— Merde, il faut faire plus de lumière… râla Thomas. J’espère qu’on ne va trouver un cadavre momifié, comme dans Psychose !
Il ouvrit une porte qui donnait sur une pièce dont les fenêtres étaient obstruées par des planches. Heureusement, seuls des fauteuils faciles à déplacer les calaient. Fenêtres et volets ouverts, le soleil comme un projecteur de théâtre éclaira la chambre.
Tout était figé sous une poussière ivoire que l’air frais faisait virevolter dans les rayons de lumière. Le mur était recouvert de tentures en soie à motifs fleuris, dans un dégradé de rose ravissant et de vert passé. Fauteuils, banquette, tapis et meubles, dans des tons de pêche, de rose ou de vert amande, un livre ouvert sur un guéridon, un bouquet complètement desséché semblaient attendre le retour de promenade des propriétaires. Dans une vitrine, j’admirais plusieurs bibelots délicats et un vase bleu à décor de faisans. J’appris plus tard qu’il s’agissait d’un Eugène Collinot.
Les trois autres pièces étaient aussi belles et raffinées que le premier salon, l’une d’elle était particulièrement étonnante. Un lit superbe et imposant la remplissait presque entièrement. De lourds rideaux brodés et les tissus moelleux des murs semblaient la préserver du dehors. La table de toilette, sur laquelle ne manquaient aucune brosse, aucune crème, aucun onguent, n’attendait juste qu’un peu de vie. J’ouvris un des petits tiroirs et commençai à fouiller, machinalement. Sous les mouchoirs en dentelle, je tombai sur un petit carnet. Ses pages étaient remplies de noms et de chiffres. Je lisais à voix basse, sans comprendre.
— Thomas, viens… écoute ça !
Novembre 1907
Monsieur de J., 2 n., 2000
Monsieur de B, Deauville, 6000
P de G, 2 s. : 1 brac (Boucheron), 1 bague diamant (Boucheron), 1broche, 10 bouquets, robes Worth
Décembre 1907
G.D. Serge, 3 s. 1 collier Chaumet, rubis et diamants + bagues
Février 1907
Monsieur C., 2 n., 2000
Monsieur de H., 3 j., 4000…
Toutes les pages étaient remplies de la même petite écriture sage et alignée, année après année jusqu’en 1910. Je lisais ces notes sans vraiment les comprendre. Thomas éclata de rire.
— Tu as découvert son livre de compte !
Je le regardais, perplexe.
— Mais c’est évident ! s’écria-t-il en m’arrachant le carnet des mains. « 2 n. pour 2 nuits, s. pour semaine, ainsi de suite… Et à chaque fois, à côté du nom du monsieur, ce que ça lui a coûté ! La mère de Violette était une demi-mondaine, une horizontale, une pute quoi si tu préfères !
Je restai bouche bée. Thomas continuait :
— Une pute de luxe, certes, mais une pute tout de même ! C’est pour ça que tout est muré : elle a voulu planquer le passé sulfureux de sa mère ! C’est incroyable…
En douze ans, jamais Violette ne m’avait parlé de sa mère. Elle me racontait Margaux, sa gouvernante, et ses balades au Luxembourg avec le guignol et le manège de chevaux de bois, ses vacances au bord de la mer à Deauville… Mais sa mère semblait comme absente de sa vie.
— Dans l’autre pièce il y a le portrait d’une femme : ça doit être elle… Viens voir !
Une superbe créature, la bouche pulpeuse, nez droit, le regard direct et clair, corps souple, la peau laiteuse et lisse, semblait nous dire, amusée : « Vous ne vous y attendiez pas ? N’est-ce pas ? ».
Il nous fallut presque une semaine pour nettoyer, trier et classer. J’avais acheté des malles au BHV : une pour les vêtements et une autre pour les lettres, carnets, télégrammes, cartes de visites et photos. Un expert devait venir pour le mobilier, les tapis et les tableaux. En déplaçant les meubles pour faire le ménage, j’avais trouvé quelques bijoux. Violette ne semblait pas connaître les cachettes de sa mère. Hortense, c’était son prénom, gardait tout.
