The Incident at Antioch

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The Incident at Antioch Page 12

by Alain Badiou


  Toutefois l’obligation des fusillades et des camps de concentration vous interdit à jamais de vous représenter à vous-mêmes comme des libérateurs. La chose est mal engagée dans son principe. Il n’y a plus dans ce pays une seule voix significative, que la mienne.

  CAMILLE: Quel orgueil absurde! Quels sont tes titres et tes exploits, pour parler si haut?

  PAULE: Camille! Déjà pour toi la parole ne vaut que de qui en détient l’exercice.

  Je vous dis ceci: Abandonnez le pouvoir! Laissez les choses s’ordonner sans vous. Les brigands que la situation exige naîtront tout seuls, et sans retard, de cette terre dévastée. Refondez votre groupe dans cette renonciation. Disparaissez dans le peuple, qui d’avance poursuit de sa haine ce que vous alliez entreprendre. Un pas de plus vers la coercition de l’État, et l’Histoire ne retiendra de vous qu’un sanglant effort national ramené, quant à la justice, au quelconque ou au pire.

  CAMILLE: Tu nous vois comme des corbeaux, prêts à lâcher la proie pour l’ombre.

  PAULE: Et quelle ombre, je te prie, Camille, sinon celle que vous allez jeter sur votre intention elle-même?

  L’erreur où vous êtes est ancienne, et c’est ce qui permet de la nommer: crime. Car, une première fois, elle n’a été que la somme des exigences de l’instant. Une seconde fois, passe encore, l’erreur insiste, le dogme protège le vouloir. Une troisième fois n’appelle aucun pardon.

  Notre génération connaît la secrète noirceur du rouge. Il nous appartient, par une décision sans précédent, de ne pas laisser sans effet cette connaissance.

  RENÉ: Nous ne trahirons pas Céphas, la décision d’Antioche, prise contre toi.

  PAULE: Céphas savait ce que je dis. Je le comprends mieux que vous tous. Il vous dirigeait au-delà de la répétition. Ne sachant l’interrompre, du moins s’entêtait-il à l’exagérer. Céphas représentait la révolution pure. Cependant, il n’y a aujourd’hui, où toute révolution classique conduit à l’Empire, d’autre pureté néo-classique que la mort. La grandeur de Céphas est d’avoir abdiqué quand la mort devait prendre la forme de l’État. À défaut de trouver l’interruption de tous, il s’est interrompu lui-même. Tout ceci s’achève dans le désert d’un seul.

  CAMILLE: Diras-tu qu’au moment de la victoire, il faut tout recommencer à zéro?

  PAULE: Quel mot emploies-tu, « zéro »? N’est-ce pas le nombre que tu accordes, dans l’arrogance militaire, à la pensée de millions de gens? Et n’est-ce pas de là qu’il convient de repartir? La politique est à réinventer dans ce qui lui soumet la guerre, et non l’inverse.

  CAMILLE: Tu essaieras en vain de me troubler. Celle qui pendant quinze ans a vu la mort dans la distance de son souffle, et qui survit à un monde écroulé

  Possède une âme victorieuse, et ne cédera pas sur l’administration du présent.

  RENÉ: Nous ne rendrons pas les terres aux gens des offices du blé.

  MOKHTAR: Ni les machines, ou ce qu’il en reste.

  DAVID: Je ne serai pas celui qui ne prend la charge que pour la déposer. Non, mère, il y a dans ton discours quelque chose de flou et de décourageant. Je ne laisserai pas s’étaler cette capitulation.

  PAULE: Je veux te voir seul.

  SCÈNE 5: Dans le lieu des fondations.

  Il est dix heures du matin. Une sorte de tente a été dressée aux abords des ruines. Il y a un soleil pâle. PAULE et DAVID achèvent de déjeuner.

  PAULE: Comment s’appelait cet endroit?

  DAVID: C’était une sorte de ville nouvelle, inachevée. Toutes les tours ont été détruites à la dynamite.

  PAULE: Mais le nom?

  DAVID: Nicée. Comme Nice, avec un accent et un « e » supplémentaire.

  PAULE: Comme le fameux concile, où quelques voix de majorité ont choisi pour les siècles que le Fils soit consubstantiel au Père, et non co-semblable.

  DAVID: Qu’est-ce que j’ai à faire de ces foutaises?

  PAULE: Rien. Ton royaume est de ce monde. Si monde il y a.

  DAVID: C’est très curieux de se dire: voilà ma mère. Elle est en face de moi.

  PAULE: Le culte de la mère, chez les hommes, est une saloperie. C’est la couverture du mépris des femmes.

  DAVID: Je n’ai pas eu le temps de régler ton culte.

  (Silence.)

  PAULE: Tu n’as pas l’air assez arabe. Tu aurais dû emprunter plus à ton père.

