— Une bouteille de Brouilly, dis-je au jeune homme derrière le bar.
— J’étais là avant, dit un type derrière moi.
Je me retourne, un homme brun assez grand, l’air taciturne vient de revendiquer sa place. Je ne crois pas qu’il était réellement là avant moi, mais je ne suis pas pressée de retrouver les quatre grâces.
— Je suis désolée, allez-y.
— Quatre pintes d’Heineken, commande-t-il.
Il aurait pu me remercier. Il me dévisage sans sourire et me dit :
— Je vous offre un verre ?
— Non, merci.
Il hausse un sourcil, derrière lui le barman s’active à la tireuse pour sortir ses quatre bières.
— Vous avez l’air célibataire, c’est un verre, pas une demande en mariage.
Je lui montre l’alliance à ma main gauche.
— Tu trouves que j’ai l’air célibataire ?
— Ah, on se tutoie ? Au temps pour moi, tu semblais un peu jeune pour être une femme mariée.
— Je ne suis pas une femme mariée, je suis veuve, dis-je sèchement, mon mari est mort dans un accident de voiture il y a deux ans.
J’attends de voir son visage se décomposer, qu’il me balbutie d’un air gêné, qu’il faut qu’il y aille, avant de foncer à la table de ses potes pour leur raconter ce qui vient de lui arriver. Mais, il penche un peu la tête et me dévisage à nouveau attentivement.
— Ma femme est partie avec mon frère, en laissant une enveloppe sur la table de la cuisine, une semaine après le jour où nous avions décidé de faire un enfant. Je pense que je vous bats.
Je me demande si j’ai bien entendu, je manque de m’étrangler.
— Vous êtes ridicule ! C’est pire de…
Je m’interromps et hausse les épaules, je ne vais tout de même pas argumenter sur l’intensité de ma peine par rapport à la sienne. Je lui tourne le dos et fais un signe au serveur. Il m’a oubliée et débarrasse des verres vides au bout du comptoir.
— Je peux avoir mon Brouilly, maintenant ?
— J’arrive, Mademoiselle.
— “Madame”, corrige l’homme derrière moi.
Je lui jette un regard furieux, il a un petit sourire au coin des lèvres.
— Ceci dit, un jour, j’ai décidé que je n’étais plus divorcé, poursuit-il comme si nous avions entamé une discussion, j’ai décidé que j’étais juste célibataire. Vous devriez faire pareil, le veuvage ne devrait pas durer plus d’un an, ce après quoi, vous repartez à zéro, vous n’êtes plus veuve et la vie peut reprendre.
— Vous vous croyez drôle ? Fichez-moi la paix.
J’agite frénétique la main vers le serveur, qui m’ignore, occupé à servir une blonde, bien plus jolie que moi.
— Je ne dis pas ça pour rire, dit-il avec un haussement d’épaules, vu votre âge, vous n’avez pas l’intention de rester veuve toute votre vie, quand même ?
Comme si j’avais le choix. Je prends le parti de l’ignorer et garde le dos tourné. Je n’aurais jamais dû le laisser passer devant moi.
— Sérieusement, poursuit-il imperturbable, combien de temps êtes-vous restée avec votre mari ? Vu votre âge, je dirais cinq ans, six, grand max, on dit qu’on met la moitié du temps passé en couple à se remettre d’une rupture, vous y êtes presque.
— Ça n’a rien à voir avec une rupture, dis-je furieuse, mon mari est mort.
— En quoi est-ce plus difficile qu’une rupture après six ans de relation ?
— Parce que… mais vous êtes… je ne veux pas…
Je bouillonne de rage, je voudrais lui hurler dessus, mais j’ai les larmes aux yeux.
— Je suis désolée, marmonne l’homme quand il s’en aperçoit, je voulais vous changer les idées, pas vous faire pleurer.
Il arbore enfin un air gêné. Il me tend une serviette en papier. Je lui arrache des mains et me mouche bruyamment.
— Dix-huit euros pour le Brouilly, annonce le serveur en posant enfin la bouteille débouchée devant moi.
— C’est pour moi, pour me rattraper, répond l’inconnu en posant sa carte bleue sur le comptoir, avant que j’aie le temps de sortir mon portefeuille.
— Merci, marmonne-je.
— Je suis désolé, répète-t-il.