Ses nombreux amants, souvent immensément riches, avaient été généreux avec cette femme que nous devinions autoritaire et pleine d’esprit. Hortense avait tout noté, consigné de façon froide et administrative. Elle avait même laissé un journal mais je n’en avais retrouvé qu’une partie. Une phrase revenait souvent : Ne pas finir comme Nana. Contrairement à l’héroïne de Zola qui jetait son argent au vent, Hortense économisait et comptait en vraie petite bourgeoise. Elle était même avare, les carnets en témoignaient. Elle inspectait la cuisine tous les matins et tous les soirs, interdisait et punissait le gaspillage, demandant à la cuisinière d’accommoder les restes, gardant les fonds de vin pour en faire du vinaigre. Le pain était pesé, compté. On mangeait de la viande une fois par mois. Hortense vivait dans la terreur de manquer et de retourner à la misère. Les jours sans avoir à supporter les hommes, comme elle l’écrivait dans son carnet, elle se nourrissait de soupe et de pain. En 1897, elle avait « torturé » et viré quatre cuisinières : Pas assez propre ni assez économe notait-elle chaque fois dans son journal.
En recoupant tous les éléments, après plusieurs jours de lecture de tout ce fatras de documents, je reconstitue peu à peu l’histoire d’Hortense de Cléry, Hortense Gibier de son vrai nom. Je m’offre même l’aide d’un généalogiste, qui fait des recherches de son côté. Hortense, née le 4 Janvier 1873, est la fille d’une famille de maraîchers du Gâtinais, visiblement très pauvre, elle fuit cette misère à quinze ans, pour Paris et pour un homme. On retrouve sa trace en 1890 dans un théâtre de Montmartre, une coupure de journal, gardée par elle dans un album, la mentionne comme piètre actrice, mais d’une grande beauté. On la retrouve en 1895 au théâtre Européen, dans sa loge, se pressent des banquiers, des Grands Ducs et des princes Russes, le Roi de Bavière, Le Roi du Portugal, le Prince de Galles, des hommes politiques Français… Piètre actrice peut-être mais quelle organisation et quel chemin parcouru en quelques années.
Le carnet de 1894, alors qu’elle n’a que 21 ans est une longue suite de chiffres et un vrai catalogue de Joaillier où figure le prix la description, la taille des pierres et parfois le poids des bijoux offerts par ses protecteurs. Hortense est ambitieuse, je découvre qu’elle prend des cours de Russe, et que son premier investissement, avec l’argent gagné « allongée », est d’apprendre à lire et à écrire. 1901, elle part en Russie quelques mois et en revient définitivement riche, à l’abri de tous besoins. D’autres livres de comptes cachés dans le cabinet de toilette m’apprennent où cet argent est placé : dans les chemins de fer Français et en appartements, elle refuse de souscrire aux emprunts Russes ! Trop loin, elle veut garder un œil sur ses investissements.
Apprenant à la connaître je prends l’habitude de soulever chaque latte de parquet, chaque tapis, de vérifier les ourlets, d’inspecter les vases, les creux, les bosses, les pages des livres ! Je me lance dans une véritable course au trésor. Chaque objet découvert, même si il est sans valeur me cause une joie enfantine. J’arrête d’aller travailler, obsédée par Hortense.
Par contre aucune trace de sa fille, ni sur les photos, ni dans ses carnets. Je me demande si Violette a tout détruit ou si c’est cette indifférence, qui l’a poussé à dresser ce mur entre le souvenir et elle ? Un soir, alors que j’explore une table de nuit, je découvre dissimulé, sous la tablette de marbre, un paquet de lettres. Cent soixante-douze lettres d’amour et 3 photos d’un bel officier d’une trentaine d’années à la moustache conquérante. Il est aviateur. Ils s’écriront du 5 février 1913 au 28 décembre 1916. Sur l’une des photos il pose devant son avion, plus jeune qu’Hortense, je comprends qu’il est le père de Violette. Nouée par un ruban, une lettre courte, datée du 3 janvier 1917, d’un camarade aviateur, apprend à Hortense que Louis Goldstein est mort au combat. C’est d’ailleurs à cette date que s’arrêtent tous les carnets d’Hortense, comme si compter, entasser, ordonner et trier n’avait plus d’importance désormais.