  DAVID: Pour être à mon tour consubstantiel, peut-être. Je n’y suis pour rien.

  PAULE: On est responsable de son visage. Tu dois être raciste dans le fond.

  DAVID: Je ne trouve pas ça drôle.

  PAULE: Moi non plus. Te savoir le chef de tout ce qui se passe ici de monstrueux n’est pas drôle.

  DAVID: Fais attention! Tu n’as aucune impunité. Je te ferai arrêter, s’il le faut.

  PAULE: Mais comment donc! Des mères dénoncées par le fils, ou fusillées devant lui, j’ai vu ça, en province.

  DAVID: Et qu’importe, après tout? Le désordre s’accomplit, le sang coule. Qui s’en souviendra? Aucun d’entre nous ne veut ces atrocités particulières. Elles sont comme un prélèvement forcé sur le réel. Il s’agit maintenant de restaurer les lois.

  PAULE: « Restaurer », tu le dis. Ton excuse est lamentable. On se souviendra fort bien des massacres, si ce qui vient après est la répétition de ce qu’il y avait avant. Si vous n’êtes pas des criminels, vous êtes des imbéciles.

  DAVID (se jetant sur elle): Ferme-la! Qu’est-ce que tu viens faire ici? Vieille peau parfumée! Nous en avons assez sur les bras. Tais-toi! Retourne dans ton trou!

  (Ils se battent. Mais étrangement, c’est PAULE qui se dégage d’un coup, et DAVID qui recule, plié en deux.)

  PAULE (essoufflée): Ah! la mère n’a pas perdu le coup pour rosser son fils.

  DAVID: Eh! pour venir embrasser sa maman, il ne faut pas oublier la coquille sur les couilles.

  PAULE: Tu n’as pas trop mal? Respire à fond.

  DAVID: Il est clair que je ne suis pas un arabe. Je devrais te faire lapider.

  PAULE: C’est vrai. Tu pourrais ajouter l’Iran au Cambodge.

  DAVID: Tu veux un deuxième round?

  PAULE: Assez d’enfantillages. Le prologue est fini.

  DAVID: Que demandes-tu exactement?

  PAULE: Je te l’ai dit. Que vous abandonniez le pouvoir.

  DAVID: Mais quel est cet acharnement à exercer la fonction maternelle dans la direction contre-révolutionnaire?

  PAULE: La contre-révolution, c’est vous. Vous exténuez jusqu’aux traces de la volonté de justice. Votre politique est vulgaire.

  DAVID: Et toi tu es tout à fait distinguée.

  PAULE: Écoute-moi. Laisse-moi prendre le ton masculin. Notre hypothèse, n’est-ce pas, n’a pas été dans son principe que nous allions résoudre le problème du bon gouvernement. Nous ne nous mêlions pas des spéculations des philosophes sur l’État idéal. Nous disions que le monde pouvait supporter la trajectoire d’une politique résiliable, d’une politique destinée à en finir avec la politique. C’est-à-dire avec la domination. Tu es bien d’accord.

  DAVID: Je te suis, professeur.

  PAULE: Il est arrivé que la réalisation historique de cette hypothèse s’est elle-même engloutie dans l’État. L’organisation libératrice a partout fusionné avec l’État. Il faut dire qu’elle s’était, dans la clandestinité et la guerre, entièrement ordonnée à sa conquête.

  Ainsi la volonté émancipatrice s’est-elle soustraite à sa propre origine. Elle doit être restituée.

  DAVID: Que veux-tu dire?

  PAULE: Je veux dire substituée.

  Aucune politique juste ne peut aujourd’hui soutenir qu’elle continue le travail antérieur. Il nous est imparti de desceller une fois pour toutes la conscience, qui organise la justice, l’égalité, la fin des États ou des trafics impériaux, de ce socle résiduel où le souci du pouvoir capte à lui seul toutes les énergies.

  Quelle immense portée peut avoir, faite par vous, la proclamation d�
��une fidélité dont la forme pratique serait que vous repreniez le chemin de la conscience collective et de sa mise en sujet! Vous laisseriez l’État à qui en aime les pompes, et la meurtrière bêtise.

  DAVID: Il y a derrière nous, comme un impératif supérieur à notre volonté, le sacrifice de milliers de gens, dont notre victoire est le seul sens. Allons-nous, pour une abdication sublime, réunir dans l’été de l’absurde un peuple entier de morts?

  PAULE: On nous a déjà fait le coup du parti des fusillés. À quoi rime de placer le sens politique sous la juridiction des morts? C’est de bien mauvais augure. Et je te fais remarquer qu’aujourd’hui des gens meurent en foule, non pour la victoire, mais à cause de la victoire. Tu seras forcé, quel que soit ton choix, de sélectionner parmi les cadavres ceux qui te justifient.

