Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire Page 6

by Charles Baudelaire


  Signalons, parmi les pièces qui composent les Fleurs du mal, quelques-unes des plus remarquables, entre autres celle qui a pour titre Don Juan aux enfers. C’est un tableau d’une grandeur tragique et peint d’une couleur sobre et magistrale sur la flamme sombre des voûtes infernales.

  La barque funèbre glisse sur l’eau noire, emmenant don Juan et son cortége de victimes ou d’insultés. Le mendiant auquel il a voulu faire renier Dieu, gueux athlétique, fier sous ses guenilles comme Antisthène, manie les rames à la place du vieux Caron. À la poupe, un homme de pierre, fantôme décoloré, au geste roide et sculptural, tient le gouvernail. Le vieux don Luis montre du doigt ses cheveux blancs raillés par son fils hypocritement impie. Sganarelle demande le payement de ses gages à son maître désormais insolvable. Doña Elvire tâche de ramener l’ancien sourire de l’amant sur les lèvres de l’époux dédaigneux, et les pâles amoureuses mises à mal, abandonnées, trahies, foulées aux pieds comme des fleurs de la veille, lui découvrent la blessure toujours saignante de leur cœur. Sous ce concert de pleurs, de gémissements et de malédictions, don Juan reste impassible ; il a fait ce qu’il a voulu ; que le Ciel, l’enfer et le monde le jugent comme ils l’entendront, sa fierté ne connaît pas le remords ; la foudre a pu le tuer, mais non le faire repentir.

  Par sa mélancolie sereine, sa tranquillité lumineuse et son kief oriental, la pièce intitulée la Vie antérieure contraste heureusement avec les sombres peintures du monstrueux Paris moderne et montre que l’artiste a, sur sa palette, à côté des noirs, des bitumes, des momies, des terres d’Ombre et de Sienne, toute une gamme de nuances fraîches, légères, transparentes, délicatement rosées, idéalement bleues comme les lointains de Breughel de Paradis, propres à rendre les paysages élyséens et les mirages du rêve.

  Il convient de citer comme note particulière du poëte le sentiment de l’artificiel. Par ce mot, il faut entendre une création due tout entière à l’Art et d’où la Nature est complétement absente. Dans un article fait du vivant même de Baudelaire, nous avions signalé cette tendance bizarre dont la pièce qui a pour titre Rêve parisien est un exemple frappant. Voici les lignes qui essayaient de rendre ce cauchemar splendide et sombre, digne des gravures à la manière noire de Martynn : « Figurez-vous un paysage extra-naturel, ou plutôt une perspective faite avec du métal, du marbre et de l’eau et d’où le végétal est banni comme irrégulier. Tout est rigide, poli, miroitant sous un ciel sans soleil, sans lune et sans étoiles. Au milieu d’un silence d’éternité montent, éclairés d’un feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des châteaux d’eau d’où tombent, comme des rideaux de cristal, des cascades pesantes. Des eaux bleues s’encadrent comme l’acier des miroirs antiques dans des quais et des bassins d’or bruni, ou coulent silencieusement sous des ponts de pierres précieuses. Le rayon cristallisé enchâsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses reflètent les objets comme des glaces. La reine de Saba, en y marchant, relèverait sa robe, craignant de se mouiller les pieds, tellement les surfaces sont luisantes. Le style de cette pièce brille comme un marbre noir poli. » N’est-ce pas une étrange fantaisie que cette composition faite d’éléments rigides où rien ne vit, ne palpite, ne respire, où pas un brin d’herbe, pas une feuille, pas une fleur, ne viennent déranger l’implacable symétrie des formes factices inventées par l’art ? Ne se croirait-on pas dans la Palmyre intacte ou la Palenqué restée debout d’une planète morte et abandonnée de son atmosphère ?

  Ce sont là, sans doute, des imaginations baroques, anti-naturelles, voisines de l’hallucination et qui expriment le secret désir d’une nouveauté impossible ; mais nous les préférons, pour notre part, à la fade simplicité de ces prétendues poésies qui, sur le canevas usé du lieu commun, brodent, avec de vieilles laines passées de couleur, des dessins d’une trivialité bourgeoise ou d’une sentimentalité bête : des couronnes de grosses roses, des feuillages vert de chou et des colombes se becquetant. Parfois, nous ne craignons pas d’acheter le rare au prix du choquant, du fantasque et de l’outré. La barbarie nous va mieux que la platitude. Baudelaire a pour nous cet avantage ; il peut être mauvais, mais il n’est jamais commun. Ses fautes sont originales comme ses qualités, et, là même où il déplaît, il l’a voulu ainsi, d’après une esthétique particulière et un raisonnement longtemps débattu.