Petit Rat
Adria J. Cimino
“Pirouette piquée and encore and encore and piquée arabesque.” Madame Martin’s voice was in my head, guiding me as usual as I crosse
d the floor, but my body wasn’t obeying. “Détends les bras, Odile! Relax your arms. Allez, recommence! Start over. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit… et un…” Madame Martin counted, clapped her hands and frowned as my second attempt was about as bad as the first.
“I’m sorry,” I whispered, half to my teacher, half to myself as I hurried to the door. Class was over, and for once in my 13-year-old life, I was relieved.
“Odile, wait.” I felt Madame Martin’s hand on my arm and turned around.
The studio had already emptied.
I panicked. She was going to tell me I couldn’t be part of the demonstrations next month on the stage of the Opera Garnier. She would be right, too, but the idea was so awful that tears already gathered in the corners of my eyes.
Madame Martin didn’t say anything like that.
“I know what happened with your sister is weighing on you,” she said. “It’s normal.”
Her warm brown eyes comforted me, and I blinked back my tears. I didn’t know what to say or do other than nod my head in agreement. She squeezed my hand.
“You are a talented dancer, Odile. If you weren’t, you would not be a petit rat. You would not be here at all.”
But Odette was talented too. More than me. I’d overheard Mom and Dad talking after one of our medical exams. Our identical twin backs were equally flexible and our twin hips gave us the same turnout. But Odette had a gracefulness that even an identical body like mine couldn’t copy. That was OK. I didn’t mind being one step below my sister on the ballet ladder. I didn’t mind that she passed to the higher division last year while I stayed back.
After all, just being accepted at the Paris Opera’s Ecole de Danse was enough to make me happy with this body of mine for the rest of my life.
Odette and I had been here more than two years, but our ballet story started a lot earlier.
It was simple: Right from the start, we were meant to be dancers.
Mom went into labor during Swan Lake, rushing out as the Prince betrayed his beloved Odette. Six hours later, Mom was holding two screaming babies in her arms and named them Odette and Odile.
So now, as I stood facing Madame Martin and my own sweaty body in the mirror, what was I going to say? That what was meant to happen wasn’t going to happen and that totally wasn’t fair? That if Odette couldn’t be a dancer, maybe I shouldn’t either? All that had been going through my mind during each pirouette, each jeté.
And those thoughts stayed there. In my head.
“You don’t need extra rehearsal or time in the studio before demonstrations, Odile. You aren’t falling out of pirouettes because of a problem with alignment. You are making errors because of what’s going on up here.” She tapped her hand against her smooth forehead. “You need to accept the situation as it is and make the best of it.”
I nodded and kept my eyes on the frayed edges of my ballet slippers.
~~~~
“Odette, it’s me, pick up,” I whispered.
“Shouldn’t you be in class now?”
“I left a few minutes earlier. I feel sick…”
“Liar!” Her sharp words cut me off. “Don’t screw up your career, Odile.” I could almost see her on the other end of the line, the mirror reflection of myself: Curly blonde hair stretched flat into a bun, blue eyes with that funny brown spot on the right one.
But the mirror stopped there. She wouldn’t be wearing a damp light-blue leotard like me. She wouldn’t even be wearing a dance T-shirt. I was sure she’d boycotted every one we owned. Probably hiding in jeans and some baggy old shirt.
“I didn’t call to talk about me,” I said. “I just… wanted to know how your knee is doing.”
“What difference does it make? I’m not coming back. We both know it!”
I didn’t want to think of the injury. But I couldn’t help it. Every time I heard my sister’s voice, a series of scary pictures flashed through my mind. It was my imagination, because I wasn’t there when it happened. Sometimes imagination is worse than reality. I saw Odette’s knee buckle, saw the pain in the face that looked like mine, heard her scream turn to a quiet cry. Sometimes I could even feel the pain in my own knee.
The doctor tried to make us feel better, saying that at our age, the body’s power to heal is amazing. But he was honest: Sure, Odette would be able to dance again, but not at the level needed to make it through our school and into the world’s top ballet companies. Some girls hid blisters so they could continue pointe work. I’d done it plenty of times. If we were afraid a few days to heal a blister would set us back, how could Odette ever come back after months out? And with a knee that wouldn’t ever be the same.
In a matter of two days, she went from being the star of her division to packing her bags and enrolling in the local middle school down the street from our apartment.
