Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,
Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.
LXXIV. LE MORT JOYEUX
Dans une terre grasse et pleine d’escargots
Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.
Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
À travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !
LXXV. LE TONNEAU DE LA HAINE
La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,
Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts,
Quand même elle saurait ranimer ses victimes,
Et pour les ressaigner ressusciter leurs corps.
La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et se multiplier comme l’hydre de Lerne.
— Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.
LXXVI. LA CLOCHE FÊLÉE
Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts !
LXXVII. SPLEEN
Pluviôse, irrité contre la vie entière,
De son urne à grands flots verse un froid ténébreux
Aux pâles habitants du voisin cimetière
Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.
Mon chat sur le carreau cherchant une litière
Agite sans repos son corps maigre et galeux ;
L’âme d’un vieux poëte erre dans la gouttière
Avec la triste voix d’un fantôme frileux.
Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée
Accompagne en fausset la pendule enrhumée,
Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums,
Héritage fatal d’une vieille hydropique,
Le beau valet de cœur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours défunts.
LXXVIII. SPLEEN
J’AI PLUS DE souvenirs que si j’avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.
Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’Ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux !
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !
LXXIX. SPLEEN
Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d’impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu
De son être extirper l’élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.
LXXX. SPLEEN
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrément.
— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
LXXXI. OBSESSION
Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.
Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ! Ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.
 
; Comme tu me plairais, ô Nuit ! sans ces étoiles
Dont la lumière parle un langage connu !
Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.
LXXXII. LE GOÛT DU NÉANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur !
Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur,
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute !
Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?
LXXXIII. ALCHIMIE DE LA DOULEUR
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !
Hermès inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
LXXXIV. HORREUR SYMPATHIQUE
« De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent ? — Réponds, libertin. »
— Insatiablement avide
De l’obscur et de l’incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.
Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil !
Vos vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon cœur se plaît !
LXXXV. LE CALUMET DE PAIX
IMITÉ DE LONGFELLOW
I
Or Gitche Manito , le Maître de la vie,
Le Puissant, descendit dans la verte prairie,
Dans l’immense prairie aux coteaux montueux ;
Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,
Dominant tout l’espace et baigné de lumière,
Il se tenait debout, vaste et majestueux.
Alors il convoqua les peuples innombrables,
Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables
Avec sa main terrible il rompit un morceau
Du rocher, dont il fit une pipe superbe,
Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,
Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.
Pour la bourrer il prit au saule son écorce ;
Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,
Debout, il alluma, comme un divin fanal,
La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière
Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.
Or pour les nations c’était le grand signal.
Et lentement montait la divine fumée
Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.
Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux ;
Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,
Puis blanchit ; et montant, et grossissant sans cesse,
Elle alla se briser au dur plafond des cieux.
Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,
Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,
Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,
Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,
Tous virent le signal et l’immense fumée
Montant paisiblement dans le matin vermeil.
Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande
De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,
Oscille et se détache en noir sur le soleil ?
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie :
« Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil ! »
Par le chemin des eaux, par la route des plaines,
Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines
Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,
Comprenant le signal du nuage qui bouge,
Vinrent docilement à la Carrière Rouge
Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.
Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,
Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,
Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal ;
Et la haine qui fait combattre tous les êtres,
La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres
Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.
Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.
Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,
Les considérait tous avec compassion,
Comme un père très-bon, ennemi du désordre,
Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.
Tel Gitche Manito pour toute nation.
Il étendit sur eux sa puissante main droite
Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,
Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main ;
Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,
Comparable à la voix d’une eau tumultueuse
Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain :
II
« Ô ma postérité, déplorable et chérie !
Ô mes fils ! écoutez la divine raison.
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui vous parle ! celui qui dans votre patrie
A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.
Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ;
Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ?
Le marais fut par moi peuplé de volatiles ;
Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles ?
Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin ?
Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.
Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits !
Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,
Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères
Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.
Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète
Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.
Sa parole fera de la vie une fête ;
Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,
Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous !
Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix ! »
III
Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre
Qui luisaient sur leurs fronts cruels et tr
iomphants.
Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive
Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.
Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants !
Chacun s’en retourna, l’âme calme et ravie,
Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.
— À travers la vapeur splendide du nuage
Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,
Immense, parfumé, sublime, radieux !
LXXXVI. LA PRIÈRE D’UN PAÏEN
Ah ! ne ralentis pas tes flammes ;
Réchauffe mon cœur engourdi,
Volupté, torture des âmes !
Diva ! supplicem exaudî !
Déesse dans l’air répandue,
Flamme dans notre souterrain !
Exauce une âme morfondue,
Qui te consacre un chant d’airain.
Volupté, sois toujours ma reine !
Prends le masque d’une sirène
Faite de chair et de velours,
Ou verse-moi tes sommeils lourds
Dans le vin informe et mystique,
Volupté, fantôme élastique !
LXXXVII. LE COUVERCLE
En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre,
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,
Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l’homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.
En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe,
Plafond illuminé pour un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ;
Terreur du libertin, espoir du fol ermite ;
Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.
LXXXVIII. L’IMPRÉVU
Harpagon qui veillait son père agonisant,
Collected Poetical Works of Charles Baudelaire Page 15