  Terminons cette analyse déjà un peu longue, et que pourtant nous abrégeons beaucoup, par quelques mots sur cette pièce des Petites Vieilles qui a étonné Victor Hugo. Le poëte, se promenant dans les rues de Paris, voit passer de petites vieilles à l’allure humble et triste, et il les suit comme on ferait de jolies femmes, reconnaissant, d’après ce vieux cachemire usé, élimé, reprisé mille fois, d’un ton éteint, qui moule pauvrement de maigres épaules, d’après ce bout de dentelle éraillée et jaunie, cette bague, souvenir péniblement disputé au mont-de-piété et prête à quitter le doigt effilé d’une main pâle, un passé de bonheur et d’élégance, une vie d’amour et de dévouement peut-être, un reste de beauté sensible encore sous le délabrement de la misère et les dévastations de l’âge. Il ranime tous ces spectres tremblotants, il les redresse, il remet la chair de la jeunesse sur ces minces squelettes, et il ressuscite dans ces pauvres cœurs flétris les illusions d’autrefois. Rien de plus ridicule et de plus touchant que ces Vénus du Père-Lachaise et ces Ninons des Petits-Ménages qui défilent lamentablement sous l’évocation du maître, comme une procession de spectres surpris par la lumière.

  La question de métrique, dédaignée par tous ceux qui n’ont pas le sentiment de la forme, et ils sont nombreux aujourd’hui, a été à bon droit jugée comme très-importante par Baudelaire. Rien de plus commun, maintenant, que de prendre le poétique pour la poésie. Ce sont des choses qui n’ont aucun rapport. Fénelon, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, George Sand, sont poétiques, mais ne sont pas poëtes, c’est-à-dire qu’ils sont incapables d’écrire en vers, même en vers médiocres, faculté spéciale que possèdent des gens d’un mérite bien inférieur à celui de ces maîtres illustres. Vouloir séparer le vers de la poésie, c’est une folie moderne qui ne tend à rien de moins que l’anéantissement de l’art lui-même. Nous rencontrons dans un excellent article de Sainte-Beuve sur Taine, à propos de Pope et de Boileau, assez légèrement traités par l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise, ce paragraphe si ferme et si judicieux, où les choses sont remises sous leur vrai jour par le grand critique, qui fut à ses commencements un grand poëte, et l’est toujours. « Mais, à propos de Boileau, puis-je donc accepter ce jugement étrange d’un homme d’esprit, cette opinion méprisante que M. Taine en la citant prend à son compte, et ne craint pas d’endosser en passant : « il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux, qui semblent d’un bon élève de troisième ; les moins nombreux, qui semblent d’un bon élève de rhétorique ? » L’homme d’esprit qui parle ainsi (M. Guillaume Guizot) ne sent pas Boileau poëte, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poëte en tant que poëte. Je conçois qu’on ne mette pas toute la poésie dans le métier ; mais je ne conçois pat du tout que, quand il s’agit d’un art, on ne tienne nul compte de l’art lui-même, et qu’on déprécie à ce point les parfaits ouvriers qui y excellent. Supprimez d’un seul coup toute la poésie en vers, ce sera plus expéditif ; sinon, parlez avec estime de ceux qui en ont possédé les secrets. Boileau était du petit nombre de ceux-là ; Pope également. »

  On ne saurait mieux dire ni plus juste. Quand il s’agit d’un poëte, la facture de ses vers est chose considérable et vaut qu’on l’étudie, car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsèque. C’est avec ce coin qu’il frappe son or, son argent ou son cuivre. Le vers de Baudelaire, qui accepte les principales améliorations ou réformes romantiques, telles que la rime riche, la mobilité facultative de la césure, le rejet, l’enjambement, l’emploi du mot propre ou technique, le rhythme ferme et plein, la coulée d’un seul jet du grand alexandrin, tout le savant mécanisme de pr
osodie et de coupe dans la stance et la strophe, a cependant son architectonique particulière, ses formules individuelles, sa structure reconnaissable, ses secrets de métier, son tour de main si l’on peut s’exprimer ainsi, et sa marque C. B. qu’on retrouve toujours appliquée sur une rime ou sur un hémistiche.

