veut. Et qu'est-ce qui se passe ? King Fisher se dit ma foi, ce pauvre senor Carson, la prochaine fois que je vais à Saragoza je jetterai peut-être des fleurs dans le Rio Grande pour lui, ou bien je brûlerai des cierges. Il sait pas que je vais te mettre dans une tombe. C'est un truc que tu mérites pas, mais comme t'as des cojones, je veux bien faire ça pour toi... Et même, si tu veux écrire une lettre à ta vieille maman, je lui ferai porter !
Un des hommes avait coupé des branches de mesquite et façonné trois croix. Il les jeta près du trou.
— Tu vois, dit le général, je t'aime bien. Y en a une pour toi. On est pas des Comanches !
Carson se remit à creuser.
— Bien, très bien. C'est du bon travail, approuva le général. Te presse pas. Je veux une belle tombe pour ces deux vaqueros que t'as tués d'une balle dans le dos.
Carson leva son visage ruisselant de sueur, brûlé par le soleil.
— Jamais je n'ai tiré dans le dos d'un homme.
— Bien sûr, hombre, bien sûr. Creuse profond, amigo.
Pendant dix minutes, Carson creusa. Puis il lissa les parois du trou et quand tout fut parfaitement au carré, il se redressa.
— Fini ? demanda le général.
— Fini.
Le général se leva et jeta sa cigarette. Il arma sa carabine. Quelques-uns des hommes qui s'étaient assis à l'ombre des buissons de mesquite se levèrent et se signèrent.
— Sors de là ! Carson sortit du trou.
— J'ai droit à une dernière cigarette ?
— Bien sûr.
Le général tira de sa poche une blague à tabac et un carnet de papier à cigarettes. Carson s'avança.
— Non, chico, non, protesta le général, presque à regret.
Il braqua le canon de son arme sur le cœur de Carson, puis il glissa dans la blague une allumette et une feuille de papier et la jeta. Carson l'attrapa au vol, roula une cigarette, l'alluma et jugea préférable de ne pas s'approcher pour rendre la blague. Il la lança ; le général la cueillit au vol, en riant.
Carson fuma sa cigarette lentement.
— Tu crois en Dieu ? demanda le général.
— Pas particulièrement.
— Qu'est-ce que ça veut dire, particulièrement ? Carson haussa les épaules. Le général paraissait irrité.
— Ça veut dire... Eh bien... Et puis merde, mettons que la réponse soit non.
— Moi, répliqua le général, je crois en Dieu. Mais j'ai pas envie d'aller au ciel. Le paradis c'est pour les richards pourris qui vont à la messe. Moi, je veux me retrouver avec des gars comme Juarez. Dis-moi, Tejano. Où il est allé, Juarez?
— Quien sabe ? répondit Carson en jetant son mégot.
— Ça va. Descends dans la tombe.
Carson ne bougea pas.
— Dans la tombe !
Carson resta immobile. Il faudrait le faire descendre de force, et pour ça quelqu'un devrait s'approcher de lui. Il savait que c'était sa dernière chance.
— Vête!
Carson serra les dents et banda ses muscles. Le général donna des ordres en espagnol, mais il parlait trop vite pour que Carson comprenne. Plusieurs bandidos posèrent leur carabine et s'armèrent de couteaux et de revolvers, puis ils avancèrent, convergeant sur lui de différentes directions. Carson attendit, les poings crispés. Six contre un. Deux hommes avancèrent jusqu'au bord du trou, et baissèrent les yeux pendant une fraction de seconde. Carson sauta dans la tombe et fit un croche-pied à chacun. Ils s'écroulèrent mais trois autres gars s'étaient précipités sur lui par-derrière. Carson s'était attendu à la manœuvre et il était prêt à les recevoir en luttant des pieds, des poings et des dents.
Deux des assaillants furent mis hors de combat d'un coup au plexus solaire, un autre se tenait le nez qui pissait le sang. Du coin de l'œil, Carson vit que le général observait tranquillement la scène. Il paraissait même s'amuser. Carson eut l'impression qu'il lui offrait simplement un spectacle gratuit, mais cela ne l'empêcha pas de se battre comme un forcené. Deux autres hommes arrivèrent à la rescousse ; l'un d'eux portait un colt à la ceinture. Carson le vit mais n'eut pas le temps de réagir : deux bras lui avaient fait une prise au cou par-derrière. Il se dégagea en se jetant à genoux. Puis il se redressa et se rua sur l'homme au colt.