  DAVID: Où mène ce chantage moral? La pitié ne sert à rien. Dans la dévastation, l’ordre est de reconstruire. S’il faut emprunter au passé, nous le ferons sans crainte. Qui peut s’imaginer qu’après une telle secousse, le vieil état des choses va resurgir comme si de rien n’était? Le monde est changé pour toujours. Il suffit de s’y confier. Ma très chère mère, tu viens un peu trop du bas des choses. Tu es éloignée de la décision.

  PAULE: Vieille ficelle, David! Je te propose justement la seule décision possible. Tout le reste n’est que la gestion des contraintes, par les moyens brutaux qui sont à votre disposition. Bien entendu, vous allez faire du nouveau! Vous allez peindre en gris la surface du soleil.

  DAVID: Dis-moi précisément qui tu es. Condamnes-tu ce que nous avons fait? Es-tu avec les blancs, avec la racaille qui se terre? Je retrouve toute ma froideur, je te préviens.

  PAULE: Vous avez fait une besogne inéluctable. La petite bête impériale est abattue, elle gît dans l’entre-deux de ces collines. Vous avez été les sacrificateurs. Par vous, le premier cycle de l’histoire de la justice vient à son achèvement. C’est pourquoi vous pouvez prononcer le commencement de sa seconde puissance.

  DAVID: Ce n’est certes pas la puissance que tu proposes. Y renoncer, plutôt, et pour longtemps.

  PAULE (sort un grand papier, et le déplie): Regarde cette carte militaire. Mon frère Claude Villembray me l’a donnée, juste avant que nous le mettions à mort. Là est le rêve, là est l’enfance. Il aurait bien voulu conquérir la terre, comme n’importe quel vieux roi. Allez-vous continuer, interminablement, cette puérile passion? La grandeur particulière de l’espèce humaine n’est pas la puissance. Le bipède sans plumes doit se saisir de lui-même, et contre toute vraisemblance, contre toutes les lois de la nature, et contre toutes les lois de l’histoire, suivre le chemin tortueux qui mène à ce que n’importe qui soit l’égal de tous. Non seulement dans le droit mais dans la vérité matérielle.

  DAVID: Comme tu es exaltée!

  PAULE: Tu te trompes. Je t’exhorte au contraire à abandonner toute exaltation. La décision que tu dois prendre est froide. Elle est, pour qui s’abandonne à la passion des images, incompréhensible. Laisse choir l’obsession de la conquête et de la totalité. Tiens le fil de la multiplicité.

  (Un long silence.)

  DAVID: Mais dis-moi, Paule, comment ne pas tout disperser et désunir dans le geste inouï que tu proposes?

  PAULE: Ne crois pas que j’apporte une recette. Puisque si longtemps l’impasse a été que la politique n’avait son centre et sa représentation que dans l’État, je vous dis de forcer cette impasse, et d’établir que la vérité politique circule durablement dans un peuple adossé aux lieux d’usine, s’abritant de l’État par sa fermeté intérieure.

  Elle est comme un événement, tout aussi irreprésentable que l’est, au théâtre, le labeur dont résulte que l’action, devant nous, est mystérieusement unique.

  DAVID (désemparé): Mais par où commencer ce dont tu dis qu’il n’a aucun commencement?

  PAULE: Trouvez ceux qui importent. Soyez au fil de leur parole. Organisez leur consistance, dans la visée de l’égal. Qu’il y ait dans les usines des noyaux de la conviction politique. Dans les cités et les campagnes, des comités de la volonté populaire. Qu’ils transforment ce qui est, et s’élèvent à la généralité des situations. Qu’ils s’opposent à l’État et aux margoulins de la propriété dans la mesure exacte de leur force immanente, et de la pensée qu’ils exercent.

  DAVID: Cela ne fait aucune stratégie.

  PAULE: La politique à venir n’est d’abord que de donner forme et racine à sa propre formulation. La politique est d’unir autour d’une vision politique, soustraite à l’emprise mentale de l’État. Ne me demande rien de plus que ce cercle, qui est le cercle de toute pensée initiale. Nous fondons une époque sur une tautologie. C’est bien naturel. Parménide a fondé la philosophie pour deux mille ans à seulement proclamer, avec la clarté requise, que l’être est, et que le non-être n’est pas.

  DAVID: La politique est de faire être la politique, pour que l’État ne soit plus.

  (Silence.)

  PAULE: Fils! mon fils! veux-tu te confier à cette pensée où récidive, après une première histoire errante, la vieille hypothèse, l’ancienne interprétation?

  DAVID: La tête me tourne. Je vois clairement l’indécidable.

  PAULE: Une politique, une seule.

  DAVID: Je m’y confie.

  PAULE: J’ai confiance qu’une politique est par moi-même réelle, soustraite à la capture de l’État, irreprésentable et incessamment décodée.