Je hausse les épaules. Personne ne me parle plus jamais ni de David, ni de l’accident. C’est un sujet tabou. Lui, au moins, ne me parle pas comme si j’étais malade ou bizarre, comme si la simple évocation de l’accident pouvait me tuer. Il prend ses quatre pintes, deux hanses dans chaque main, me souhaite une bonne soirée avec petit sourire triste et s’éloigne.
— Ok pour le verre, dis-je soudain.
C’est sorti tout seul. Il s’arrête, se retourne, il a l’air surpris et content à la fois.
— Je dépose les pintes et je reviens dans une minute, alors.
Je hoche la tête. Je saisis la bouteille et la rapporte à la table, avant que qui que ce soit ait le temps de me parler, j’annonce :
— Je vais boire un verre au bar, avec un type qui m’a invitée.
— Génial, le brun à qui tu parlais ? s’exclame Samantha, il a l’air pas mal, je cautionne.
Elle scrute l’inconnu et ses copains à travers la salle, bientôt imitée par les autres filles, qui commencent à commenter toutes en même temps.
— Beau sourire.
— Un peu trop maigre pour moi.
— Je préfère les blonds.
— Tout à fait mon style, si ça ne marche pas, donne-lui mon numéro.
Et puis, soudain, elles semblent se souvenir à qui elles parlent et elles m’entourent de nouveau de leur prévenance. Ça va aller ? Je leur fais signe si j’ai un problème ? Je ne suis obligée de rien… Samantha interrompt sèchement ces réflexions inquiètes :
— C’est bon, c’est une grande fille, elle peut boire un verre avec un mec dans un bar, sans qu’on lui tienne la main.
Elle me sourit et j’ai subitement envie de la prendre dans mes bras.
Je retourne au bar, où l’inconnu m’attend.
— J’espère avoir été validé par votre comité de protection des jeunes veuves en détresse, dit-il.
— Aux dernières nouvelles, vous deviez m’offrir un verre et non faire des blagues stupides…
— Choisissez, je vous invite.
— Je vais prendre une coupe de champagne, déclare-je d’un air de défi.
Il a un sourire amusé.
— Vous avez des goûts de luxe, j’aurais mieux fait de draguer votre copine.
Il commande mon champagne, lui avait déjà sa bière. On discute un peu boulot, rien de bien passionnant. Puisqu’il est si direct avec moi, j’ose l’interroger sur sa femme, leur rupture. Il répond avec le même détachement que s’il m’énonçait la recette du quatre-quarts. Je me demande si lui aussi, voit la vie en gris, s’il la verra en gris jusqu’à la fin de sa vie.
— Bref, vous n’avez pas le monopole du chagrin d’amour, conclut-il, et je vous assure, on se remet de tout.
Il a l’air, en effet, de s’en être remis. Je pense à Samantha qui a rompu l’année dernière avec Marc, au bout de quatre ans de relation. Elle était très malheureuse. Je ne lui en ai jamais parlé. Elle a essayé, je crois, de m’appeler, mais ma peine me semblait inconsolable, la sienne dérisoire. Tout le monde se fait larguer, en revanche, tout le monde ne perd pas son mari dans un accident de Vélib’, à cause d’un abruti bourré qui roulait à quatre-vingts kilomètres heures sur le Boulevard de Sébastopol. Je n’ai peut-être pas le monopole du chagrin d’amour, mais j’ai le privilège de la mort violente. Il me pose des questions. Je ne sais pas pourquoi, sans doute parce que je ne le connais pas, mais je lui raconte. Je lui raconte ma rencontre avec David sur les chaises vertes du Jardin des Tuileries, les balades main dans la main en plein soleil, les vacances en Bretagne, nos disputes tellement rares, mon pot-au-feu brûlé, les grasses mat’ sous les combles, notre mariage à Arcachon, nos parents qui pensent que nous sommes trop jeunes, le prénom des enfant
s que nous n’aurons pas, l’appel à 23h37, l’hôpital, la fin et depuis, le filtre gris, la vie sans goût, le monde moche à tout jamais.
Il écoute avec attention, en buvant une gorgée de bière de temps à autres. Quand je me tais, il dit simplement :
— C’est vrai, c’est une tragédie.
