100 Un Cheval de Race
Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant!
Le Temps et l’Amour l’ont marquée de leurs griffes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraîcheur.
Elle est vraiment laide; elle est fourmi, araignée, si vous voulez, squelette même; mais aussi elle est breuvage, magistère, sorcellerie! en somme, elle est exquise.
Le Temps n’a pu rompre l’harmonie pétillante de sa démarche ni l’élégance indestructible de son armature. L’Amour n’a pas altéré la suavité de son haleine d’enfant; et le Temps n’a rien arraché de son abondante crinière d’où s’exhale en fauves parfums toute la vitalité endiablée du Midi français: Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes!
Le Temps et l’Amour l’ont vainement mordue à belles dents; ils n’ont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière.
Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que l’œil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot.
Et puis elle est si douce et si fervente! Elle aime comme on aime en automne; on dirait que les approches de l’hiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité de sa tendresse n’a jamais rien de fatigant.
* * *
A Thoroughbred
She really is ugly. She’s delicious, though!
Time and Love have marked her with their claws and have cruelly taught her what every minute and every kiss cost in youth and freshness.
She is really ugly; she is an ant, a spider, if you like, a skeleton even; but then she is also a love potion, a word of mastery, a spell! In a word, she is exquisite.
Time has not broken the sparkling harmony of her movements nor the indestructible elegance of her bone structure. Love has not corrupted the sweetness of her child’s breath; and Time has not thinned in the slightest her abundant mane of hair, from which exudes in animal scents all the devilish vitality of the French south: Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, cities blessed by the sun, amorous and delightful!
Time and Love have sunk their teeth in her in vain; they have done nothing to lessen the vague, but eternal, charm of her boyish bosom.
Worn perhaps, but not tired, and still heroic, she makes one think of those thoroughbred horses which the connoisseur’s eye can spot, even when they are harnessed to a hackney-carriage or a heavy cart.
And then she is so gentle and so passionate. She loves as one loves in autumn; you would say that the approach of winter is lighting a new fire in her heart, and the servility of her tenderness is never in the least fatiguing.
101 Any Where out of the World
N’ IMPORTE OÙ HORS DU MONDE
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
«Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir!»
Mon âme ne répond pas.
«Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons?»
Mon âme reste muette.
«Batavia te sourirait peut-être davantage? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale.»
Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte?
«En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort.
– Je tiens notre affaire, pauvre âme! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c’est possible; installonsnous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer!»
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: «N’importe où! n’importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde!»
* * *
Anywhere out of the World
This life is a poor-hospital where every patient is obsessed with the desire to change beds. One wants to suffer facing the stove, the other believes that he would get better next to the window.
I always feel that I would be better off somewhere I am not, and this question of moving is one that I am constantly discussing with my soul.
‘Tell me, soul, poor chilly soul, what would you think of living in Lisbon? It must be warm there, and you would come back to life, like a lizard. The city is next to the water; they say it is built of marble, and that the people so hate anything green that they pull up all the trees. That’s a landscape after your tastes; a landscape made of light and stones, with liquid to reflect them!’
My soul doesn’t reply.
‘Since you so love to rest and watch movement, would you like to come
and live in Holland, that blessed-making country? Perhaps you will find pleasure in that land whose picture you have so often admired in museums. What would you think of Rotterdam, you who love forests of masts, and ships moored under the houses?’
My soul remains dumb.
‘Perhaps you’d prefer Batavia? There we’d find the spirit of Europe wedded to tropical beauty.’
Not a word. Could my soul be dead?
‘Are you so benumbed that you can only take pleasure in your sickness? If that is so, let us flee to those countries that are analogies of death.
‘I know the place for us, my poor soul! We shall pack our bags for Torneo. Let us go further still, to the far end of the Baltic; further yet from life, if we can; let us settle at the pole. There the sun only brushes the earth obliquely, and the slow alternation of light and darkness eliminates variety and increases monotony, that halfway-house to nothingness. There we can take long shadow-baths, while, for our diversion, the Northern Lights will, from time to time, send us their sheaves of rosy light, like reflections of a firework display in hell!’