  Baudelaire emploie fréquemment le vers de douze pieds et de huit pieds. Ce sont les moules où sa pensée se coule de préférence. Les pièces en rimes plates sont chez lui moins nombreuses que celles divisées en quatrains ou en stances. Il aime l’harmonieux entre-croisement de rimes qui éloigne l’écho de la note touchée d’abord, et présente à l’oreille un son naturellement imprévu, qui se complétera plus tard comme celui du premier vers, causant cette satisfaction que procure en musique l’accord parfait. Il a soin ordinairement que la rime finale soit pleine, sonore et soutenue de la consonne d’appui, pour lui donner cette vibration qui prolonge la dernière note frappée.

  Parmi ses pièces, il s’en rencontre beaucoup qui ont la disposition apparente et comme le dessin extérieur du sonnet, bien qu’il n’ait écrit « sonnet » en tête d’aucune d’elles. Cela vient sans doute d’un scrupule littéraire et d’un cas de conscience prosodique, dont il nous semble voir l’origine dans la notice où il raconte la visite qu’il nous fit, et raconte notre conversation. — On n’a pas oublié qu’il venait nous apporter un volume de vers fait par deux amis absents, qu’il était chargé de représenter, et nous trouvons ces lignes dans son récit : « Après avoir rapidement feuilleté le volume, il me fit remarquer que les poëtes en question se permettaient trop souvent des sonnets libertins, c’est-à-dire non orthodoxes et s’affranchissant volontiers de la règle de la quadruple rime. » À cette époque la plus grande partie des Fleurs du mal était déjà composée, et il s’y rencontrait un assez grand nombre de sonnets libertins, qui non-seulement n’avaient pas la quadruple rime mais encore où les rimes étaient enlacées d’une façon tout à fait irrégulière ; car, dans le sonnet orthodoxe, comme l’ont fait Pétrarque, Félicaja, Ronsard, du Bellay, Sainte-Beuve, l’intérieur du quatrain doit contenir deux rimes plates, féminines ou masculines au choix du poëte, ce qui distingue le quatrain du sonnet du quatrain ordinaire et commande, selon que la rime extérieure donne l’e muet ou le son plein, la marche et la disposition des rimes dans les deux tercets terminant ce petit poëme, moins difficile à réussir que ne le pense Boileau, précisément parce qu’il a une forme géométriquement arrêtée ; de même que, dans les plafonds, les compartiments polygones ou bizarrement contournés servent plus les peintres qu’ils ne les gênent en déterminant l’espace où il faut encadrer et faire tenir leurs figures. Il n’est pas rare d’arriver, par le raccourci et l’ingénieux agencement des lignes, à loger un géant dans un de ces caissons étroits, et l’œuvre y gagne par sa concentration même. Ainsi une grande pensée peut se mouvoir à l’aise dans ces quatorze vers méthodiquement distribués.

  La jeune école se permet un grand nombre de sonnets libertins, et, nous l’avouons, cela nous est particulièrement désagréable. Pourquoi, si l’on veut être libre et arranger les rimes à sa guise, aller choisir une forme rigoureuse qui n’admet aucun écart, aucun caprice ? L’ irrégulier dans le régulier, le manque de correspondance dans la symétrie, quoi de plus illogique et de plus contrariant ? Chaque infraction à la règle nous inquiète comme une note douteuse ou fausse. Le sonnet est une sorte de fugue poétique dont le thème doit passer et repasser jusqu’à sa résolution par les formes voulues. Il faut donc se soumettre absolument à ses lois, ou bien, si l’on trouve ces lois surannées, pédantesques et gênantes, ne pas écrire de sonnets du tout. Les Italiens et les poëtes de la pléiade sont en ce genre les maîtres à consulter : il ne serait pas non plus inutile de lire le livre où Guillaume Colletet traite du sonnet ex-professo. On peut dire qu’il a épuisé la matière. Mais en voilà bien assez sur les sonnets libertins que Maynard le premier mit en honneur. Quant aux sonnets doubles, rapportés, septenaires, à queue, estrambots, rétrogrades, par répétition, retournés, acrostiches, mésostiches, en losange, en croix de Saint-André et autres, ce sont des exercices de pédants dont on peut voir les patrons dans Rabanus Maurus, dans l’Apollon espagnol et italien et dans le traité exprès qu’en a fait Antonio Tempo, mais qu’il faut dédaigner comme des difficultés laborieusement puériles et les casse-tête chinois de la poésie.

