Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Home > Other > Collected Poetical Works of Charles Baudelaire > Page 9
Collected Poetical Works of Charles Baudelaire Page 9

by Charles Baudelaire


  La troisième et dernière partie des Rêveries d’un mangeur d’opium porte un titre lamentable, qu’elle justifie bien : Suspiria de profundis. Dans une de ces visions apparaissent trois figures inoubliables, mystérieusement terribles, comme les Moires grecques et les Mères du second Faust. Ce sont les suivantes de Levana, l’austère déesse qui lève le nouveau-né de terre et le perfectionne par la douleur. Comme il y a trois Grâces, trois Parques, trois Furies, comme il y avait primitivement trois Muses, il y a trois déesses de la tristesse ; elles sont nos Notre-Dame des Tristesses. La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater lacrymarum ou Notre-Dame des Larmes, la seconde Mater suspiriorum, Notre-Dame des Soupirs, la troisième et la plus jeune Mater tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres, la plus redoutable de toutes et à laquelle l’esprit le plus ferme ne peut songer sans une secrète horreur. Ces spectres dolents ne parlent pas le langage articulé des mortels ; ils pleurent, soupirent et font dans l’ombre vague des gestes fatidiques. Ils expriment ainsi les douleurs inconnues, les angoisses sans nom, les suggestions du désespoir solitaire, tout ce qu’il y a de souffrances, d’amertumes et de douleurs au plus profond de l’âme humaine. L’homme doit recevoir les leçons de ces rudes initiatrices ; « ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles ; ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes et terribles vérités. »

  On pense bien que Baudelaire ne ménage pas à de Quincey les reproches qu’il adresse à tous ceux qui veulent l’élever au surnaturel par des moyens matériels ; mais, en faveur de la beauté des tableaux que peint l’illustre et poétique rêveur, il lui montre beaucoup de bienveillance.

  Vers cette époque, Baudelaire quitta Paris et alla planter sa tente à Bruxelles. Il ne faut voir dans ce voyage aucune idée politique, mais le désir d’une vie plus tranquille et d’un repos pacifiant, loin des excitations de l’existence parisienne. Ce séjour ne paraît pas lui avoir profité. Il travailla peu à Bruxelles et ses papiers ne contiennent que des notes rapides, sommaires, presque hiéroglyphiques, dont lui seul aurait pu tirer parti. Sa santé, au lieu de se rétablir, s’altéra, soit qu’elle fût plus profondément atteinte qu’il ne le pensait lui-même, soit que le climat ne lui fût pas favorable. Les premiers symptômes du mal se manifestèrent par une certaine lenteur de parole et une hésitation de plus en plus marquée dans le choix des mots ; mais, comme Baudelaire s’exprimait souvent d’une façon solennelle et sentencieuse, appuyant sur chaque terme pour lui donner plus d’importance, on ne prit pas garde à cet embarras de langage, prodrome de la terrible maladie qui devait l’emporter et qui se manifesta bientôt par une brusque attaque. Le bruit de la mort de Baudelaire se répandit dans Paris avec cette rapidité ailée des mauvaises nouvelles qui semblent courir plus vite que le fluide électrique le long de son fil. Baudelaire était vivant encore, mais la nouvelle, quoique fausse, n’était que prématurément vraie ; il ne devait pas se relever du coup qui l’avait frappé. Ramené de Bruxelles par sa famille et ses amis, il vécut encore quelques mois, ne pouvant parler, ne pouvant écrire, puisque la paralysie avait rompu la chaîne qui rattache la pensée à la parole. L’idée vivait toujours en lui, on s’en apercevait bien à l’expression des yeux ; mais elle était prisonnière et muette, sans aucun moyen de communication avec l’extérieur, dans ce cachot d’argile qui devait ne s’ouvrir que sur la tombe. — À quoi bon insister sur les détails de cette triste fin ? Il n’est pas de bonne manière de mourir, mais il est douloureux, pour les survivants, de voir s’en aller si tôt une intelligence remarquable qui pouvait longtemps encore porter des fruits, et de perdre sur le chemin de plus en plus désert de la vie un compagnon de sa jeunesse.

  Outre les Fleurs du mal, les traductions d’Edgar Poe, les Paradis artificiels, des salons ou des articles de critique, Charles Baudelaire laisse un livre de petits poëmes en prose insérés à diverses époques dans des journaux et des revues qui bientôt se lassaient de ces délicats chefs-d’œuvre sans intérêt pour les vulgaires lecteurs et forçaient le poëte, dont le noble entêtement ne se prêtait à aucune concession, d’aller porter la série suivante à un papier plus hasardeux ou plus littéraire. C’est la première fois que ces pièces, éparpillées un peu partout et presque introuvables, sont réunies en un volume qui ne sera pas le moindre titre du poëte auprès de la postérité.