Finally, my soul explodes into life, and wisely cries out to me, ‘Anywhere! anywhere! provided it is out of this world.’
102 Les Bons Chiens
A M. Joseph Stevens
Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non.
Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais: «Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Elyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron!»
Arrière la muse académique! Je n’ai que faire de cette vieille b�
�gueule. J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel.
Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino!
A la niche, tous ces fatigants parasites!
Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences!
Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels: «Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur!»
«Où vont les chiens?» disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui.
Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs? Ils vont à leurs affaires.
Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. A travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs.
Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus.
D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante.
Et ils sont tous très exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.
Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux?
En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh! le triste mobilier! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée.
N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensual-ité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens?
Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens!
Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais!
Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.
Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.
Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique.
Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres.
* * *
Good Dogs
I have never blushed, even before the young writers of my century, to own my admiration for Buffon; but today it is not the soul of that painter of nature in formal dress that I shall call to my aid. No.
I would much rather turn to Sterne, and say to him, ‘Come down from heaven, or rise towards me from the Elysian Fields, and inspire me to praise good dogs, poor dogs, in terms worthy of you, sentimental joker, joker beyond compare! Return, astride the famous donkey which always accompanies you in the memory of posterity, and above all, let the donkey not forget to bring, delicately suspended between his lips, his immortal macaroon!’
Away with the academic muse! I have no need of her, the old prude. I call upon the familiar muse, the living, city muse, to help me sing the praises of good dogs, poor dogs, dirty dogs, the dogs everyone chases away as disease-ridden and lousy, except the poor man whose associates they are, and the poet, who looks on them with a brotherly eye.
Who cares for the handsome dog, that vain, foolish quadruped, Great Dane, King Charles spaniel, pug or rascal, so pleased with himself that he charges thoughtlessly into the legs or on to the knees of the visitor, as if he were sure of a welcome, unruly as a child, stupid as a kept woman, sometimes aggressive and insolent as a manservant! Above all, away with those serpents on four legs, shivering in their idleness, called miniature greyhounds, whose pointed muzzles do not have even the sense of smell to follow the track of a friend, nor their flattened heads enough intelligence to play dominoes!
Back to the kennel with all those tiresome parasites!
Let them go back to their silk-padded kennels! I sing the mud-stained dog, the poor dog, the homeless dog, the idling dog, the street acrobat’s dog, the dog whose instinct, like that of the poor man, the gypsy and the actor, is marvellously sharpened by necessity, that good mother, that real patroness of human wit.
I sing of broken-down dogs, either those who wander alone in the twisting ravines of huge cities, or those who have said to rejected man, blinking their intelligent eyes, ‘Let me be with yo
u, and perhaps from our two wretchednesses we can make a kind of happiness!’
‘Where do dogs go?’, Nestor Roqueplan once asked in an immortal column which he has probably now forgotten, and which only I, and perhaps Sainte-Beuve, remember today.
Where are the dogs going, you ask, unobservant men? They are going about their business.
Business meetings, dates. Through the mist, through the snow, through the mud, under the biting heat of midsummer, under the pouring rain, they come, they go, they trot along, they pass under the carriages, spurred on by fleas, passion, need or duty. Like us, they got up early and they are seeking their livelihood or running after their pleasures.
Some of them sleep in a ruined building in the outskirts and come every day at a set hour to claim their dole at the door of a kitchen in the Palais-Royal; others come in bands from more than thirty miles away to share the meal prepared for them by the charity of certain sexagenarian virgins, whose unclaimed heart has given itself to animals, since men in their stupidity no longer want it.
Others, like runaway slaves, maddened by love, leave, on certain days, their département to come to the town and gambol for an hour around a beautiful bitch, not very well presented but proud and grateful for their attention.
And they’re all perfectly punctual, without diaries, notebooks or wallets.
Do you know Belgium, that lazy country, and have you, like me, admired all those strong, lively dogs yoked to the butcher’s, milk-woman’s or baker’s carts, showing by their exultant barking the pleasure and pride they take in rivalling the horses?
Selected Poems (Penguin Classics) Page 21