Un lasso lui tomba sur les épaules et se resserra sur ses bras. Il se débattit pour se libérer mais un autre lasso l'emprisonna et le tira vers le fond du trou. Il se mit à genoux et il se relevait quand un troisième lasso le prit au cou et l'étrangla. Ses bras étaient immobilisés, il était impuissant. Il entendit comme un bruit de cataracte, un rugissement assourdissant lui éclata dans les oreilles et il tomba à la renverse, sans connaissance.
XI
En revenant à lui, Carson entendit des coups de marteau ; il s'aperçut qu'il était adossé à un arbre, et qu'on lui avait lié les poignets dans le dos avec une courroie. On avait pris soin de mouiller le cuir, qui avait rétréci au soleil. Carson ne sentait plus ses mains. Le lasso lui serrait toujours les coudes contre les côtes.
Le général n'avait pas bougé ; il était toujours assis en tailleur, sa carabine sur les genoux.
Carson avait la gorge sèche et douloureuse ; il essaya d'avaler le peu de salive qui lui restait, ce qui eut pour effet d'accroître la souffrance. Il entendait toujours les coups de marteau. Il tourna la tête. Sa selle avait été posée par terre, à l'envers, et un homme enfonçait dans le troussequin de longs clous dont les pointes ressortaient du cuir.
Il ne comprit pas à quoi rimait ce travail. Il crevait de soif et l'effort qu'il avait fourni pour tourner la tête lui avait arraché un gémissement. Il s'aperçut que tout son corps était meurtri.
Le général vit que Carson avait repris connaissance. Il fit un signe de tête. La selle fut jetée sur la jument, les sangles serrées, et quatre hommes hissèrent Carson. Il dut se pencher en avant pour éviter les pointes des clous.
Un des hommes sauta en selle, attacha son lasso aux rênes de la jument et toute la troupe s'ébranla. Carson se rappelait qu'un peu plus loin, le long de la route, il y avait un vaste terrain plat. Quand ils l'eurent atteint, l'homme qui tirait la jument s'arrêta et se tourna vers le général.
Le général chargea sa carabine, puis il fît un nouveau signe de tête. Au bout des dix mètres du las
so, la jument de Carson trottait docilement. L'homme éperonna son cheval. Quand les montures passèrent au galop, Carson ne put se retenir et tomba sur les clous. Il se pencha tant qu'il put. Du coin de l'œil, il vit le général lever sa carabine. Il se dit que la balle l'éjecterait de la selle et qu'il serait traîné, son pied accroché à l'étrier. Il espéra que la balle le tuerait sur le coup.
Le coup de feu résonna dans le désert comme un pétard. La balle passa à quinze centimètres du visage de Carson. Il vit le général ricaner et comprit qu'il l'avait manqué exprès.
— Pronto! Mas pronto! lança le général.
Le vaquero cravacha son cheval. Docilement, la jument força l'allure. Carson ne parvenait plus à rester penché en avant et les pointes des clous lui arrachaient la peau.
Le général tira ; cette fois la balle frôla la nuque de Carson. Il comprit que si le général visait bien et évaluait correctement les distances pour le manquer volontairement de peu, il serait tué s'il bougeait la tête brusquement de quelques centimètres. Il devait se maintenir dans la même position, en dépit des clous qui s'enfonçaient dans ses chairs.
Le jeu dura encore une dizaine de minutes. Pablo eut le droit de tirer aussi. Et puis le général se lassa. Trois hommes arrachèrent brutalement Carson de sa selle.
Pablo dégaina sa machette et passa son pouce sur le fil. Une mince ligne rouge se dessina dans la crasse. Il leva son pouce ensanglanté, se mit à rire, et fit mine de se trancher la gorge.
Carson fut traîné vers une grande branche d'arbre tombée à terre. L'extrémité avait été taillée en forme de V. On le fit mettre debout, pieds nus sur le bord coupant. Trois hommes le maintinrent et quatre autres lui écartèrent les jambes de force, autant qu'ils le purent, au point que Carson crut que ses tendons allaient se déchirer. Puis ils attachèrent solidement ses pieds à la branche.