“You’ll still be able to dance.” I tried to make my words encouraging, but I sounded pretty pathetic. That’s probably why Odette’s most recent reactions to me were rolling her eyes or walking away.
“Do we have to talk about this again, Odile? The accident happened two months ago, so get over it.” Her voice didn’t sound as gruff as she wanted it to sound. It just sounded sad.
“Let’s go to Flore for hot chocolate when I come home this weekend, OK?” I pleaded with her. Our old routine from last winter.
I could see her shrugging her shoulders, shaking her head.
“Maybe.”
Silence for a minute and then her voice again.
“Your second ballet class starts in a few minutes, Odile. You’d better hurry.”
~~~~
My best friend Sarah and I executed perfect révérences as the school’s director passed with a few adults in street clothes. They admired us and our polite, ballerina curtsies. We played along, smiling as we stretched on the huge swirl of spiral steps in the five minutes before class.
Sarah reached over and smoothed a rebellious lock of hair that had popped through my hair net.
“Hold on, I got it,” she said, wiggling the loose pin.
“Thanks.” My eyes went back to their faraway place.
“How’s Odette?” she asked, as if reading my mind.
“Awful. I just got off the phone with her. She’ll hardly talk to me…”
“Yeah, it’s really unfair. I mean, especially since she was so good.”
“I know, I know.”
“I’m sorry.” Sarah put an arm around me and leaned close so her silky dark bun touched my fuzzy blonde one.
And then we were in class, part of the wave of leotards moving into the massive studio. At the barre, I tried to forget about Odette, about injury, about everything.
~~~~
When I got home Friday night, Odette wasn’t there.
“Where is she?” I asked, dropping my bag on the floor of our room.
Mom followed me inside and sat on Odette’s bed. She looked like an older version of us, with the curly hair set free instead of trapped in a bun.
“She’s spending the weekend with Grandma and Grandpa in Normandy.”
“What?”
I was furious. What right did she have to take off like that? I wouldn’t see her for another week.
“She could have at least told me!”
“Odile, you and your sister aren’t connected at the hip! You have the right to live your own lives and make your own plans. When you were both at the school, doing everything together was almost natural, but now that Odette is at home…”
“Fine, whatever.” I didn’t want to hear any more. I didn’t want to see things had changed. I didn’t want to see I was on my own. Before, it used to be a threesome: ballet, Odette and me. Now it was ballet and me. Could I do it alone? And was it fair to my sister if I did? She deserved it more.
“She doesn’t want to see me,” I finally said, sinking onto the bed that was mine, but felt foreign.
“I think she needs some space,” Mom said. “It’s hard for her to accept
what happened of course.”
“Yeah, and to see her less-talented sister continue while she can’t.”
“Don’t say that, Odile! Your sister wants you to continue, and you know it! She wants you to stop fretting about her and to focus on what you have to do. Which brings me to the subject…”
“What subject?” My heart was pounding a mile a minute.
“The school is being very accommodating, Odile. I spoke with the director this week. They aren’t interested in sending you away even though it’s clear you’re having difficulty. The concern is you will send yourself away. If you continue to let yourself slip, what will happen during your evaluation? The decision is in your hands. You’re a smart girl. You have more control over your own destiny than you think.”
I swallowed hard. I knew everything my mom said, everything the director said, was true.
That weekend, I went to Flore alone and sipped hot chocolate. I sat upstairs in the quiet room we would always go to, and I thought back to our conversations. We talked about ballet. Period. I guess it really was my life. But it was Odette’s life too. What did that mean for her now? A tear fell into my drink, making a round glossy spot in all of that frothy cocoa.
~~~~
“Glissade, pas de chat, allez, pas de chat, plus haut… Energie, Odile! Mathilde, les bras…”
I threw myself into the movement this time as Mathilde and I moved across the floor. I forgot about everything except the music that carried us like two dancing leaves. Better, but still not my best.
Then pirouettes, one of my old strong points. I tapped my pointe shoe nervously against the floor as I gripped the barre with one hand. Why was it scarier to try something I was usually good at than something super difficult? I didn’t have time to answer. It was my turn. One, two, three… I should’ve been on a roll by now. I should’ve had my confidence back. And then, a fleeting image of myself—of my sister—in the mirror. I fell out of the pirouette.
That's Paris Page 16