Je continue, je ne peux plus m’arrêter. J’évoque pour la première fois, des souvenirs que je refoule depuis des mois, parce que j’ai peur qu’ils me fassent mal. Les mots coulent tout seuls, ils se bousculent pour sortir, comme s’ils avaient été enfermés trop longtemps. Je ne le connais pas, je lui dis tout. Et au fur et à mesure que je parle, je sens une douce nostalgie m’envahir, elle remplace le poids que je portais en moi depuis des mois et je me sens légère, je ne me suis jamais sentie aussi légère. Ou alors, c’est le champagne.
— Je voudrais aller quelque part, dis-je soudain.
— Où ? Demande mon compagnon surpris.
J’avale ma coupe d’un trait.
— Finissez votre verre, on y va.
Il obéit, intrigué et nous nous dirigeons vers la sortie. Au passage, je fais un signe à Samantha, qui lève les deux pouces en l’air en rigolant. Ces deux dernières années, j’ai peut-être été une super veuve, mais j’ai été une copine vraiment pourrie.
Je marche à toute vitesse dans les rues désertes et manque de glisser à plusieurs reprises sur les trottoirs gelés.
— On va choper la crève… je n’ai pas le droit de savoir où on va ? râle mon compagnon de route.
Je ne réponds pas. Même la rue de Rivoli est quasiment vide, seuls quelques taxis osent s’aventurer sur la neige glissante. Nous longeons les murs du Louvre. Dans la cour pavée, les flocons recouvrent les pyramides de verre. Je crois que je suis frigorifiée, mais pour la première fois depuis deux ans, je me sens presque vivante.
Puis la grille sombre apparaît, elle s’étire en silence le long de l’allée de réverbères jusqu’à la place de la Concorde. Les pointes dorées reflètent la lueur jaune des lampadaires. Je m’arrête, colle mon visage entre deux barreaux, les mains serrées sur le métal humide. Les allées de sable sont tapissées d’une couche blanche, scintillante dans la nuit bleu marine. On dirait qu’on a saupoudré les branches nues des arbres de sucre glace. Les chaises vertes, recouvertes de blanc, entourent les bassins, endormis sous une fine couche de glace, encore transparente. Tous les sons sont étouffés sous le manteau immaculé. On n’entend ni voitures, ni passants, seulement moi, l’homme du bar, et le Jardin des Tuileries. Pendant quelques instants, je sens la présence de David à côté de moi, pas le David que j’ai vu pour la dernière fois, dans le coma, le visage tuméfié, transpercé par les tubes en plastiques qui le maintenaient entre la vie et la mort, mais mon David des débuts, les yeux pétillants, avec ce petit pli au coin des lèvres, qui donnait l’impression qu’il allait éclater de rire à tout moment.
Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. Sans quitter des yeux le paysage enneigé, je demande :
— Tu t’appelles comment ?
— Jonathan… Et toi ?
— Julie.
Doucement, il détache ma main glacée du barreau et il la prend dans la sienne.
In the Red
Adria J. Cimino
My parents named me Jing because in Chinese it means calm and quiet. The name would bestow the qualities upon me, according to the fortune teller who advised my mother. But by some weird twist of fate, the naming of me did the opposite. I was emotional, intense and spoke out when Mama told me I shouldn’t. And right now, as I ran through the wet street cursing at the bus pulling away from the curb, I was about as far from the definition of my name as anyone could imagine.
But in my situation, it seemed natural to be more than slightly annoyed. I glanced at my watch, fogged up by the rain, and knew I didn’t have a choice if I hoped to get to the bank before it closed. I had to run. I tossed my wind-bent umbrella into the trash can and ran like a maniac along the wide boulevard laden with shops and shoppers.
I bumped into several of my countrymen and women who glared at me strangely, surely not expecting to be run over by a frantic, unkempt Chinese girl in the middle of Paris.
It was clear I wasn’t one of them any more. I mean one of the Chinese. When I went home to visit my parents or ran into Chinese tourists in Paris, they heard me speak French, saw me swap chopsticks for a fork. I was no longer quite the same. But I wasn’t French either. I had been living in Paris for four years, yet to my dismay, the Parisians still heard my accent, marveled at the symbols I wrote. Sometimes, I felt like a person without a country. I didn’t really belong anywhere.
The sight of that familiar, massive glass door broke me from my thoughts and brought me back to the reality of the soggy weather and the problems with my bank account. For an instant, an image stopped me. Gray sweat suit soaked through, a young woman pushed a curtain of wet, black hair back from her pale face. Yet this disheveled picture didn’t make me flinch even as I imagined Mama’s horrified reaction. Mama wasn’t here after all. And I wasn’t aiming to impress anyone. I could be as unquiet and untidy as I wanted.