Ses poignets étaient toujours liés dans le dos. Un lasso fut passé dans la courroie et lancé sur une branche, juste au-dessus de lui. Trois hommes tirèrent de toutes leurs forces. Les mains de Carson s'élevèrent lentement, rapprochant ses omoplates, le forçant à se plier en deux. Tous ses muscles protestaient. Il avait l'impression d'être écartelé.
Etant donné sa position, il avait la tête inclinée. Une main empoigna ses cheveux et la souleva. Le général le considéra avec une fausse sollicitude.
— Ça ne va pas, Tejano ? Tu te sens malade, peut-être ?
Carson ne répondit pas. Au bout d'un moment, le général le lâcha et sa tête retomba sur sa poitrine.
— T'en fais pas, Tejano. T'es venu au Mexique pour me voir, je vais te montrer quelque chose qui t'intéressera.
Une autre main saisit les cheveux de Carson et renversa sa tête en arrière. Il sentit une onde de chaleur brûlante et crut un instant que c'était le soleil, puisqu'elle semblait venir d'en haut. Puis il vit...
C'était un fer à marquer, rougi à blanc. Pablo le tenait et le faisait tourner lentement.
— Celui-là est chaud, Tejano, dit le général.
Il se baissa, ramassa une brindille sèche et l'approcha du fer. Le bois se consuma aussitôt et tomba en cendres grises ; une acre odeur de fumée monta du sol.
Carson lut la marque, à l'envers : LIPM.
— Libertad y Independencia Para Mexico, expliqua le général. C'est ma marque. Pour mon bétail. Tu es venu au Mexique voir si tu pouvais faire des affaires avec moi ? Je vais te montrer comment ! Avec Libertad y Independencia, je te ferme les yeux.
Il adressa un signe à Pablo qui leva le fer et approcha lentement les lettres rougi es à blanc des yeux de Carson.
Instinctivement, Carson baissa les paupières, les crispa autant qu'il le put. La chaleur était si intense qu'il avait l'impression que ses yeux se desséchaient comme l'alcali du désert. Son nez paraissait en feu.
Le temps semblait s'éterniser mais la torture ne dura sans doute pas plus d'une demi-minute. La chaleur s'éloigna, la main lâcha ses cheveux, sa tête retomba en avant. Quand il souleva ses paupières douloureuses, il vit tout le paysage à travers un brouillard rouge. Son œil gauche palpitait et lui faisait atrocement mal, et toutes les deux ou trois secondes, il était aveuglé par une ombre mouvante. Il crut d'abord que l'un des bandits tenait une main devant son œil mais il s'aperçut bientôt qu'il n'y avait personne.
Il voyait assez bien de l'œil droit, à part le fait que tout lui paraissait rouge. Le fer brûlant avait été jeté par terre devant lui, et l'herbe brûlait en dégageant une fumée acre.
La jument de Carson avait été attachée à une branche d'ocotillo, près de lui. Elle broutait les fleurs écarlates sans se soucier de ce qui arrivait à son maître. Dans la brume rouge, Carson vit Pablo s'approcher de la jument et tirer la Winchester du fourreau de selle. Elle avait été exposée au soleil et la boue, qui s'y était introduite quand la jument avait glissé dans la vase de la rivière, avait durci.
Pablo soupesa l'arme avec un plaisir évident et fit glisser une balle dans le canon. Il soupesa encore la carabine :
— Para mi, gêneral ? demanda-t-il.
Le général acquiesça. Pablo appuya sa joue contre la crosse et braqua le canon sur le ciel bleu.
Carson était certain que le canon était plein de boue séchée, dure comme du pisé. Il regarda fixement Pablo, qui frottait amoureusement sa joue sur la crosse polie. Pablo pressa la détente.
Le canon explosa. La carabine fit une cabriole et Pablo tomba à la renverse en hurlant, la figure en sang. Son nez était cassé, un de ses yeux avait été arraché, plusieurs de ses dents étaient brisées, et il tenait ses mains sales collées sur ses blessures, en se tordant de douleur et en décochant des ruades aux hommes qui essayaient de lui écarter les mains. Carson ne put dissimuler sa satisfaction.
— Tu es content, Tejano ? dit le général. Demain on verra si tu rigoles encore. Buenos noches.