  J’ai confiance que suivre dans l’intelligence du vouloir ce qui est là désigné oriente lentement la force d’un Sujet à s’excepter

  Du règne de la domination.

  Je sais que ce trajet est dans l’unicité de sa consistance, et dans l’acharnement de sa subtilité.

  J’ai confiance dans l’infinie libération, non comme chimère, ou paravent du despote, mais comme figure et combinaison active, ici et maintenant, de ce par quoi l’homme est en capacité d’autre chose

  Que de l’économie hiérarchique des fourmis.

  DAVID (d’une voix blanche): Tout cela. Tout cela.

  PAULE: Engage le fer, mon fils, pour ta confiance régénérée. Que la lutte millénaire pour le pouvoir se change ici en la lutte millénaire pour son abaissement. Son achèvement.

  DAVID: Ô décision souveraine! Honneur de l’hiver immodéré!

  Cependant je promeus la patience. Mais toi, mère, où est ta place, maintenant?

  PAULE: Ce que je pouvais faire, on peut dire, oui, on peut vraiment dire, que je l’ai fait.

  (Ils s’étreignent.)

  SCÈNE 6: Dans le lieu des fondations.

  Il est midi. MOKHTAR, RENÉ, CAMILLE sont assis dans un coin. DAVID est au milieu.

  DAVID (vers les autres): Et peu importe où est Paule. Considérez qu’elle n’a été qu’un songe. Une visitation.

  RENÉ: Je ne suis pas convaincu.

  CAMILLE: Moi non plus, et de loin.

  DAVID: Nous avons tout le temps.

  CAMILLE:

  La vérité toute nue,

  Je vais vous la dire.

  On s’f’ra hacher menu

  Sitôt dit j’expire.

  MOKHTAR: Nous saurons nous défendre.

  RENÉ: Donc, déjà le fusil?

  DAVID: Ce n’est pas une philosophie de moutons. Nous montrerons les dents, chaque fois qu’on voudra nous faire taire. (À l’autre extrémité, entre MME PINTRE, extrêmement vieillie.) Voyez, le retour des autres. Madame Pintre.

  RENÉ: Symbole du retour en arrière.

  MOKHTAR: Symbole d’une unité refaite en altitude. Conjonction de lumière du soleil et de la lune. Minuit diffuse dans Midi.

  CAMILLE: Conjonction qui fait une éclipse, où tout vire au noir.

  DAVID: Mais c’est le noir aussi, sur la scène, qui prononce qu’un acte succède à un autre.

  RENÉ: Et la pièce en est-elle moins une?

  MME PINTRE: Il y a eu un soir, l’éclaircie, et puis l’orage.

  Tous les arbres se sont couchés, avec leurs chevelures


  Lisses.

  La machine des cieux restait en court-circuit.

  Le service d’entretien, de vieux gars à casquette, tapaient la belote sur une souche. Un grand sapin leur est tombé sur la gueule. Ils ont été, les pauvres, écrabouillés.

  Ils n’y croyaient plus, il faut dire, ils étaient devenus les métaphysiciens de l’alcool.

  On a amené des camions de squelettes pour replanter les arbres. De très jeunes gens très sombres les gardaient au bout du fusil. Ça n’a rien donné. On enfonçait dans la mousse jusqu’aux chevilles. On avait des escargots dans les chaussettes.

  Alors tout est reparti, pagaïe et soleil. Il vaut mieux serrer l’orage dans un sac.

  L’événement n’est autre que l’éclaircie. Les couleurs sont si pures que l’œil est multiplié.

  On a chassé les loups. Mais, ce faisant, il n’y a plus d’écureuils.

  DAVID: Nymphe de la forêt humaine! Ô magicienne! L’homme n’est pas fait pour tourner son visage vers le sang. Je mettrai le mors à la jeunesse. Je ne laisserai personne lécher les bottes du plus humble.

  RENÉ: Il est vrai que le temps a passé. L’or de la nuit n’a plus le sigle du poinçon.

  CAMILLE: Faut-il s’avancer dans une ombre sans marque? Plus aucun souffle n’agite sur la mer l’œil jaune des balises. Le chemin du port est oublié.

  TOUS ENSEMBLE: Éclipse de tout sujet.

  RENÉ: Mais c’est le sujet, même.

  CAMILLE: Plus rien! Plus rien, que l’ordre mis à feu.

  MOKHTAR: L’arabe vous le dit: au désert, il faut la pensée la plus fine, véritablement la subtilité du philosophe, pour trouver

  Quoi?

  La rosée, le renard, et

  La piste.

  (Tous sortent, sauf DAVID.)

  DAVID (seul): Et maintenant, déclin du siècle, voyons ce que tu as à nous dire.

  (DAVID sort.)

 

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