  Dans une courte préface adressée à Arsène Houssaye, qui précède les Petits Poëmes en prose, Baudelaire raconte comment l’idée d’employer cette forme hybride, flottant entre le vers et la prose, lui est venue.

  « J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de mes amis n’a-t-il pas tous les droits a être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue et d’appliquer à la description de la vie moderne ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

  « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »

  Il n’est pas besoin de dire que rien ne ressemble moins à Gaspard de la Nuit que les Petits Poèmes en prose. Baudelaire lui-même s’en aperçut dès qu’il eut commencé son travail et il constata cet accident dont tout autre que lui s’enorgueillirait peut-être, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.

  On voit que Baudelaire prétendait toujours diriger l’inspiration par la volonté et introduire une sorte de mathématique infaillible dans l’art. Il se blâmait d’avoir produit autre chose que ce qu’il avait résolu de faire, fût-ce, comme au cas présent, une œuvre originale et puissante.

  Notre langue poétique, il faut l’avouer, malgré les vaillants efforts de la nouvelle école pour l’assouplir et la rendre malléable, ne se prête guère au détail un peu rare et circonstancié, surtout lorsqu’il s’agit de sujets de la vie moderne, familière ou luxueuse. Sans avoir, comme jadis, l’horreur du mot propre et l’amour de la périphrase, le vers français se refuse, par sa structure même, à l’expression de la particularité significative, et, s’il s’obstine à la faire entrer dans son cadre étroit, il devient bien vite dur, rocailleux et pénible. Les Petits Poèmes en prose viennent donc fort à propos suppléer cette impuissance, et, dans cette forme qui demande un art exquis et où chaque mot doit être jeté, avant d’être employé, dans des balances plus faciles à trébucher que celles des Peseurs d’or de Quintin Metsys, car il faut qu’il ait le titre, le poids et le son, Baudelaire a mis en relief tout un côté précieux, délicat et bizarre de son talent. Il a pu serrer de plus près l’inexprimable et rendre ces nuances fugitives qui flottent entre le son et la couleur et ces pensées qui ressemblent à des motifs d’arabesques ou à des thèmes de phrases musicales. — Ce n’est pas seulement à la nature physique, c’est aux mouvements les plus secrets de l’âme, aux mélancolies capricieuses, au spleen halluciné des névroses que cette forme s’applique avec bonheur. L’auteur des Fleurs du mal en a tiré des effets merveilleux et l’on est parfois surpris que la langue arrive, tantôt à travers la gaze transparente du rêve, tantôt avec la brusque netteté d’un de ces rayons de soleil qui, dans les trouées bleues du lointain, détachent une tour en ruine, un bouquet d’arbres, une cime de montagne, à faire voir des objets qui semblent se refuser à toute description, et qui, jusqu’à présent, n’avaient pas été réduits par le verbe. Ce sera là une des gloires, sinon la plus grande de Baudelaire, d’avoir fait entrer dans les possibilités du style des séries de choses, de sensations et d’effets innomés par Adam, le grand n
omenclateur. Un littérateur ne saurait ambitionner un plus beau titre, et celui-là, l’écrivain qui a fait les Petits Poëmes en prose le mérite sans conteste.

  Il est bien difficile, à moins de disposer d’un grand espace, et alors il vaudrait mieux envoyer le lecteur aux pièces elles-mêmes, de donner une idée juste de ces compositions : tableaux, médaillons, bas-reliefs, statuettes, émaux, pastels, camées qui se suivent, mais un peu comme les vertèbres dans l’épine dorsale d’un serpent. On peut enlever quelques uns des anneaux et les morceaux se rejoignent toujours vivants, ayant chacun leur âme particulière et se tordant convulsivement vers un idéal inaccessible.