  Baudelaire cherche souvent l’effet musical par un ou plusieurs vers particulièrement mélodieux qui font ritournelle et reparaissent tour à tour, comme dans cette strophe italienne appelée sextine dont M. le comte de Gramont offre en ses poésies plusieurs exemples heureux. Il applique cette forme, qui a le bercement vague d’une incantation magique entendue à demi dans un rêve, aux sujets de mélancolique souvenir et d’amour malheureux. Les stances aux bruissements monotones emportent et rapportent la pensée en la balançant comme les vagues roulent dans leurs volutes régulières une fleur noyée tombée de la rive. Comme Longfellow et Edgar Poe, il emploie parfois l’allitération, c’est-à-dire le retour déterminé d’une certaine consonne pour produire à l’intérieur du vers un effet d’harmonie. Sainte-Beuve, à qui aucune de ces délicatesses n’est inconnue, et qui les pratique avec son art exquis, avait dit autrefois dans un sonnet d’une douceur fondue et tout italienne :

  Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini.

  Toute oreille sensible comprend le charme de cette liquide ramenée quatre fois et qui semble vous entraîner sur son flot dans l’infini du rêve comme une plume de mouette sur la houle bleue de la mer napolitaine. On trouve de fréquentes allitérations dans la prose de Beaumarchais, et les Scaldes en faisaient grand usage. Ces minuties paraîtront sans doute bien frivoles aux hommes utilitaires, progressifs et pratiques ou simplement spirituels qui pensent, comme Stendhal, que le vers est une forme enfantine, bonne pour les âges primitifs, et demandent que la poésie soit écrite en prose comme il sied à une époque raisonnable. Mais ce sont ces détails qui rendent les vers bons ou mauvais et font qu’on est ou qu’on n’est pas poëte.

  Les mots polysyllabiques et amples plaisent à Baudelaire, et, avec trois ou quatre de ces mots, il fait souvent des vers qui semblent immenses et dont le son vibrant prolonge la mesure. Pour le poëte, les mots ont, en eux-mêmes et en dehors du sens qu’ils expriment, une beauté et une valeur propres comme des pierres précieuses qui ne sont pas encore taillées et montées en bracelets, en colliers ou en bagues : ils charment le connaisseur qui les regarde et les trie du doigt dans la petite coupe où ils sont mis en réserve, comme ferait un orfèvre méditant un bijou. Il y a des mots diamant, saphir, rubis, émeraude, d’autres qui luisent comme du phosphore quand on les frotte, et ce n’est pas un mince travail de les choisir.

  Ces grands alexandrins dont nous parlions tout à l’heure, qui viennent, en temps d’accalmie, mourir sur la plage avec la tranquille et profonde ondulation de la houle arrivant du large, se brisent parfois en folle écume et lancent haut leurs fumées blanches contre quelque récif sourcilleux et farouche pour retomber ensuite en pluie amère. Les vers de huit pieds sont brusques, violents, coupants comme les lanières du chat à neuf queues et cinglent rudement les épaules de la mauvaise conscience et de l’hypocrite transaction. Ils se prêtent aussi à rendre de funèbres caprices ; l’auteur encadre dans ce mètre, comme dans une bordure de bois noir, des vues nocturnes de cimetière où brillent dans l’ombre les prunelles nyctalopes des hiboux, et, derrière le rideau vert bronze des ifs, se glissent, à pas de spectre, les filous du néant, les dévastateurs des tombes et les voleurs de cadavres. En vers de huit pieds encore, il peint des ciels sinistres où roule au-dessus des gibets une lune rendue malade par les incantations des Canidies ; il décrit le froid ennui de la morte qui a échangé contre le cercueil son lit de luxure, et qui rêve dans sa solitude, abandonnée même des vers, en tressaillant à la goutte de pluie glacée, filtrant à travers les planches de sa bière, ou nous montre, avec son désordre significatif de bouquets fanés, de vieilles lettres, de rubans et de miniatures
mêlés à des pistolets, des poignards et des fioles de laudanum, la chambre du lâche amoureux que visite dédaigneusement, pendant ses promenades, le spectre ironique du suicide, car la mort même ne saurait le guérir de son infâme passion.