XII
— Ce sacré Bond, marmonna Archie, le nez dans les seins de la fille assise sur ses genoux. Ce sacré Bond.
Quelque part dans une pièce du bordel, une horloge sonna une heure.
Sous la lumière jaune de la lampe à pétrole, la fille paraissait presque jolie.
— Ouais, fit Bearclaw en levant son cinquième verre de bourbon.
— Ce sacré Bond, répéta Archie en frottant d'une main rude l'épaule nue de la fille, qui fit la grimace.
— Quoi, ce sacré Bond ? dit Bearclaw en reposant son verre. Accouche, nom de Dieu ! Tu m'empêches de picoler.
Archie se leva brusquement. La fille glissa entre ses genoux et tomba lourdement par terre.
— Hideputa! glapit-elle.
Archie sortit en titubant. Il revint une minute plus tard et se laissa retomber dans son fauteuil. La fille se rassit promptement sur ses genoux et lui noua les bras autour du cou.
— Où t'es allé ?
— Qu'est-ce que tu crois ? grogna Archie. (Il remplit son verre.) Ce sacré Bond, il est chouette avec nous, tout d'un coup, pas vrai ?
— C'est sa tournée, qu'il a dit ! s'exclama Bearclaw en levant son verre si brusquement que le whisky se renversa sur la jupe de la fille.
Elle se leva d'un bond, en l'injuriant, puis elle recula contre le mur et tordit sa jupe trempée sans cesser de grommeler.
— Ces foutues Mexicaines, elles s'énervent pour un rien, observa Bearclaw. Du bourbon à gogo ! Des filles à l'œil!
— C'est vrai, il est vachement chouette. Mais nous on l'est pas. Alors pourquoi il est gentil avec nous, tu veux me le dire ?
— Ah, boucle-la et bois. Tu gambergeras là-dessus demain matin. Tout seul, parce que moi je serai hors-circuit avec une gueule de bois.
— Non. C'est maintenant qu'y faut gamberger. Carson est pas revenu ce soir, hein ?
— Vrai.
— C'est donc qu'il lui est arrivé quelque chose, non ?
— Le fumier est crevé. Faut fêter ça ! A l'œil !
— C'est ça. Mais d'abord tu ferais mieux de réfléchir.
— A quoi?
Archie se tourna vers la fille :
— Tu comprends l'anglais, poupée ?
— No, moi pas comprendre.
— Mon œil. Tiens, descends donc nous chercher une autre bouteille de whisky, d'accord ? Ça c'est pour toi, mamita.
Archie lui donna une pièce d'argent d'un dollar et elle sortit.
— Alors, à quoi je dois réfléchir ? demanda Bearclaw avec impatience.
— En sortant pour aller pisser, j'en ai profité pour jeter un coup d'œil à nos pelles. J'ai surpris deux gars à Bond en train de jaspiner. Je sais où est Carson.
— Où il est, le salaud ? Ecartelé dans les cactus ?
— Presque. Il est solidement ligoté. Ces Mexicains, ils savent y faire. Et il est dans un sale état ; il en aurait plus pour longtemps, à ce qu'il paraît.
— La meilleure nouvelle que j'apprends depuis qu'Abe Lincoln a été descendu ! Bois un coup.
— C'est M. Bond qu'a tout combiné.
— A la santé de Bond !
— Et j'ai encore vu autre chose, insista Archie.
— Dis donc, t'es un vrai sac à ragots ! Merde, où elle est passée, cette souris ?
Bearclaw se leva et alla se pencher sur la rampe de l'escalier. Archie lui empoigna le bras.
— Ils sont en train de décharger notre chariot.
— Et alors ? On verra ça demain. Senorita ! Venga !
— C'est aussi le chariot de King Fisher. Et ça va pas lui plaire. Pas du tout.
Bearclaw finit par comprendre où Archie voulait en venir.
— Tu veux dire que ce Bond est pas si chouette qu'il en a l'air ? C'est ça ?
— Tout juste.
Bearclaw s'adossa au mur et posa la main sur la crosse de son revolver.
— Alors on y va, dit-il.
— Attends un peu.
— Attendre quoi ? rugit Bearclaw. King Fisher va nous arracher les tripes et les enrouler autour d'une échelle quand on va lui raconter ça.
— C'est pour ça qu'il faut attendre, espèce de con !
Bond passa la tête à la porte.
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