  Devant clore cette notice déjà trop longue le plus brièvement possible, car nous chasserions de son volume l’auteur et l’ami dont nous expliquons le talent, et le commentaire étoufferait l’œuvre, il faut nous borner à citer les titres de quelques-uns de ces petits poëmes en prose, bien supérieurs selon nous, par l’intensité, la concentration, la profondeur et la grâce, aux fantaisies mignonnes de Gaspard de la Nuit que Baudelaire s’était proposé comme modèle. Parmi les cinquante morceaux qui composent le recueil et qui sont tous divers de ton et de facture, nous ferons remarquer le Gâteau, la Chambre double, les Foules, les Veuves, le Vieux Saltimbanque, une Hémisphère dans une chevelure, l’Invitation au voyage, la Belle Dorothée, une Mort héroïque, le Thyrse, Portraits de maîtresses, le Désir de peindre, un Cheval de race et surtout les Bienfaits de la lune, adorable pièce où le poëte exprime avec une magique illusion ce que le peintre anglais Millais a manqué si complètement dans sa Veillée de la Sainte-Agnès : la descente de l’astre nocturne dans une chambre avec sa lueur phosphoriquement bleuâtre, ses gris de nacre irisés, son brouillard traversé de rayons où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent. — Du haut de son escalier de nuages, la lune se penche sur le berceau d’un enfant endormi, le baignant de sa clarté vivante et de son poison lumineux ; cette jolie tête pâle, elle la doue de ses bienfaits étranges, comme uiie fée marraine, et lui murmure à l’oreille : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser, tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence, la nuit, la mer immense et verte ; l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas, les fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce. »

  Nous ne connaissons d’analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-tai-pé, si bien traduite par Judith Walter, où l’impératrice de la Chine traîne, parmi les rayons, sur son escalier de jade diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc. Un Lunatique seul pouvait ainsi comprendre la lune et son charme mystérieux.

  Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d’abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d’apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l’oreille avec inquiétude. Cette note est comme un soupir du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s’appellent. Obéron vient d’emboucher son cor et la forêt magique s’ouvre, allongeant à l’infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakspeare dans le Songe d’une nuit d’été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d’argent.

  La lecture des Petits Poëmes en prose nous a souvent produit des impressions de ce genre ; une phrase, un mot — un seul — bizarrement choisi et placé, évoquait pour nous un monde inconnu de figures oubliées et pourtant amies, ravivait les souvenirs d’existences antérieures et lointaines, et nous faisait pressentir autour de nous un chœur mystérieux d’idées évanouies, murmurant à mi-voix parmi les fantômes des choses qui se détachent incessamment de la réalité. D’autres phrases, d’une tendresse morbide, semblent comme la musique chuchoter des consolations pour les douleurs inavouées et les irrémédiables désespoirs. Mais il faut y prendre garde, car elles vous donnent la nostalgie comme le ranz des vaches à ce pauvre lansquenet suisse de la ballade allemande, en garnison à Strasbourg, qui traversa le Rhin à la nage, fut repris et fusillé, « pour avoir trop écouté retentir le cor des Alpes. »

  Théophile Gautier.

  20 février 1868.

  PRÉFACE

  La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,

  Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

  Et nous alimentons nos aimables remords,

  Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

  Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;

  Nous nous faisons payer grassement nos aveux,

  Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,

  Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

  Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste

  Qui berce longuement notre esprit enchanté,

  Et le riche métal de notre volonté

  Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

  C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

  Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

  Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,

  Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

  Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange

  Le sein martyrisé d’une antique catin,

  Nous volons au passage un plaisir clandestin

  Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

  Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,

  Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

  Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons

  Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

  Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,

  N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

  Le canevas banal de nos piteux destins,

  C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.

  Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

  Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

  Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

  Dans la ménagerie infâme de nos vices,

  Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

  Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

  Il ferait volontiers de la terre un débris

  Et dans un bâillement avalerait le monde ;

  C’est l’Ennui ! — L’œil chargé d’un pleur involontaire,

  Il rêve d’échafauds en fumant son houka.

  Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

  — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !

  SPLEEN ET IDÉAL

  I. BÉNÉDICTION

  Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

  Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,

  Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

  Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

  « — Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

  Plutôt que de nourrir cette dérision !

  Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

  Où mon ventre a conçu mon expiation !

  Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes

  Pour être le dégoût de mon triste mari,

  Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,

  Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

  Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable

  Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,

  Et je tordrai si bien cet arbre misérable,

  Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »

  Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,

  Et, ne comprenant pas les desseins éternels,

  Elle-même prépare au fond de la Géhenne

  Les b
ûchers consacrés aux crimes maternels.

  Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,

  L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,

  Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange

  Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

  Il joue avec le vent, cause avec le nuage

  Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;

  Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage

  Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

  Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,

  Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,

  Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,

  Et font sur lui l’essai de leur férocité.

  Dans le pain et le vin destinés à sa bouche

  Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;

  Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,

  Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.

  Sa femme va criant sur les places publiques :

  « — Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,

  Je ferai le métier des idoles antiques,

  Et comme elles je veux me faire redorer ;

  Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,

  De génuflexions, de viandes et de vins,

  Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire

  Usurper en riant les hommages divins !

  Et, quand je m’ennuîrai de ces farces impies,

  Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;

 

‹ Prev