  De la facture du vers, passons à la trame du style. Baudelaire y mêle des fils de soie et d’or à des fils de chanvre rudes et forts, comme en ces étoffes d’Orient à la fois splendides et grossières où les plus délicats ornements courent avec de charmants caprices sur un poil de chameau bourru ou sur une toile âpre au toucher comme la voile d’une barque. Les recherches les plus coquettes, les plus précieuses même s’y heurtent à des brutalités sauvages ; et, du boudoir aux parfums enivrants, aux conversations voluptueusement langoureuses, on tombe au cabaret ignoble où les ivrognes, mêlant le vin et le sang, se disputent à coups de couteau pour quelque Hélène de carrefour.

  Les Fleurs du mal sont le plus beau fleuron de la couronne poétique de Baudelaire. Là, il a donné sa note originale et montré qu’on pouvait, après ce nombre incalculable de volumes de vers, où toutes les variétés de sujets semblaient épuisées, mettre en lumière quelque chose de neuf et d’inattendu, sans avoir pour cela besoin de décrocher le soleil et les étoiles et de faire défiler l’histoire universelle comme dans une fresque allemande. Mais ce qui a fait surtout son nom célèbre, c’est sa traduction d’Edgar Poe ; car, en France, on ne lit guère des poëtes que leur prose, et ce sont les feuilletons qui font connaître les poëmes. Baudelaire a naturalisé chez nous ce singulier génie d’une individualité si rare, si tranchée, si exceptionnelle, qui d’abord a plus scandalisé que charmé l’Amérique, non que son œuvre choque en rien la morale : il est, au contraire, d’une chasteté virginale et séraphique, mais parce qu’il dérangeait toutes les idées reçues, toutes les banalités pratiques et qu’il n’y avait pas de critérium pour le juger. Edgar Poe ne partageait aucune des idées américaines sur le progrès, la perfectibilité, les institutions démocratiques et autres thèmes de déclamation chers aux philistins des deux mondes. Il n’adorait pas exclusivement le dieu dollar ; il aimait la poésie pour elle-même et préférait le beau à l’utile : hérésie énorme ! De plus, il avait le malheur de bien écrire, ce qui a le don d’horripiler les sots de tous les pays. Un grave directeur de revue ou de journal, ami de Poe d’ailleurs et bien intentionné, avoue qu’il était difficile de l’employer et qu’on était obligé de le payer moins que d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire ; admirable raison ! Le biographe de l’auteur du Corbeau et d’Eureka dit qu’Edgar Poe, s’il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d’une manière plus appropriée au sol américain, aurait pu devenir un auteur à argent (a money making author) ; mais il était indisciplinable, n’en voulait faire qu’à sa tête et ne produisait qu’à ses heures, sur des sujets qui lui convenaient. Son humeur vagabonde le faisait rouler comme une comète désorbitée de Baltimore à New-York et de New-York à Philadelphie, de Philadelphie à Boston ou à Richmond, sans qu’il pût se fixer nulle part. Dans ses moments d’ennui, de détresse ou de défaillance, lorsqu’à la surexcitation causée par quelque travail fiévreux succédait cet abattement bien connu des littérateurs, il buvait de l’eau-de-vie, défaut qui lui a été amèrement reproché par les Américains, modèles de tempérance, comme chacun sait. Il ne s’abusait pas sur les effets désastreux de ce vice, celui qui a écrit, dans le Chat noir, cette phrase fatidique : « Quelle maladie est comparable à l’alcool ! » Il buvait sans ivrognerie aucune, pour oublier, pour se retrouver peut-être dans un milieu d’hallucination favorable à son œuvre, ou même pour en finir avec une vie intolérable en évitant le scandale d’un suicide formel. Bref, un jour, attaqué dans la rue d’un accès de delirium tremens, il fut porté à l’hôpital et y mourut tout jeune encore et lorsque rien dans ses facultés n’annonçait un affaiblissement, car sa déplorable habitude n’avait influé en rien sur son talent ni sur ses manières, qui restèrent toujours celles d’un gentleman accompli, ni sur sa beauté jusqu’au bout remarquable.

 

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