I pushed the door open. My sneakers squeaked on the scratched-up floor. Luckily, a teller was free and no one was ahead of me because I didn’t have a second to lose. I tapped my fingers in annoyance on the counter as the woman hid behind her tortoiseshell eyeglasses and a fan of bills. I cleared my throat noisily, but she didn’t seem to hear. I promised myself I would wait one more minute, but just as I counted halfway there, she looked up at me.
“May I help you, Mademoiselle?” The glasses magnified her light green eyes into water lilies floating in a moon-shaped face. A look of innocence. But it wouldn’t shake me.
“My name is Wen. Jing Wen. And there is a big problem with my account. It’s in the red and it shouldn’t be. I called the bank three times this week. You were supposed to straighten things out but nothing has been done. And then, today, I get this in the mail!”
I tossed the damp, tattered letter onto the counter. It stated that my account not only was in the red, but I owed the bank money because of it. The woman looked it over in slow silence as my heartbeat quickened. Then her fingers rapidly typed something onto her keyboard, and her eyes narrowed as she studied the computer screen.
“The explanation is simple, Ms. Wen. You made too many withdrawals so you were charged withdrawal fees, which drained your account. There’s nothing to straighten out.”
“But you shouldn’t have charged me the fees! That isn’t in the contract!”
“It’s the way we operate, Ms. Wen…”
My hands shook as I clung to the counter.
“That isn’t what Mr. Laurent told me on the phone!” I was screaming now, and my face felt as hot as fire.
“Maybe you didn’t understand… Now please lower your voice.”
“I understand your language very well! But I will no longer talk with you. Get someone else for me! Now. I have no money because of your mistakes! I can’t even buy something to eat tonight.”
“Call Pierre,” the woman whispered to an alarmed-looking colleague before asking me to wait a moment.
I stomped toward a leather chair to pout and stew over the situation, but I didn’t even have the chance to lower myself into the seat. A man who didn’t look much older than me approached, presented himself as Mr. Duval and held out his hand. I was about to scowl and push him away, but the expression in his brown eyes soothed me for some strange reason. Still, I wouldn’t let my guard down.
I trudged down the hall to his office and repeated the same words I had pronounced only moments earlier. They were as sharp, desperate and angry as the first time. And my voice was just as loud. Mr. Duval didn’t flinch as he listened to me and checked out my account information on his computer.
“Don’t worry, Miss Wen,” he said. “I’ll settle this for you.”
“Like the others? You’ll say one thing, and then my bank statement will say another.”
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bsp; He shook his head. “We’re going to take care of it right now. Some of the newer accounts have withdrawal fees, but yours was opened prior to that. The funds will be back in your account by the close of business tomorrow. In the meantime…”
He reached into a leather bag, extracted a handful of bills and handed them to me.
“What’s this for?”
“Your dinner.”
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When I first came to Paris, I settled in Chinatown. For a day. Mama had friends there and told me I would be comfortable staying with them. It would feel like home. But it wasn’t home. Where there should have been lotus flowers, there were roses. Where there should have been silky parasols bobbing in the sunshine, there were only sturdy umbrellas bobbing in the rain. I couldn’t pretend this was China or I would be homesick.
So that is how I ended up in the fifth floor walkup about three blocks from the university. The real Paris. The Paris of students, writers, intellectuals. Even if I didn’t truly believe it, I still told myself I would become one of them, that I would fit into this city one day. I told myself that eventually, the woman at the bank wouldn’t come out with a line like “maybe you didn’t understand.”
As I gazed now and again at the passersby stopping for bread at the bakery across the street, my hands steadily wrote out the sum I owed Pierre Duval for the previous night’s grocery shopping. After all, he had stood by his word. I was in the black.
~~~~
I waited for him outside. I didn’t want to see any of the others or remember their eyes on me. I figured at closing time, I could catch Pierre Duval alone, as he left. I could have mailed the check, but it seemed like his effort merited a personal thank you. And at least this time, I looked like a human being rather than a drowned rat. As a full-time intern at an investment bank, I had shed my old college attire of jeans and brightly colored T-shirts for pencil skirts and white blouses.
That's Paris Page 10